« Tromper l’ennui » et « résister à la crise » par le design, le son, ou la photographie : Jeanne Vicerial, Antoine Bertin, Martin Argyroglo et Laure Tiberghien expérimentent de nouvelles manières de créer pendant le confinement. L’art est devenu leur rempart à l’agitation, où chacun·e définit ses propres gestes-barrières. La commissaire d’exposition Anne Bourrassé a discuté avec ces artistes de leur travail, pour Manifesto XXI.
Aux petits matins se percutent les longues soirées. À l’identique le mardi se confond au vendredi, et le samedi s’exécute sans sommeil. L’actualité est si souvent répétée qu’elle tombe dans la norme. Les journées défilent, et la lumière dilatée dans l’appartement provoque la disparition de mon ombre. Elle surgit dans mon dos, deux fois la semaine, sur le chemin des achats de première nécessité. Reste alors à reconquérir « l’infra-ordinaire », comme le nomme Georges Perec, pour enchanter l’habituel.
La crise, elle, n’a rien d’habituel. Elle nous impose pourtant de nouvelles attitudes, en figeant le rythme, binaire. Elle définit un espace pour nos mouvements et sa chorégraphie de gestes utiles. Comment s’en extraire et l’appréhender dans des formes nouvelles ? Comment prêter une matière à l’impalpable ?
L’artiste opère à distance pour faire décoller la sensation de la réalité et permettre à la création d’émettre de nouvelles fréquences. Isolé·e·s géographiquement, mais réuni·e·s dans l’expérience de l’environnement, Jeanne Vicerial, Antoine Bertin, Martin Argyroglo et Laure Tiberghien construisent des œuvres en écho aux évènements. L’atelier s’est déplacé à domicile, dans un contexte qui contraint l’artiste dans ses moyens et ses outils. Parallèlement, la situation délivre sa propre atmosphère, elle définit son point de vue, ses matières, ses sonorités, et ses couleurs. Ressource d’inspiration, elle donne le ton au temps. L’art devient ainsi un rempart à l’agitation avec ses propres gestes-barrières.
Respecter la distance avec son sujet.
Être à l’écoute de son environnement.
Privilégier les outils à disposition.
Utiliser ses mains régulièrement.
Jeanne Vicerial, la parure comme armure
Première docteure en design vêtement en France, Jeanne Vicerial combine design, recherche et art dans son approche atypique de la mode. En 2019, elle invente la première machine robotique de « tricotissage » (dont le brevet est déposé à l’INPI) destinée à produire des vêtements à partir d’un seul fil recyclé. Elle est pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, où elle est actuellement confinée.
Manifesto XXI – Quelle est l’ambiance à la Villa Médicis à Rome ?
Jeanne Vicerial : Je suis enfermée dans ce grand parc, où j’ai l’impression d’être devenue un paon. Chacun·e dans son atelier-logement. Après les deux semaines de confinement, et sans relations avec l’extérieur, on peut heureusement se retrouver entre pensionnaires. La Villa n’accueille plus de touristes, ce qui n’a pas dû arriver depuis très longtemps ! Sans étrangers, c’est devenu une véritable maison.
Comment est née ta série Quarantaine Vestimentaire ?
Dès le lendemain du décret qui nous imposait le confinement à Rome. J’ai pensé ; rien ne doit s’arrêter, il faut continuer à communiquer et échanger malgré la fermeture « physique » des lieux culturels. La pratique doit rester présente. Cela faisait déjà un mois que l’actualité était focalisée sur le sujet, alors j’ai réfléchi à mon propre journal. Une chronique de formes comme une manière d’échapper à la chronique matinale. Je voulais donner une autre lecture du quotidien dans des pièces libres d’imagination. Le faire tous les jours c’est comme réaliser un glossaire, une recherche permanente entre le design, la mode et l’art. Certains jours cela fonctionne, d’autres non. Je partage les ratés comme les réussites, c’est un processus transparent qui se termine après quarante jours pour respecter le sens de la quarantaine.
J’ai la sensation que c’est mon devoir de continuer à être présente par l’art, par une pratique physique.
