Il y a certains pays, comme ça, qui sont plus sujets aux stéréotypes que d’autres. Leurs représentations cinématographiques, musicales, médiatiques plus généralement, sont similaires et ne se focalisent que sur l’aspect « cliché » du territoire. L’Espagne fait partie de cette liste. Non, elle n’en fait pas seulement partie ; disons qu’elle en prend la tête. On la voit, de Caceres à Valence et de Santander à Cadix, comme un spectacle permanent entre les clac-clac des talons de flamenco, le soleil brûlant, les fêtes sans fin, l’alcool à foison, les longs jupons rouges à pois. En somme, tout ce que la majorité du pays rejette. En effet, la partie andalouse s’est chargée, à elle seule, de définir l’image extérieure de toutes les provinces espagnoles à l’international.
Pour ce qui est de la mode et du style unique imaginé, on ne l’observe vraiment que dans le Sud. Et oui, ici, on ne peut pas ignorer les Espagnoles à la peau mate, le maquillage pesant, les cheveux aux hanches. Mais la nouvelle génération a marqué un grand coup dans la rupture avec l’image classique de la brune sévère à l’image des personnages des œuvres de Lorca. Entre évolution du style andalou ou rejet total de son mode de vie, comment le paysage stylistique espagnol peut-il présenter autant de controverses ?
Le soin de l’apparence : symbole d’une identité traditionnelle forte
L’image est primordiale. Ne nous le cachons pas, les Andalouses sont les reines du contrôle vestimentaire, même s’il ne correspond pas aux attentes de la mode internationale. L’expression parfaite serait « à chaque occasion, une nouvelle tenue ». Pour boire un verre en terrasse, assister à une représentation de Barenboïm à l’auditorium de Falla ou simplement aller faire les courses, il faut s’apprêter. C’est un principe quasi naturel ici. La femme andalouse détient un pouvoir fort, celui d’incarner sa culture en permanence, l’élégance et le charisme à l’espagnole.
Cette culture, les femmes en sont fières. Malgré une situation économique particulièrement précaire, faisant de l’Andalousie la seconde province la plus pauvre du pays, les traditions s’entretiennent. Il se dit ainsi qu’une majorité des femmes et jeunes filles possèdent leurs propres robes de sévillane, soit achetées en commerce, mais très souvent faites sur mesure, comme témoignage du grand respect de la tradition. Pour la féria de Séville, el Dia de las Cruces (le jour des croix) à Grenade ou Cordoue, les rues sont envahies de froufrous, de volumes, de chignons, de rouge à lèvre carmin. Et ce n’est jamais avec la sensation de porter un déguisement, disons plutôt un costume. Il s’agit véritablement d’un élément à part entière de la garde-robe féminine, qui se sort au minimum deux fois par an.
Alzabache Stylo est une maison fondée à Grenade qui permet aux firmes de grande qualité de commercialiser ces robes. La propriétaire nous informe que le prix moyen pour des robes accessibles est entre 400 et 600 euros. Elle assure que, si pendant toute une période des années 1990 à la fin 2000, les investissements étaient réservés aux « niñas », soit les petites filles, aujourd’hui la donne change puisque les mères et grand-mères viennent à leur tour, renouveler régulièrement la garde-robe traditionnelle. Certains créateurs de la région fondent majoritairement leurs collections sur ce produit, comme Vicky Martín Berrocal. Depuis quatre ou cinq ans déjà, la boutique de mariée haut de gamme « Chantú Novias » présente une collection de robes de mariage flamenco. Une des gérantes de l’établissement, Marina Martinez, nous affirme fièrement que cette collection a eu un grand succès dès le début pour permettre aux femmes « de sang flamenco » d’avoir une robe hommage à leurs origines. Les prix de ces robes de créateurs varient de 2500 à 5500 euros. Marina nous confirme et insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de répondre à la mode du mariage à thème, mais réellement d’incarner l’honneur et la tradition familiale par le costume au moment du mariage.
