La musicienne, performeuse, cyber diva vénézuélienne revient en force. Elle est l’une des artistes les plus stimulantes de notre temps et complète ce mois-ci le cycle des kicks, quintessence de sa très large et très queer palette sur XL Recordings, où elle officie depuis maintenant quatre ans.
Presque anonyme jusqu’en 2017 tout en ayant marqué durablement son sillage (EPs, mixtapes, deux albums sur Mute), celle qui a œuvré en studio pour Björk (Vulnicura, Utopia) et FKA twigs a gagné en popularité lorsque sa voix s’est introduite dans la fente, à la sortie de son album éponyme Arca. Les trois années qui vont suivre marquent le début de sa transition. À l’arrivée de KiCk i, en juin 2020, Arca a fait trépigner d’impatience sa fanbase lorsqu’elle a annoncé qu’il serait le premier album d’une série de kicks. Après plus d’une année d’attente (il y aura quand même eu l’EP Madre et les remixes Riquiquí;Bronze-Instances), le temps est venu de sérieusement nous gâter, avec un spécial shout-out à « los mutantes », qui guettent depuis longtemps les sorties des singles/albums et spéculent sur les tracklists. Car depuis le début de la pandémie, Arca est présente sur Twitch et Discord, où elle a réuni une communauté de fidèles, fait écouter des exclus, éclaté en mille morceaux les piles de normes intériorisées par le prisme des réseaux en reine cyborg transféministe.
Au lieu d’annoncer la sortie des quatre kicks simultanément, tous sortis le 3 décembre, Arca a choisi de semer le doute, dans les médias comme sur les réseaux, et d’annoncer, en publiant leurs singles, chaque kick en différé. D’abord « Incendio », puis « Born Yesterday », « Prada/Rakata », « Electra Rex » et « Queer ». De quoi nous perdre ? Non, car Arca c’est une énergie propulsante, et ses auditeur·ices les plus accros ne sont à priori que rarement dans la demi-mesure, n’hésitant pas à pénétrer dans ses architectures sonores glissantes, obliques.
Chairs en modulation
Lors de son live semi-virtuel à Sonar en 2020, elle nous avait donné un avant-goût de ce que représenterait cette panoplie et effusion de morceaux, chacun sculpté avec une rigueur folle, tantôt effrayants, aliénants, jouissifs dans leur douleur (« Araña », « Morbo ») tantôt aspirants à la légèreté et à la beauté (« Luna LLena », « Joya »). Dans ce live retentit le jingle « DIVA EXPERIMENTAL FM ». La DIVA, c’est la persona qui était déjà au centre d’une mixtape monstre, @@@@@, et dont les livestreams sur Twitch pendant le premier confinement portaient le nom. Si on reprend le pitch d’@@@@@ – qui peut être une entrée possible pour mieux comprendre l’œuvre d’Arca –, c’est « une transmission diffusée dans ce monde à partir d’un univers fictif spéculatif dans lequel le format fondamentalement analogique de la radio FM pirate reste l’un des rares moyens d’échapper à la surveillance autoritaire, alimentée par (…) une IA post-singularité. L’animatrice de l’émission, connue sous le nom de DIVA EXPERIMENTAL, vit à travers plusieurs corps dans l’espace en raison de sa persécution – pour la tuer, il faudrait d’abord trouver tous ses corps. Les corps qui l’hébergent portent des fétiches pour la paralinguistique, brisant le quatrième mur et nourrissant une foi mutante en l’amour face à la peur. »
Les corps en question, hybridations numérico-acoustiques post-humaines, « étincelles célestes », Arca continue de les alimenter, de les faire vibrer dans différentes zones par le moyen de ces cinq kicks à la puissance énergétique variable. Ils rappellent tantôt le reggaeton déconstruit de Xen (2015), tantôt l’assaut de Mutant (2016), tantôt le lyrisme de Arca (2017).