Jeanne Vicerial
Qu’est-ce que cela a changé dans ta pratique du design ?
Je n’avais jamais travaillé avec les éléments naturels, ni en couleur. C’est le contexte qui m’a imposé l’esthétique. J’ai repris la technique artisanale et ancestrale du travail de la corde, liée à ma pratique du tricotissage, réalisée à partir de ma machine de robotique. Jusque-là, je développais des projets qui prenaient des mois à être réalisés, maintenant je me conforme à une nouvelle dynamique. À partir d’une base de formes que je recompose et auxquelles j’ajoute de nouveaux éléments. J’ai la sensation que c’est mon devoir de continuer à être présente par l’art, par une pratique physique. Aussi, j’ai dû réorganiser mes projets, car impossible de se faire livrer des matériaux et de travailler en équipe. Étant seule, je porte et j’incarne les pièces. Je collabore avec la photographe Leslie Moquin, confinée dans un atelier attenant, qui s’occupe des photographies.
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Antoine Bertin, musicien viral
Artiste et sound designer, Antoine Bertin conjugue ses deux passions dans la réalisation d’installations artistiques et de projets sonores. Ses créations assemblent science et immersion sensorielle, field recording et narration sonore, sonification de données et composition musicale. Son travail a été joué, entre autres, à la Tate Britain et Serpentine Gallery à Londres, au Palais de Tokyo à Paris, aux festivals Kikk (Belgique), Blue Dot (Cheshire, UK) et Sonar+D (Barcelone).
Manifesto XXI – Comment est né le projet Méditation sur le Covid-19 ?
Antoine Bertin : J’avais envie de me déconfiner, métaphoriquement. Je travaillais déjà sur un projet avec l’utilisation d’ADN de plantes, que je traduisais en une composition musicale. Donc transformer de l’ADN en son est un procédé qui faisait partie de ma boîte à outils… J’ai d’abord récupéré l’ADN du Covid-19 grâce aux données publiques scientifiques. Un biologiste m’a envoyé l’ADN séquencé du virus, depuis un échantillon prélevé dans le marché de Wuhan en Chine. En réalité, pour un virus on parle plutôt d’ARN (acide ribonucléique). Cet ARN est composé de 4 lettres qui forment son code génétique : AUGC, quatre nucléotides qui se traduisent par quatre notes de musique. A pour « la », G pour « sol », C pour « do ». Seul le U n’a pas sa traduction génétique sonore, j’en ai fait un « mi ». C’est la dose de subjectivité que j’ai ajoutée.
Avec quel instrument ?
J’ai réalisé le son avec des synthétiseurs analogiques, le peu d’outils que j’avais chez moi. Ils ont des composants électroniques avec des imperfections. Cela permet de donner vie à la data qui, de base, est assez froide. L’instrument permet de créer ces variations à partir desquelles j’ajoute ma composition.
Avoir une vision expérientielle sur l’épidémie, en la manipulant, m’a aidé à rendre le virus plus réel.
Antoine Bertin
Pourquoi une méditation ?
Je voulais quelque chose de méditatif et relaxant face à la situation qui est très stressante et complexe. Dans la traduction de l’ARN on observe déjà par son motif une atmosphère de musique type ambient, d’autant plus avec son aspect répétitif et organique qui se rapproche beaucoup de l’environnement. L’ARN devient une partition et sa structure musicale est composée de climats changeants, qui évoluent. Pour décider du rythme de la composition, j’ai utilisé la courbe exponentielle de transmission du virus. Le tempo évolue donc au rythme de l’infection mondiale. Il accélère en permanence, comme la pandémie. Depuis les mesures de confinement, la courbe décroît d’où le ralentissement de la composition à la fin qui termine comme un soulagement. Un son quasi thérapeutique.
Ce projet a-t-il changé ta perception de la situation ?
Avoir une vision expérientielle sur l’épidémie, en la manipulant, m’a aidé à rendre le virus plus réel. Le rendre audible c’était pour moi une manière de m’apaiser. On a vu beaucoup de visualisations du virus, mais on ne l’avait pas encore écouté.
