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Pourquoi Citizen Kane est le meilleur film de tous les temps, et personne ne sait pourquoi

Pourquoi Citizen Kane est le meilleur film de tous les temps, et personne ne sait pourquoi

CitizenKane

Citizen Kane d’Orson Welles célébrait il y a quelques jours son soixante-quinzième anniversaire, tandis que le film est encore considéré par les professionnels, journalistes, historiens du cinéma comme l’un des meilleurs de tous les temps, de nouveau nommé en 2015 comme le plus grand long-métrage américain jamais produit.

Le résultat est indiscutable, pour être juste il est indiscuté ce qui pourtant surprend, car il serait intéressant de poser à une personne aléatoire la question pourquoi. Cette personne saura peut-être resituer Orson Welles, évoquer le synopsis sans doute, mais il y a fort à parier qu’elle ne pourra expliquer le pourquoi, ce qui précisément est l’essence du film et qui fit son prestige. Comment la majorité des membres d’une société peut-elle connaître ce film, du moins son titre, être au courant que celui-ci compte parmi les plus grandes productions vues, et pourtant ne rien en connaître ? Dans quel système pervers les masses ne connaîtraient-elles que le nom des plus grandes productions artistiques, reléguant le savoir, la culture à une idée de liste approximative de titres associés à un artiste et à une année de sortie ?

Citizen Kane en quelques mots, c’est l’histoire d’un homme, Charles Foster Kane, l’homme le plus riche de la terre, l’héritier avide s’offrant tout, qui par ce simple mot prononcé sur son lit de mort – Rosebud – piquera toutes les curiosités, dernier mystère d’outre-tombe d’un homme jusqu’au bout excessif.

Dans ce genre de classement, ce qui est pris en compte est notamment l’innovation de chaque production, la manière dont ces films ont eu une influence sur la manière de concevoir le cinéma par la suite – et selon ces critères, Citizen Kane fut un des plus novateurs. Le cinéma en ses débuts se concevait en deux dimensions, c’est-à-dire que le spectateur avait à voir à chaque image un plan simple, avec un seul sujet : les dialogues se concevaient en champ/contre-champ permanent, les histoires se composaient par association d’idées d’un plan à celui qui le succédait, proposant une vision très linéaire de l’histoire. Welles, lui qui fit ses armes au théâtre, décida de proposer une réelle mise en scène, un ensemble où ce ne serait plus au montage de définir l’histoire mais au spectateur de faire l’effort d’associer les éléments de chaque plan, comme devant un tableau.

Thatcher - futur tuteur de Kane - se pose entre ses deux parents pour décider de son destin, laissant la mère signer, Kane est laissé à l'extérieur de sa propre destinée, posé dans un cadre
Thatcher – futur tuteur de Kane – se pose entre ses deux parents pour décider de son destin, laissant la mère signer, Kane est laissé à l’extérieur de sa propre destinée, posé dans un cadre (capture d’écran)
Observez les rapports de force à l'écran - qui entre Thatcher, la mère et le père, a ici l'ascendant?
Observez les rapports de force à l’écran – qui entre Thatcher, la mère et le père, a ici l’ascendant ? (capture d’écran)

Ce film est profondément lié au thème du gigantisme, de l’excès – son personnage devient mythe, écrasant le spectateur par la contre-plongée, lui-même étouffé par l’architecture, qui fit ici sa réelle apparition au cinéma. Le chef-opérateur Gregg Toland fit le nécessaire pour laisser le plafond libre d’éclairage, pour pouvoir pleinement inclure ce dernier dans la composition des plans. André Bazin (période Cahiers du Cinéma) écrivait à propos du procédé : « Vision que l’on pourrait qualifier d’infernale, puisque le regard de bas en haut semble venir de la terre. Cependant que les plafonds, en interdisant toute échappée dans le décor, complètent la fatalité de cette malédiction. La volonté de puissance de Kane nous écrase, mais elle est elle-même écrasée par le décor. Par le truchement de la caméra, nous sommes en quelque sorte capables de percevoir l’échec de Kane du même regard qui nous fait subir sa puissance ».

