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Le chemsex n’est pas une affaire de morale, mais de politique. Par Thierry Schaffauser

Le chemsex n’est pas une affaire de morale, mais de politique. Par Thierry Schaffauser

Suite à l’emballement médiatique autour de l’affaire Palmade, Manifesto XXI a proposé une tribune à Thierry Schaffauser, auteur, travailleur du sexe et militant au sein du Syndicat du TRAvail Sexuel en France (STRASS). Dans ce texte, il rappelle l’histoire et les enjeux politiques du chemsex: il s’oppose à la condamnation morale des chemsexeurs et défend une politique de prévention par et pour les usagers de drogues et contre le pouvoir biopolitique et productiviste.

Le 10 février 2023, l’humoriste Pierre Palmade percute violemment un autre véhicule dans lequel se trouvaient un garçon de six ans, son père et une femme enceinte qui perdra son bébé à venir des suites de l’accident. L’enquête révèle que Palmade était sous l’emprise de cocaïne et de médicaments de substitution à la suite d’une soirée « chemsex ». Phénomène pour l’instant cantonné aux médias LGBTQI+, les médias généralistes et les réseaux sociaux s’emballent et le fait divers devient l’objet d’un débat sociétal sur fond de « panique morale » y compris au sein de la communauté LGBTQI. Elle fait apparaître des clivages entre souci de respectabilité et affirmation d’une culture sexuelle distincte, sur fond de peur d’une homophobie réactualisée. En effet, il n’aura pas échappé aux plus aguerris que le drame de l’affaire Palmade a été l’occasion d’une permissivité du discours homophobe sous couvert de condamnation de l’usage de drogues.

On peut lire ou entendre que les gays seraient de dangereux irresponsables, qui par leurs pratiques inspirant le dégoût, causent la mort de bébés et détruisent des familles. On a droit aux détails de la vie sexuelle de Palmade, on connait le nom des escort-boys, les sextoys retrouvés, la durée des rapports sexuels, sans aucun rapport avec l’accident. Les chemsexeurs invités à témoigner doivent être repentis et honteux, ou bien ils sont accusés d’apologie du crime. Ils sont désignés par les « gays propres » comme cause de l’homophobie et qualifiés de « mauvais représentants » des communautés LGBTQI. Un rejet intracommunautaire qui peut surprendre quand celui-ci se manifeste contre eux, et jamais, par exemple, contre un Renaud Camus, inventeur du concept de « grand remplacement ». Cela rappelle étrangement, les discours déjà entendus contre tous ceux qui avant les chemsexeurs, donnaient eux aussi, une mauvaise image de l’homosexualité: folles, fétichistes cuirs, communautés BDSM, puppies, séropos, la gay pride, la liste est longue. Pour faire disparaître l’homophobie, il ne s’agira pas de devenir parfaitement exemplaire, mais de comprendre la fabrique de l’homosexualité comme « déviance ».

Drogues et sexe: histoire d’une pathologisation

Le processus actuel de disqualification des chemsexeurs n’est pas sans rappeler celui mis en place par les médecins militants homosexuels allemands du XIXème siècle, qui cherchant à ne plus être des criminels, ont inventé l’homosexualité en tant que maladie mentale. Les usagers de drogues, comme d’autres minorités, pour ne plus être coupables, doivent se présenter en victimes repenties. Un piège demeure cependant, celui de la mainmise des addictologues, comme hier, celui des psys et des sexologues sur les corps marginalisés. En effet, les mécanismes d’oppression contre les usagers de drogues ne sont pas éloignés de ceux qu’ont vécu les homosexuels: Pathologisation, médicalisation, imposition des savoirs-pouvoirs des médecins, confiscation de la parole et de l’expertise par un processus de criminalisation, de stigmatisation et de shaming ; accusations de prosélytisme et de contamination lorsque les sujets refusent les discours dominants les assimilant à des objets de recherche, des malades, ou à des victimes d’une « condition » expliquant leurs actes.

Les grandes partouzes des années 1970, dont on avait entendu parler de la part de nos aînés nostalgiques d’un « avant-sida », réapparaissent aujourd’hui en partie à travers le chemsex.

Conceptualisé depuis un peu plus de dix ans par les associations de lutte contre le VIH et pour la santé sexuelle, au moment où le sida se fait plus rare et que le VIH est de moins en moins considéré comme une « crise sanitaire » mais comme une « maladie chronique » ou une « simple infection » contrôlée médicalement, ce qui existait depuis toujours, à savoir la consommation de stimulants et psychotropes pour baiser, devient un nouveau problème de santé publique. Depuis dix ans, de nombreuses conférences et congrès tentent de définir le chemsex qui, pour être compris dans sa globalité, ne peut être réduit simplement à un usage de drogues en contexte sexuel. On peut parler d’une nouvelle culture sexuelle née au sein de la communauté gay en lien avec les nouvelles applications de rencontres, un déplacement des scènes de sexualité en espaces privés au détriment des sexclubs et lieux de rencontres extérieurs ou en encore à l’arrivée des traitements comme outils de prévention du VIH et le sentiment (à tort ou à raison) chez certains d’une « médicalisation » de la sexualité (les cathinones (ou autres produits) étant des stimulants chimiques pouvant s’additionner au viagra, et aux ARV ou à la PrEP). Les grandes partouzes des années 1970, dont on avait entendu parler de la part de nos aînés nostalgiques d’un « avant-sida », réapparaissent aujourd’hui en partie à travers le chemsex.