KiCk i (2020), qui a initié l’ère des kicks, était ambitieux et recherchait la lumière, dans tous les sens du terme : c’était le moment où Alejandro est devenu Alejandra aux yeux et aux oreilles de toutes et tous, et le temps d’une reconnaissance plus large dans les médias et sur la scène internationale, notamment par sa nomination aux Grammy Awards dans la catégorie Electronic Music Album. KiCk i propose un large éventail de propositions musicales, aidées de riches collaborations (Shygirl, Björk, Rosalía, SOPHIE) ; jusqu’à parfois décontenancer l’auditeur·ice en une succession de morceaux tous très intenses et presque trop démonstratifs par endroits. C’était sans doute l’euphorie grandissante, difficile à canaliser, de lorsque l’on sent que l’on tient quelque chose ; ici un grand potentiel. Ce potentiel se développe de manière plus fluide sur les kicks ii-iiiii, presque plus naïvement. Cette année de hiatus après la première pulsation avait sûrement son rôle à jouer, peut-être afin de capturer l’énergie au bon moment de sa gestation.
Après la lumière éblouissante, KICK ii voit la diva expérimentale s’isoler dans un coin comme une araignée pour renouer avec sa part d’ombre, tout en dansant. La succession des morceaux reggaeton « Prada », « Rakata », « Tiro » renouent avec les beats chauds de ses racines latinx. Ailleurs, les surfaces suintantes sont en verre, manquent de céder. Dans un même espace résonnant, urbain, où les sons claquent, craquent et rebondissent (« Lethargy », « Araña », « Femme »), Arca joue de lambeaux de matières, et on est comme avec elle, à ses côtés dans le laboratoire glauque que forme la couverture de KICK ii, créée en collaboration avec Frederik Heyman, aussi à la co-direction artistique de la vidéo de « Nonbinary » et de « Prada/Rakata ». Cette dernière voit se déployer toute l’esthétique visuelle des kicks qui viennent après le premier.
Avant la parution du second single de KICK ii « Prada/Rakata », il y a eu « Born Yesterday », où la voix de Sia arrive un peu comme un cheveu sur la soupe au cours de l’écoute de l’album. Il n’empêche que « Born Yesterday », sans doute le morceau le plus pop qu’Arca n’ait jamais produit, ne déçoit pas, car sa radicalité y est toujours à l’œuvre. Aussi, la sobriété de la vidéo est appréciable avant le déferlement d’artifices 3D (cadavres, squelettes, cerveaux, prothèses métalliques…), propre à l’univers dystopique et post-humain de Heyman.
KICK ii, très différent du premier – et les kicks montrent bien cela, une palette très extensible –, a une production moins léchée mais présente une meilleure cohésion. Le grand finale – le morceau « Andro » – est dingue ; avec son piano tortueux, et notre corps entier pris entre profondeurs abyssales et grandes ascensions.
Les « fétiches de la paralinguistique » – la paralinguistique étant tout ce qui entoure le langage : les gestes, les grimaces/expressions de visage que l’on associe à nos paroles/signes –, évoqués lors de la présentation de la mixtape @@@@@, on les retrouve particulièrement dans KicK iii. Bien qu’ils soient invisibles, on les imagine bien, voire on les vit presque, aussi lorsque la voix d’Arca est triturée et complètement déformée par la synthèse.
Car sa présence – le plus souvent parlée sur cet opus –, adressée à celle ou celui qu’elle confronte, est très palpable (« Bruja », « Señorita »). KicK iii, comme elle le définit elle-même, est « agressivement psychédélique », et on ajoutera corrosif, un tantinet bourrin et difficilement digeste en une écoute. Mais Arca, rarement dans la séduction facile capture des dynamiques au plus près, certaines qu’on a rarement (ici on peut penser à Drukqs d’Aphex Twin) voire jamais entendues dans les musiques électroniques. Et même si par endroits les résultats peuvent être ressentis comme inégaux, on ne peut que saluer ses prises de risque et sa manière de naviguer avec aisance entre des motifs folkloriques et des irruptions technologiquement musclées. Petit conseil : parce qu’il nécessite un niveau d’euphorie élevé, KicK iii est sûrement mieux appréhendé sur un dancefloor (oui, même sur le tapis de votre salon).
