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Delgres. Combattants pacifiques au paisible métissage

Delgres. Combattants pacifiques au paisible métissage

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Ils avaient déjà teasé cette sortie début juin avec le clip de « Can’t let you go », prémisse entraînant et alléchant d’un blues revisité. Delgres sort désormais son premier album, Mo Jodi, deux ans après la création du groupe. À la fois intime et universel, fruit de la rencontre de ces trois hommes d’horizons différents, Pascal, Baptiste et Rafgee, cet objet indéfinissable se tient au carrefour de leurs influences multiples. Anglais et créole se mêlent sur des guitares rocks, des rythmes blues, des atmosphères jazz… En toile de fond, les Caraïbes, criblées de mille étoiles filantes musicales, plantent un décor propice à la transe. Symbole d’une belle ouverture sur le monde, tant au niveau du son que dans l’état d’esprit, Delgres est un trio solide qui insuffle l’espoir à chaque auditeur. Rencontre avec ceux qui chevauchent tous les styles, à l’occasion de la sortie de leur album.

C’est quoi l’histoire de cet album Mo Jodi ?

Pascal : C’est notre bébé, après plus de deux ans sur la route. On a vraiment beaucoup joué, et on a enfin eu la possibilité d’enregistrer notre premier album. C’est un album dans lequel on a vraiment essayé de garder le son live. Les gens vont retrouver la même saveur, le même côté chaleureux. Ça reste un truc assez blues, qui transpire.

Pourquoi avoir fait d’abord deux ans de live ?

Baptiste : Ça s’est fait assez naturellement, on avait envie de jouer ensemble avant de se retrouver en studio. On a eu la chance d’avoir un tourneur rapidement, qui nous a fait jouer en France, aux États-Unis, à Haïti… On voulait passer par là pour la cohésion entre nous aussi. Avec Pascal, on s’est rencontrés au sein du groupe Rivière Noire en 2011, et avec Raf, ça a été assez rapide à partir du moment où Pascal a initié le projet.

Rafgee : On a pas eu besoin de faire un album tout de suite. On s’est construit de façon très solide. Quand on arrive en studio, les morceaux sont déjà aboutis.

Cet album s’appelle « Mo Jodi » : qu’est-ce que ça veut dire et qu’est-ce que ça raconte ?

Pascal : Déjà il y a un point de départ très important qui est le nom du groupe : Delgres. Ça fait référence à l’officier métis de Napoléon qui s’appelle Louis Delgres et qui était basé à la Guadeloupe en 1802 au moment où Napoléon a voulu rétablir l’esclavage. C’est vraiment un héros local très important qui était un soldat de la Révolution française, qui, à un moment de sa vie, a dû faire un choix entre sa fidélité à Napoléon et sa fidélité aux valeurs de la Révolution française : vivre libre ou mourir. Et il a choisi de mourir plutôt que de retourner sous l’échelle. Il s’est donné la mort avec ses 300 hommes, ils ont miné l’habitation dans laquelle ils étaient et attendu que les Français attaquent pour tout faire exploser.

Cet album, c’est la référence aux héros collectifs, aux héros oubliés, et aussi aux héros qui sont en chacun de nous, autour de nous. Des personnes qui font des grandes choses tous les jours mais que l’histoire oublie. « Mo Jodi », ça veut dire « mourir aujourd’hui » et c’est la chanson consacrée à ce sacrifice. On est dans un truc assez fort, en référence à des valeurs humaines importantes qu’on veut défendre et partager. Mais en tout cas toujours tourné vers l’avenir, de façon à positiver.

Il y a des luttes qui résonnent particulièrement en vous à la lumière de ce titre ?

Baptiste : Typiquement, les migrants. Vivre libre ou mourir, c’est clairement ça. J’ai vu encore des images atroces d’enfants, hier. On peut pas passer à côté. Nous on est là aussi pour dire « Regardez ce qui se passe autour de vous ». Unissons-nous, faisons en sorte de vivre dignement.

Pascal : On pense qu’on travaille dans l’histoire et en fait on travaille dans l’actualité. Ça nous rattrape, ça nous entoure. Là où vivent les migrants, ils survivent. Parfois mourir est pour eux une option.

Vous avez une visée engagée ?

Rafgee : C’est pas politique. C’est plus de l’ordre de l’humain, on veut défendre la part d’humanité qu’il y a en chacun de nous. On a mis un éclairage sur un personnage, ce qui résonne sur des faits de société très actuels. On veut aider à l’ouverture et à l’humanité. C’est un peu notre rôle d’artiste, parce qu’on est libre et qu’on nous donne la parole.

C’est un devoir d’être engagé dans la musique ?

Pascal : Oui, si l’artiste le ressent. Mais on peut aussi offrir une bouffée d’air pur, un bon moment. Même ça, c’est une forme d’engagement. Faire de la musique, c’est s’engager à donner du plaisir. Là, on arrive à un moment où on a envie d’offrir aux gens la possibilité de reconnecter avec certaines valeurs d’humanité, de liberté. C’est un peu ce qu’on a envie de susciter avec cet album, mais on ne l’impose pas : c’est une proposition.

Le voyage et le métissage, c’est quelque chose de très évoqué dans l’album, que ce soit pour les influences musicales ou pour les langues.