Le chemsex: une affaire gay

Le chemsex est, pour de nombreux gays, une nouvelle forme de socialisation. Il s’agit de faire communauté dans la communauté: prendre du plaisir ensemble, se retrouver, papoter, consommer, rigoler, baiser, être à poil, être bien ensemble. La désinhibition provoquée par la consommation de produits permet d’explorer plus loin sa sexualité, essayer de nouvelles pratiques, mettre en scène des fantasmes, performer la sexualité, et à travers elle des formes de masculinités, mieux comprendre nos subjectivités encore marquées et construites par l’homophobie et le trauma du VIH. La recherche d’intensité de plaisir est liée aux pratiques sexuelles, certains produits étant plus adaptés selon qu’on soit « actif » ou « passif », qu’on recherche de prolonger l’action, une forme de performance, ou bien pour accompagner des descentes en douceur se prêtant davantage aux câlins et à la tendresse. On peut considérer que l’usage de drogues n’a rien à voir avec l’homosexualité. Or, lorsqu’on connait un peu l’histoire de la communauté gay, et de la lutte contre le sida, le sujet est discuté régulièrement. A l’apparition du sida, certains ont questionné l’usage du poppers comme cause de transmission du VIH. En 1997, toutes les boites de nuit gay parisiennes ont été fermées au prétexte qu’on y consommait des drogues, tandis que les boites hétéros n’étaient pas inquiétées. Une mobilisation communautaire a permis la réouverture des discothèques mais le président d’Act Up, Philippe Mangeot, fut condamné en 1998 pour le tract « j’aime l’ecstasy » qui dénonçait l’hypocrisie des patrons d’établissements gays et celle de la loi de 1970, réclamant le droit au plaisir et l’ouverture d’un débat sur la légalisation des drogues.

A travers la criminalisation des drogues, on observe bien une volonté de mater des corps improductifs qui préfèreraient le loisir au travail; l’addiction au travail n’étant jamais considérée comme un problème de santé publique.

Les luttes de libération homosexuelle des années 1970 se voulaient révolutionnaires. Les militants du FHAR dénonçaient l’institution de la famille comme fondement du système capitaliste et patriarcal et revendiquaient une sexualité non-reproductive pour mettre un terme à la transmission du patrimoine comme processus d’accumulation. La revendication de libre disposition de son corps signifiait de pouvoir y introduire ce qui procure du plaisir, en tant que machines désirantes et non plus productivistes. Or, à travers la criminalisation des drogues, on observe bien une volonté de mater des corps improductifs qui préfèreraient le loisir au travail; l’addiction au travail n’étant jamais considérée comme un problème de santé publique.

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Ce sont les approches dites « par et pour » les populations clés, issues de la santé communautaire, qui permettent d’avancer et de réduire les risques.

Écouter et accompagner plutôt que discipliner et punir

L’approche médicale et sanitaire du chemsex, si elle veut être efficace, doit s’adapter aux besoins et réalités des personnes concernées. Depuis longtemps maintenant, on sait que l’injonction au sevrage ne fonctionne pas ou très peu, et que les traitements de substitution pour soigner la dépendance ont eu des résultats beaucoup plus probants, encore faut-il que ceux-ci existent pour le produit consommé. Exiger des chemsexeurs une abstinence totale en problématisant toute forme d’usage risque d’apparaître comme une condamnation morale supplémentaire et faire perdre tout lien de confiance entre les usagers et les systèmes de santé. L’encouragement à l’abstinence a été un échec total dans la lutte contre le sida, comme le contrôle des naissances, la lutte contre le travail sexuel ou encore tant d’autres sujets. La « guerre à la drogue » ne fait pas exception. Elle a surtout empêché de diffuser des informations importantes pour un meilleur usage, comme on peut le faire avec les substances légales, à savoir connaître les meilleures doses, ne pas mélanger certains produits, s’hydrater correctement, adopter des matériels de consommation adaptés au produit, son dosage, et pour une réutilisation sans risque d’infection. La prohibition empêche tout contrôle efficace sur la qualité des produits avec tous les risques de produits coupés et vendus actuellement dans le marché noir, allant même jusqu’à la création de produits dérivés encore plus dangereux.

Y compris pour lutter contre les addictions, les approches les plus efficaces consistent à évaluer avec l’usager son mode de consommation, en quoi celle-ci peut être problématique et comment, si besoin, la réduire, en modifiant ses comportements, son rapport au festif, à la sociabilité gay, à ses interactions sexuelles. Ce sont les approches dites « par et pour » les populations clés, issues de la santé communautaire, qui permettent d’avancer et de réduire les risques. Ce sont les savoirs transmis entre usagers qui ont informé la médecine, et qui sont la base des informations actuellement recommandées. Les chemsexeurs doivent donc être reconnus comme des interlocuteurs et sujets politiques indispensables à l’élaboration des politiques de santé les concernant. Ce sont eux les vrais experts des drogues, et pas les médecins des plateaux de télévision. La mort récente de Daniel Defert, fondateur de AIDES, nous rappelle son message fondateur du patient comme réformateur social. La lutte contre le sida a permis de renverser le pouvoir médecin/patient. N’oublions pas ce que nous avons appris de nos luttes. Le chemsex n’est pas qu’une question de santé. Elle est aussi une question politique qui touche aux enjeux de liberté et à notre rapport à l’État, aux institutions et au contrôle biopolitique des corps.


Edition et relecture : Benjamin Delaveau

Image à la Une : © Nastya Dulhiier

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