Un cycle en arborescence
À travers les kicks, il est plus que jamais question d’identité chez Arca. De nombreux titres comme « Doña », « Femme », « Andro », « Xenomorphgirl », « Hija », « Queer », « Alien Inside », « Lost Woman Found », « Estrogen » en explorent les arcanes, tant musicalement que dans l’incarnation de la diva expérimentale. Ils cristallisent une multitude qui ne se fixe jamais en un point, dans un désir de foisonnement, d’arborescence du féminin et de non-binarité.
Aussi, par besoin d’explorer d’autres subjectivités, d’autres authenticités en dehors de sa seule voix à elle, ce nouvel ensemble compte un bon nombre de collaborations, moins évidentes ou plus discrètes que sur KiCk i, mais qui n’en sont pas moins impactantes. On y croise donc Sia (« Born Yesterday »), Planningtorock (« Queer »), Oliver Coates (« Esuna ») No Bra (« Witch »), Shirley Manson (« Alien Inside ») et Ryuichi Sakamoto (« Sanctuary »).
L’émerveillement de « Joya », qui clôture KicK iii, nous prépare à kick iiii qui inverse la balance. Ce quatrième chapitre au tempérament difficile à cerner marque un renouveau : une longue balade au goût d’aurore post-rave, ou, selon ses mots, une « charge sensuelle ». Alors on s’allonge et se repose sur des cordes et des voix désarticulées, sur des sons aux factures punk-rock (rappelant Throbbing Gristle ou les détraquages plus récents de Carter Tutti Void), comme sur « Hija » ou « Boquifloja ».
Les bruits de saturation, les voix suraigües (qui peuvent lasser par endroits mais qui ont finalement toujours leur place), les rythmes moins tapageurs, montrent un mouvement qui s’enraye, comme si l’électricité et l’efficacité de la machine allaient être amenées à disparaître… Avec tous les parasites sonores que ça comprend : les souffles des micros, le petit raffut alentour. C’est comme ça que kick iiii et kiCK iiiii deviennent les albums les plus ambient de la série, où Arca n’a plus rien à prouver et nous invite dans un jardin moins festif, plus subtil et intimiste.
kiCK iiiii est pour le soir. Les morceaux sont majoritairement joués aux synthétiseurs et au piano. On sourit lorsqu’on y retrouve à mi-chemin la voix de Ryuichi Sakamoto qui nous rappelle que nous sommes bien sur « EXPERIMENTAL DIVA FM, PSYCHOCONSTRUCT, PSYCHODIVA, GARDEN SANCTUARY CONSTRUCT ». Plus loin, la voix d’Arca s’éclaire, sans artifices ni traitements (et ça fait du bien) sur « Tierno » notamment, avant les longues illuminations de « Músculos » et « La Infinita ».
Dans une courte interview pour Apple Music, Arca disait qu’elle voyait les kicks comme complémentaires, dans une boucle infinie. kiCK iiiii est conclu par « Crown », où l’on retrouve à nouveau de grosses décharges électriques. Les enceintes/écouteurs sur le point d’exploser, sont contrebalancés toujours par une délicatesse certaine. Alors, le cycle des kicks peut recommencer. Une hanche d’un côté, une hanche de l’autre.
Shirley Manson (sur « Alien Inside ») et Ryuichi Sakamoto (sur « Sanctuary ») articulent un texte dans lequel l’expression « mutant faith » (foi de mutant·e) est scandée. On l’avait déjà lu à plusieurs reprises sous les photos Instagram d’Alejandra Ghersi, où elle distille une poétique philosophique qui lubrifie tant nos concepts que nos perceptions, de la même manière que le font ses sons. Dans la continuité de son oeuvre, inarrêtable, les kicks révèlent bien ceci : une idiosyncrasie essentielle à nos futurs, à nos façons de venir ensemble, de partager tant sur le net que IRL. Et entre les sons, oui, ce qui y est vulnérablement signifié, c’est que s’il y a une arme à avoir, dans la face de la peur, de l’indifférence, de l’oppression ; c’est une foi de mutant·e.