Et pour ta pratique artistique ?
J’ai toujours aimé l’idée du studio sac à dos, j’ai travaillé comme ça pendant des années. Je n’aime pas rester enfermé, coupé du monde. Chez moi les conditions sont moins idéales que dans mon studio, avec peu de matériel. Mais ça m’a certainement aidé à être plus connecté à la situation.
Une suite est prévue pour le projet ?
J’expérimente une deuxième phase, avec l’enregistrement de sons dans la rue dans un rayon de 1 km, restrictions obligent. La reverb est incroyable depuis qu’il n’y a plus de voitures et moins de bruits ambiants. Le niveau sonore a baissé, les gens parlent beaucoup moins fort. J’ai cette collecte d’enregistrements réalisés en technique binaurale sur plusieurs semaines que je vais utiliser pour créer une toile sonore. Je travaille en parallèle avec l’intelligence artificielle qui me permet de générer des compositions d’une grande complexité à partir de l’ARN du virus. Le virus devient d’une certaine manière une biologie synthétique une pour passer par le processus de machine learning, je trouve cela très poétique.
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Martin Argyroglo, l’œil omniscient
Martin Argyroglo est un observateur du paysage. Paysages urbains et paysages artistiques, il s’est spécialisé dans la photographie d’architecture et d’exposition. À l’école des Gobelins puis aux Beaux-Arts de Paris, il développe une pratique et une culture visuelle de la photographie qu’il met à l’œuvre comme assistant de Marc Riboud, pendant sept ans.
Manifesto XXI – Comment est née la série Tentatives d’épuisement d’une vue parisienne ?
Martin Argyroglo : Au début c’était pour tromper l’ennui, pour trouver un échappatoire. Assigné à résidence, je suis au 21ème étage d’un immeuble situé place des Fêtes dans le XXème arrondissement à Paris. L’immeuble étant lui-même construit sur une montagne, la vue de mon appartement en est d’autant plus surplombante, globalisante. Je me suis mis à photographier ce qui passait à ma fenêtre. Habitué aux photographies de paysages, aux scènes d’expositions et panoramas d’œuvres, j’ai trouvé ici un nouveau point de vue sur l’architecture. Un rapport nouveau à ma situation géographique, à mon quartier. Cela a changé ma perception de la ville.
Je cherche à épuiser la vue, dans les pas de Georges Perec, et à retrouver cette démarche d’observateur fixe qui enregistre chaque situation.
Martin Argyroglo
Comment choisis-tu ton angle de vue, tes images ?
À tout moment, si je vois une scène intéressante à ma fenêtre, je la fige. Quand l’œil nu ne distingue pas les détails, je viens fouiller comme un archéologue avec mon appareil. C’est un projet très intuitif, j’essaie de ne pas me prendre la tête. Je recense les détails, les situations, les motifs, je prélève les échantillons de ce qui vit autour de moi dans un moment où, à l’inverse, il est censé ne rien se passer. Je cherche à épuiser la vue, dans les pas de Georges Perec, et à retrouver cette démarche d’observateur fixe qui enregistre chaque situation. Se construit par cette pratique photographique un album exhaustif du temps qui passe.
Et avec quelles contraintes ?
Une des contraintes avec laquelle je dois travailler, c’est de varier les sujets pour ne pas prendre toujours les mêmes personnes. J’ai eu quelques soucis avec des individus qui se sont reconnus dans mes photographies. Je fuis l’effet de surveillance en évitant d’insister sur les gens, car le contexte est sensible et l’on parle beaucoup de délation en ce moment.
Qu’est-ce que la situation a changé dans ta pratique de la photographie ?