Welles cloître ses personnages à l’image, les fait décider de la destinée des autres ; tout est question de rapport de force et d’influence dans un jeu de reflets, d’ombres et de faux-semblants. Lui qui par ailleurs se passionnait pour la magie, fit illusion par de nombreux moyens pour que l’image reste nette dans toute sa vertigineuse profondeur – superposition de plans, miroirs, variation d’échelles ; tandis que la vérité ne sera ultimement divulguée qu’au seul spectateur. Ce film fut le premier à adopter une structure en flashbacks multiples, jusqu’alors réservés à la littérature : Kane, ses grandeurs et failles se dévoileront à la lumière de l’enquête du journaliste en quête de ce bouton de rose, chaque témoignage sur le Dieu déchu révélant subtilement un nouvel aspect de sa personnalité, dessinant un portrait composite et subjectif.

C’est peut-être par ce long-métrage que ce qui est montré est devenu aussi important que la manière dont ceci était montré, ce qui peut-être fit aussi passer le cinéma du statut d’industrie à celui d’art à part entière. Citizen Kane est resté d’autant plus mythique que Welles à sa sortie n’avait que 25 ans, il n’avait jamais rien réalisé, à peine touché une caméra, ce qui en quelque sorte lui permit de rêver haut, d’en demander plus parce que ne sachant rien, alors que ce film traumatise encore des générations de jeunes cinéastes névrosés devant la qualité de leur propre première production.

L’important dans cette liste n’est pas le film lui-même, cet article aurait pu tout aussi bien porter sur Casablanca (1942) ou Vertigo (1958), les trois films occupant les trois marches du podium la majeure partie du temps. Ce qui compte est d’estimer ce que nous en savons vraiment, et plus largement ce que nous connaissons de nos classiques. La question n’est bien entendu pas réservée au cinéma, et dans toutes les arts dits les plus académiques cette distance entre culture collective et modèles esthétiques semble persister. Car prononcer le nom d’un maître en sa matière ne fit jamais connaître son œuvre. Bach oui, mais pourquoi ? Et qu’a réellement inventé Flaubert ?

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Certes, dans les cœurs l’œuvre préférée ne sera jamais pour tous la meilleure œuvre reconnue. Le septième art est intéressant car il se conçoit d’une manière extrêmement personnelle par sa variété de genres, de perspectives et de sujets, d’autant plus que les films s’inscrivent dans la construction du spectateur lui-même. Le film préféré aura toujours été comme un écho adéquat dans la vie de celui qui le visionnait à un moment précis, peut-être un reflet de sa propre expérience, en tous cas à la rencontre d’une sensibilité « ouverte à cela ».

Il n’en est pas moins que devant cette valse éternelle de l’émotion et de la contemplation, de celle de l’affinité et de l’esthétique, il faut apprendre à connaître ses classiques. L’exigence doit venir de chacun, de celui qui consomme autant que de celui qui peut transmettre ce savoir académique, car l’émotion qui découle du Beau est la plus haute qui soit, et donc devient immédiatement nécessaire. D’un point de vue culturel, il va de soi que chacun doit connaître, pas forcément de manière érudite, mais du moins être au courant, être initié à ce qui incarne encore aujourd’hui une forme de perfection dans notre société, ce qui jamais ne pourra se résumer à la seule citation du nom.

Les classiques doivent orienter nos sensibilités, montrer une voie à suivre, non plus dans le cadre d’une récitation automatique, mais dans celui d’une prise de conscience. Chacun doit réaliser que ces œuvres ne sont pas citées par hasard, elles ont chacune à leur façon été composées de la meilleure des manières possibles. Ce qui implique que tout le monde peut en apprendre beaucoup, autant qu’elles laisseront tous ceux contemplant égaux devant elles.

Essayez de voir Citizen Kane comme le plus grand moyen de démocratisation de la terre, une arme culturelle au pouvoir inouï. Vous comprendrez alors tout l’intérêt d’y jeter un regard un rien plus attentif.

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