Pour mieux comprendre cet esprit andalou, rendons-nous directement dans le quartier arabe de Grenade, el Albaicín, dans les hauteurs de la ville. Il fait environ 28 degrés en ce début de mai. Dans une zone où les touristes ne s’aventurent qu’en baskets, les Espagnoles enchaînent les côtes en pavés, une heure durant, en talons inimaginablement hauts, avec une aisance qui rendrait vertes de jalousie Kendall et ses camarades hauts perchées 24h/24. Les femmes plus âgées font de même. Dans une moindre mesure, certes, mais leur talons de cinq centimètres sont portés gracieusement, avec un brushing toujours parfait, et un maquillage entretenu tout au long du jour. Elles reprennent l’image des femmes de la période franquiste, au temps du classicisme et de l’élégance qu’elles se doivent de travailler des heures durant au petit matin. C’est un peu comme si la transition démocratique et l’ouverture du pays n’avaient eu aucun effet sur le contrôle pointu, presque psychorigide de leur image.
Les magasins s’adaptent également aux attentes de leurs clientes. Objectif : rendre modernes les formes traditionnelles. Le pantalon large en coton, en polyester majoritairement, en lin parfois, est depuis plusieurs années le produit phare de chaque été pour affronter les grandes chaleurs tout en permettant de garder des lignes fluides, volumineuses, dansantes donc. Ainsi, s’il est proposé dans des couleurs sobres et discrètes en France, en Andalousie, seuls les motifs et couleurs acidulées sont autorisés et surtout rencontrés dans les magasins. Zara, par exemple, a bien compris les attentes d’une population exclue du système Fashion, en ciblant sa clientèle et en proposant des collections qui respectent les envies (en marge) de la population locale. Puis, petit à petit, on introduit des produits plus modernes dans les placards des Andalouses. Une fois de plus, c’est Zara qui remporte ce défi. L’indispensable de cette saison, c’est son perfecto jaune moutarde, observé au minimum une dizaine de fois par jour sur les filles de la ville. Le Vogue national a d’ailleurs proposé un article complet sur ce produit. Il s’agit de convaincre par la couleur car c’est sur cela que repose la mode andalouse, en plus des formes. Il faut se faire voir, mettre son teint en valeur, apparaître aux yeux de tous comme la plus fraîche, la plus solaire.
La génération perdue : renouveau vestimentaire et conservation des mœurs
La nouvelle génération, celle née après les années 1990, est particulièrement fidèle aux mœurs traditionnelles, au respect du religieux et de ses fêtes, mais cherche à rompre la distance qui sépare l’Andalousie du reste de l’Europe, ou du moins du reste de l’Espagne. En effet, ce qui est marquant est que cette génération ne sait pas où elle va et s’éloigne au fur et à mesure d’où elle vient. Les jeunes filles, dès leurs 14 ans, semblent tout droit sorties de clips américains. Mini (mini) short, crop top, Superstar ou Stan Smith aux pieds, cheveux lisses et colorés, tout est dans l’attitude. Les filles montrent une autre facette auparavant inconnue dans la région. Le sexy a toujours été un élément essentiel dans le choix de la tenue en Andalousie, mais un sexy à la limite du glamour. Il s’agissait alors de donner à la femme une forme de pouvoir, de caractère. Même lors des célébrations religieuses, les femmes conservent une certaine prestance très sexuelle, entre un voile pesant qui cache des décolletés et des talons de douze centimètres.
Mais aujourd’hui, les jeunes garçons suivent le même modèle que les filles, avec l’apparition grandissante du blingbling et des chaînes au cou, ou tout au contraire, petite barbe, tatouage, chemise à carreaux, et legging, comme de véritables New-Yorkais adeptes d’indie rock.
Dans ce cas, si cette jeunesse s’affirme face au traditionalisme avec un certain amusement, pourquoi parler de génération perdue ?
