Près de deux mois après la sortie de Barbie, quel bilan dressons-nous du phénomène ? Au lieu de se satisfaire du « en même temps » qui a pullulé dans les médias, nous écrivons notre inquiétude face à la dissonance cognitive artistique et politique du film de Greta Gerwig.
On ne présente plus Barbie. Ni la poupée vendue à 58 millions d’exemplaires chaque année, ni le film sorti en juillet dernier, hissant sa réalisatrice au rang de « première femme à dépasser le millard de dollars de recette ». Avec un budget équivalent à celui de la production du film (150 millions de dollars !) et une industrie en manque de purple washing, Barbie réunit les ingrédients de ce qui, avec deux mois de recul, semble constituer une formule nouvellement méta de production cinématographique mainstream. Comme tout produit massivement diffusé dans un paysage globalisé, Barbie a créé des lignes de démarcations : un succès inattendu en Chine et une censure au Koweït et en Algérie pour « propagande homosexuelle » (il faudra nous la montrer) ou « atteinte à la morale publique ». Le film divise aussi sur son utilité, pris comme un outil pour diffuser largement le féminisme ou au contraire comme un moyen de rassurer nos vieux oncles réacs.
On est allé voir Barbie par curiosité, avec espoir presque. Il nous a intrigués – nous collaborateur·ices de Manifesto XXI, comme d’autres journalistes et critiques – pour finalement nous alarmer : à quoi bon exiger de meilleures politiques de représentation à l’écran si elles ne servent qu’à générer un profit qui finira par nous écraser ? La vague Barbie (parlons de marée plutôt que de cinéma) nous met face à un dilemme. D’un côté, on veut évidemment défendre le travail d’une réalisatrice qui tente de renverser un storytelling de superproductions centrées sur les hommes. De l’autre, on est obligé de se rendre à l’évidence : la lutte féministe est employée pour réécrire une histoire de marque et enrichir une multinationale. C’est un constat effrayant, preuve que le capitalisme est capable de tout digérer et de parler notre langue. Barbie vient chercher du côté de notre propension à la nostalgie, de nos souhaits d’être enfin représenté·es, de notre culture cinéphile indé. Il nous a faussement promis un blockbuster anti-patriarcal (si tant est que cela existe) et nous a laissé avec un goût amer, un sentiment de défaite.
La dissonance cognitive comme fil rose
En 2016, Mattel dévoile de nouvelles Barbies aux diversités physiques « inclusives » ; les poupées sont maintenant plus rondes, plus petites, racisées, ou présidentes. Mais les ventes ne repartent pas à la hausse, ou du moins n’égalent pas le succès passé de la marque. Flashforward to 2022 et l’annonce d’une production Warner x Mattel réalisée par Greta Gerwig. L’appétence des studios hollywoodiens pour les cinéastes indépendants n’est pas nouvelle (Taika Waititi pour Marvel, Rian Johnson pour Disney), mais la combinaison Mattel-Gerwig interroge déjà : une réalisatrice et scénariste indé (Frances Ha, Lady Bird) qui s’empare d’un jouet générationnel rejeté par les féministes ?
Ce n’est pas un film pour enfant qui accompagnerait une nouvelle génération de jouets, mais un film pour adultes qui jouent au consumérisme libidinal.
Le film tente en vain de conjuguer cette dissonance. Le monde de la néo-Barbie regorge d’auto-référencement, de clins d’œil à l’industrie du cinéma et à son histoire. Dans son casting aussi, parce que la Barbie stéréotypée, héroïne du film, est jouée par une Margot Robbie qui a trop souvent été reléguée à sa plastique, et qu’on ne peut s’empêcher de voir en Ken les débuts de Ryan Gosling, ex-enfant du Disney Club longtemps prisonnier d’une image lissée de beau gosse. Il faudrait laisser ça à Greta Gerwig, le film affiche une conscience de son médium et de son histoire. Il joue avec ses contradictions morbides : Barbie admet le prix écologique délétère de sa fabrication, fait référence à l’expérience du jeu dans sa mise en scène et ses décors, donne au conseil d’administration de Mattel un rôle à part entière et pose maladroitement les bases du féminisme, même s’il n’est ni intersectionnel ni nourri d’une conscience de classe…
De manière autrement méta, la dissonance cognitive qui réveille des Barbies – jusque-là léthargiques face à l’arrivée du patriarcat à Barbieland – ressemble à un aveu de la réalisatrice : les femmes sont prises dans l’impossible idéal féminin comme Greta Gerwig est prise dans le désir de filmer une icône féministe qui n’existe pas et qui doit être inventée dans les règles de Mattel. La dissonance cognitive fait aussi partie de notre expérience de spectateur·ice quand on apprécie un film qui nous gaslight sur le prétendu féminisme-par-essence de la poupée Barbie, ou qu’on plonge la tête la première dans les méandres d’une nostalgie enfantine en plastique. Ce n’est pas un film pour enfant qui accompagnerait une nouvelle génération de jouets, mais un film pour adultes qui jouent au consumérisme libidinal. Mattel a constitué un capital nostalgie qui n’attendait plus qu’à être exploité, et c’est cette même nostalgie qui habite le personnage de la mère, Gloria, fantasmant un supposé retour en enfance à Barbieland qu’elle finira par rejoindre, la révolte féministe n’ayant apparemment pas sa place dans le monde réel.