Baptiste : C’est l’ouverture d’esprit avant tout. C’est quelque chose que tout le monde devrait avoir l’opportunité de faire. Sans forcément aller copier, mais au moins savoir ce qui se passe autour de nous. Par la musique ça se ressent parce qu’on a tous des vies différentes, donc on ramène des choses en nous.

Qu’est-ce que vous avez apporté chacun, alors ?

Baptiste : Pascal c’est le créole, tout le côté antillais, les Caraïbes, mais aussi la Louisiane, parce que c’est lié.

Rafgee : C’est ce qui se dégage de l’ensemble, qui ramène des sons d’un peu partout. On peut pas dire que c’est que la guitare qui fait du blues, ou que c’est que la batterie qui va donner ce côté plus rock. C’est un peu comme des saveurs mélangées, une cuisine du monde. Le tuba ramène quelque chose de crasseux, de la rue, d’ancien, comme les guitares de Pascal. Ce projet, c’est une ouverture. Il y a du créole mais c’est pas de la musique antillaise, il y a aussi du blues, du rock, un peu de jazz.

Pascal : Après, il y a un enracinement quand même. La base, c’est cette espèce de blues. Le blues, comme le jazz, sont des musiques très Caraïbes. Quand on connaît l’histoire du jazz, toute la Caraïbe a joué un rôle super important dans ce qui se passait à la Nouvelle-Orléans. Les instrumentations sont très similaires. C’est une manière de renouer avec une branche de la famille qui avait été un peu oubliée. Quand on entend un chanteur de gwo-ka, qui est la musique traditionnelle guadeloupéenne, il y a un sentiment de blues très fort dans la voix. Glisser ces guitares, c’est très naturel, parce que c’est relié au Mississipi. Après, mettre la guitare un peu plus forte et la faire saturer un peu, c’est une manière de faire référence à des combats, des choses assez fortes. Jouer d’un tambour fort dans une pièce, ça vous prend dans le bide. C’est une dimension forte qui est pas forcément exploitée mais qui existe dans l’attitude des gens à la Caraïbe. La guitare saturée, c’est notre machette.

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Il y a aussi une histoire de quête d’identité.

Pascal : Ça me touche peut-être de manière plus claire. Je suis d’origine guadeloupéenne, né en région parisienne. Je suis arrivé à plus de 50 ans et j’avais quand même des questionnements : Français grandi ici, mais Antillais avec des codes complètement différents dans la famille, la cuisine. Tout ce qui fait l’idée de la France est très différent de ce qu’on a aux Antilles. Donc, forcément, il y a un décalage. Cette question de l’identité nationale, qui revient régulièrement en France : qui sommes nous ? À quoi on ressemble ? Est-ce qu’on est tous blancs, on mesure 1m77, les yeux bleus ou on s’accepte comme un prisme de plein de couleurs différentes ? Le groupe Delgres répond à peu à cette question pour moi.

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Crédits : Rémy Solomon

Quelle est la réponse ?

Pascal : La réponse, c’est : je suis là, je chante en créole, je fais du blues avec des potes pas antillais et on se retrouve autour de la musique. C’est notre socle commun. Je joue qui je suis, avec tout ce qui me constitue. Les uns et les autres jouent aussi ce qu’ils sont. Baptiste a joué plein de blues. Raph a joué de la musique de rue, du classique. C’est accepter qui on est et faire avec. Au final, je suis ni antillais, ni que français.

Rafgee : La musique, c’est vraiment une expression. Qui je suis ? Où je vais ? En fait, à un moment donné on prend sa place, et c’est là que les meilleures choses peuvent sortir. Pour ma part, j’ai voyagé dans plein d’univers différents. Parfois avec plénitude, parfois avec plus de souffrance. Et là ce qui se passe, c’est qu’on est tous, quelque soit d’où on vient, à notre place.

Cette harmonie, ça devrait peut-être être le modèle français ?

Baptiste : Ceux qui veulent venir avec nous sont les bienvenus.

Pascal : Je pense que c’est une réalité. Les Français sont des grands rêveurs, c’est ce qui fait leur qualité et leur singularité. Ils sont dans le « ça devrait être », donc il y a un fantasme par rapport à l’identité nationale. Ils veulent pas voir une certaine réalité en face, c’est-à-dire un mélange, qui existe depuis les Gallos-Romains : on est entre les peuples germaniques et les peuples latins. Et nous, on est là : un Antillais d’Argenteuil, un Breton écossais, un Parisien qui fait des fanfares caribéennes. Et ça marche. C’est déjà un état de fait. Après il y a des tensions ici et là, ceux qui bougent. Mais, 50 ans après, on en parle plus. Il faut accepter que les choses soient en mouvement. Nous, on représente un truc qui existe dans le pays, qui est la cohabitation de gens qui viennent d’horizons différents qui s’éclatent avec une base commune : le pinard. (rires)

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Crédits : Mélanie Elbaz

Quand on voit votre bio, il y a beaucoup le champ lexical de la blessure : c’est quoi votre traumatisme ?

Pascal : Personnellement, j’ai le sentiment que c’est la différence entre ce flux positif qu’on veut donner et une certaine réalité du monde, l’intolérance. On est pas chez les Bisounours. On est des combattants pacifiques. Cette cicatrice, c’est cet écart entre nos aspirations et le monde tel qu’il est.

Est-ce qu’il y a une volonté d’échapper à la réalité ?

Pascal : Oui, complètement. C’est un moyen de s’évader, d’aller à l’autre bout de la galaxie.

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