Parce que, quand on observe ces jeunes, on décèle une énorme machine à provocation, qui n’a jamais abouti. Les filles adoptent une attitude désinvolte d’inspiration américaine, mais l’abandonnent rapidement au moment de franchir la limite des mœurs andalouses. En effet, elles restent figées dans un modèle très classique, très peu libéré dans la prise de position et de décision. L’apparence rompt complètement avec la manière d’être. Elles sont très portées sur les principes. Si elles sont libérées physiquement, elles restent très attachées à leur place dans la vie traditionnelle et familiale. Lors de la semaine sainte, qui dure les sept jours (dans le Sud) précédant Pâques, toutes s’empressent de se vêtir de leurs plus belles robes noires, souvent très moulantes, avec un large voile de dentelle que l’on nomme la mantilla. Elles marchent chaque jour durant la procession de leur quartier, toutes fidèles au rendez-vous, de manière très solennelle avec un cierge à la main. Ici, elles rejettent toute provocation et se conforment, avec honneur, au respect des célébrations catholiques omniprésentes dans la région. Elles sont également très traditionnelles dans la considération des relations ; les filles sont très à cheval sur le respect de la relation amoureuse, se marient très tôt et cette génération continue de cultiver l’objectif de la grande famille. C’est du moins ce qui ressort des conversations que l’on peut avoir avec des locaux ou lors de débats qui valorisent un certain conservatisme de l’organisation familiale.
Naissance d’une communauté en marge de son territoire et de son époque
Sans prétendre à la stigmatisation, la mode intervient dans le Sud comme véritable indicateur d’identification. Non pas par les autres, mais par soi-même. Il s’agit de s’intégrer à un groupe, à une communauté grâce à un travail premier sur l’image. Ainsi, dans le Sud, et essentiellement dans les villes de Grenade et de Cadix, une nouvelle communauté s’affirme et attire de plus en plus d’internationaux.
La crise économique a fait de Cadix la ville avec le plus grand taux de chômage en Espagne (proche de 50%) et la reconversion locale pour vivre fait peur à voir. La ville est devenue une plaque tournante du passage de drogue en Europe, ce qui devient une des luttes principales de la ville en termes de décision politique. À Grenade, l’arrivée de cocaïne et d’herbes d’une qualité reconnue, depuis l’Afrique mais également de par une riche production locale, a engendré une immigration, non plus seulement d’Espagnols ou d’étudiants Erasmus mais d’individus internationaux pour l’accès à une consommation illégale mais généralisée. Ricardo, un Italien, avait d’ailleurs affirmé qu’il était venu vivre dans « la capitale européenne de la drogue » pour cette unique raison, idem pour ses amis.
Ce n’est bien sûr pas l’unique raison, il s’agit de trouver à Grenade un mode de vie complètement déconnecté de la vie moderne. Tout en haut de la ville, au sommet de l’Albaicín, les maisons troglodytes sont laissées à l’abandon, comme de vieux établissements religieux, églises ou monastères. Des personnes du monde entier, comme deux Hollandais par exemple, ont décidé de venir y vivre, sans eau ni électricité durant une période indéterminée.
Véritable communauté hippie digne des seventies, le marché a compris l’importance de s’adapter à cette nouvelle mode. Piercing, bijoux faits main, tissus issus du commerce équitable, recyclage textile, de plus en plus de boutiques s’adaptent à la création immédiate de vêtements répondant aux attentes de cette nouvelle communauté qui regroupe de plus en plus de personnes. Ils apportent à Grenade un véritable vent de renouveau, avec des revendications anciennes pourtant. Par l’exclusion de toute influence de la mode, et par un rejet de toute convention vestimentaire, ils créent une mode parallèle, limitée aux frontières du territoire, à l’image de leur mode de vie.
Vous l’avez donc compris. Cet article ne cherche pas à établir la description de l’originalité fabuleuse de l’Andalousie. Il s’agit bien plus de comprendre, à l’échelle nationale et à celle de la province, les différentes ruptures que la mode traduit. Comment ce territoire est divisé entre diverses communautés dont l’identification majeure se fait par le biais du style entretenu, du travail sur son image.
Les Andalous continuent de correspondre aux clichés étrangers au moment de se confronter avec la tradition, mais montrent également qu’ils sont capables de distance avec les stéréotypes en promouvant un nouveau style vestimentaire, plus proche de leurs revendications économiques et sociales.
Les Espagnols pourront-ils un jour complètement se défaire du cliché de robe de flamenco et du gilet de toréador ? Cela reviendrait à effacer de l’imaginaire collectif le punk anglais ou la parisienne en petite robe noire. Impossible !