Faut-il encore exiger un cinéma de la « représentation »?
Hollywood a déjà bien amorcé la réédition de ses classiques twistés féministes et inclusifs : Ghostbusters, Wonder Woman, La Petite Sirène… tous accusés de wokeness par les conservateur·ices. Ces films se retrouvent pour un moment seulement les étendards d’une industrie inclusive et moderne. Et nous voilà pris au piège : on veut toujours exiger la fin de l’invisibilisation mais sans se contenter des quotas superficiels qui éclipsent le développement de nouveaux récits, de nouvelles subjectivités. On se réjouit des personnages de Barbie présidente et médecin incarnées respectivement par des actrices noires et trans, mais à quoi cela sert si elles ne parlent pas ?
Barbie se trouve à cet endroit justement parce que le film est animé d’un féminisme de surface qui ne peut en aucun cas être radical, participant au relooking complet de la marque qui le produit. Il est en permanence dans l’anticipation de la critique et surjoue le potentiel humoristique : Mattel est une multinationale obsédée par le capital, son conseil d’administration n’est composé que d’hommes blancs, c’est le monde réel qui influence Barbieland et pas l’inverse… Mattel reconnaît ses fautes, métamorphose un produit sexiste en icone féministe, et se rachète du même coup un capital sympathie. Faute avouée, à moitié pardonnée ?
Comme la société du Moyen Âge s’équilibrait sur Dieu ET sur le diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation ET sur sa dénonciation.
Jean Baudrillard, Le Système des objets (1972)
La représentation féministe et inclusive aménagée par le film est aussi peu convaincante. Si les Barbies sont libres d’être ce qu’elles souhaitent (matriarcat oblige), il n’y a aucune allusion à une pluralité des sexualités par exemple. Dommage, quand on sait que les Barbies n’ont pas attendu Ken pour que les enfants simulent l’amour lesbien avec leurs poupées… Autre symptôme: le vrai personnage de Barbie, c’est Ken, brillamment défendu par Ryan Gosling et soutenu par un scénario qui, in fine, donne bien plus de grain à moudre à son personnage masculin qu’à l’héroïne supposée. C’est finalement le personnage le plus complexe du film, lui qui se « métamorphose » lorsqu’il questionne, avec l’aide de Barbie, la place de l’homme dans la société. La résolution du film est tout aussi glaçante: le matriarcat est rétabli à Barbieland (un monde imaginaire donc), le patriarcat reste bien au chaud dans le monde réel, et ce n’est sûrement pas la fin de la poupée mais celle de « la barbie stéréotypée ». It has to sell.
Nos luttes sont anesthésiées à tel point que le film n’offre que le récit d’une émancipation universaliste et dépolitisée, amputée d’un féminisme intersectionnel et d’une conscience de classe. Ce sont autant de sous-cultures, de combats politiques qui ont été réduits à de simples esthétiques et digérés par un capitalisme envieux de nouveaux gadgets.
Du succès écrasant du film – plus d’un milliard de dollars de recettes, un empire de produits dérivés et collaborations, une concentration médiatique populeuse – on pouvait prévoir les désirs de franchisation. Mattel n’a bien sûr rien inventé en matière de merchandising, mais ce qui est inédit c’est que la suite a été vite trouvée, et qu’elle n’augure rien de bon. Ce sera un film Polly Pocket en duo avec la MGM et réalisé par Lena Dunham, autre réalisatrice indé à qui l’on doit notamment Girls. La marque a même déclaré : « Polly Pocket est une franchise emblématique qui résonne auprès des enfants depuis plus de trois décennies. L’incroyable nostalgie évoquée par Polly, associée à la nouvelle approche de Lena et à la vision du personnage de Lily, introduira auprès du public une toute nouvelle interprétation de cette marque classique. » C’est une leçon de marketing faussement déguisée en cinéma. Le capitalisme ultra-tardif peut survivre en huis-clos, sans avoir besoin de récits extérieurs puisqu’il peut en trouver au supermarché. Plus besoin de mythologie ou d’adaptation littéraire, vive les films UNO.
Non seulement il y a capitalisation sur notre nostalgie et nos luttes féministes, mais les marques se rachètent dans le même temps une image pro-suffragette. Ce cinéma est bien loin de « nous ressembler », preuve que les politiques de représentations atteignent une limite indéniable. L’inclusif comme argument de vente, déjà bien usé par les plateformes, est un vernis qui s’écaille vite : la lutte s’illustre non plus seulement avec le « qui » mais surtout le « comment », et les travailleur·euses culturels sont en première ligne. Après une grève longue de plus de 4 mois qui a paralysé Hollywood, les syndicats des scénaristes et acteur·ices (Writers Guild of America, SAG-AFTRA) annoncent avoir trouvé un accord de 3 ans avec les dirigeants des studios qui améliorent considérablement l’encadrement de l’IA et les formules de rémunérations sans toutefois limiter la précarisation grandissante des « petites mains ». Les recettes colossales de Barbie nous effraient aussi parce qu’elles signent un enrichissement des studios sans garantie d’une redistribution salariale. Or, on ne saurait parler de féminisme sans parler de travail.
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Relecture et édition : Benjamin Delaveau et Apolline Bazin