Ce qui n’a pas changé c’est que je suis toujours dans l’observation des espaces urbains. C’est dans la pratique que je dois trouver des astuces pour travailler autrement. Du haut de ma tour, je vois peu la rue. L’utilisation du téléobjectif s’est imposée, je ne l’avais jamais utilisé avant. Et puis normalement je travaille en collaboration, je suis rarement dans un statut d’artiste ou dans un registre de projet artistique. C’est très agréable de pouvoir se décaler de ses habitudes, et d’être confiné artistiquement. J’ai aussi développé une autre approche des réseaux sociaux. Je partage généreusement cette série sur Instagram, alors que jusque-là je me servais peu de cet outil. Je présente rarement mes images de cette manière. Avec le confinement j’avais ce besoin de me rapprocher des gens et en publiant régulièrement, j’en reviens au premier usage des réseaux sociaux : communiquer.
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Laure Tiberghien, la couleur du confinement
Sans appareil, Laure Tiberghien explore les limites du médium photographique. Avec pour seules composantes la chimie, la lumière et le temps, elle imprime la couleur dans les surfaces sensibles. Diplômée de l’école des Beaux-Arts de Paris en 2017, elle délivre la même année sa première exposition personnelle à l’espace Van Gogh à Arles. Elle est – actuellement hors-sol – artiste résidente de l’atelier Le Houloc à Aubervilliers.
Manifesto XXI – Comment t’es-tu adaptée à cette situation de crise ?
Laure Tiberghien : Je me suis confinée dans le Loir-et-Cher. En arrivant, je n’avais ni labo, ni matériel. J’ai acheté de la chimie photo sur internet, et je me suis mise à faire le développement de mes images manuellement. Normalement je travaille mes images à Paris, avec une première étape dans un laboratoire, et la seconde dans l’atelier. Dans le laboratoire, c’est là que se passe la mise en lumière, l’insolation de mes feuilles de papiers photosensibles. Pas de négatifs, seulement de la chimie photo, du papier et mes outils pour travailler la lumière. J’utilise des gélatines colorées, des lampes torches et la lumière de mon téléphone souvent. Je travaille la lumière à partir de faisceaux lumineux. À l’atelier, c’est plutôt l’étape de composition. J’agence mes images entre elles, je les découpe et les décompose. Ici, tout ça était impossible, alors j’ai pris des bacs et j’ai fabriqué un laboratoire artisanal dans ma salle de bain.
Du nouveau, donc, dans ton processus de création ?
Oui, faire mon propre développement ! J’ai découvert que c’était plus simple que prévu, avec surtout une nouvelle manière de faire mes images. Par le développement manuel j’ai découvert de nouvelles textures. Le résultat n’étant pas immédiat comme avec la machine, je peux jouer avec le développement. Je réinsole, je manipule les images et je détourne un processus chimique habituellement très précis. Cela m’a permis d’expérimenter le labo photo différemment, comme un retour à l’essentiel.
J’interprète la lumière dans un moment passé, éphémère, invisible et volatile, avec ses propres incidents.
Laure Tiberghien
Comment est née la série d’images Avril 2020 ?
De ce nouveau processus, j’ai fait une série de trois pièces, trois images. J’utilise un procédé d’inversion des couleurs, ce qui rend les nuances très particulières. Les images s’appellent Sans titre. Avril 2020 (I, II, III & IV). Cela me paraissait important de le préciser, car ce sont des pièces de confinement. Cela a transformé ma manière de travailler, et je ne suis pas du tout frustrée de ne pas être dans mon labo à Paris. Au contraire, c’est un moment important, et en tant qu’artiste cela me permet de faire des recherches que je ne ferais pas autrement.
Quelle couleur a le confinement ?
J’ai commencé par composer une image avec des couleurs très foncées, orange et noir. C’était concluant pour moi, et ça représentait parfaitement la sensation colorée du confinement. Le noir pour l’enfermement, le reflet de soi, comme une forme d’introspection. Le orange, lui, pour le bouillon de création. J’ai continué la série avec ces couleurs en tête. Ce qui est important dans mon travail c’est de retranscrire un évènement de lumière, comme celui de ce confinement. J’interprète la lumière dans un moment passé, éphémère, invisible et volatile, avec ses propres incidents.
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Interviews : Anne Bourrassé
Image en couv : Jeanne Vicerial. Jour n° 28, Wisteria © Leslie Moquin