Sorti en 1985, After Hours de Martin Scorsese est étrangement l’un des films les moins connus du célèbre réalisateur, malgré la qualité de son scénario et de sa mise en scène.
Il retrace la nuit de Paul Hackett, informaticien trentenaire des plus banals, qui rencontre Marcy, une jeune femme séduisante et surprenante qui l’invite à la rejoindre à SoHo, où elle vit chez une amie artiste. La soirée se profilait plutôt bien, jusqu’à ce que le cauchemar commence. Complètement torturée, Marcy fait fuir Paul, qui compte bien rentrer chez lui. Malheureusement, le tarif du métro a augmenté et il n’a pas assez d’argent sur lui. Il va alors enchaîner les mauvaises rencontres : voleurs, hystériques, voisins hargneux, punks…Le quartier tout entier et la pluie battante vont l’empêcher de rentrer chez lui, et le mener dans les lieux les plus étranges qui soient. Les scènes sont délirantes, l’humour est grinçant et l’on se prend tour à tour de compassion et de mépris pour ce anti-héros pathétique.
Durant cette nuit d’enfer, le cauchemar est attisé par la figure monstrueuse et gigantesque de la ville, à la fois oppressante, énorme et vide à la fois, qui accable notre protagoniste. Scorsese dévoile un New-York en clair-obscur, digne des meilleurs films noirs des années 1930. Les rues sont faiblement éclairées par les lumières des phares de voitures et par les néons fluo des enseignes. Les flaques de pluie sur la chaussée provoquent des effets de reflets, de distorsion et d’ombres, ajoutant à l’ambiance cauchemardesque, fantomatique et presque psychédélique du film.
Tous les éléments se réunissent pour faire vivre à Paul une nuit absurde et aliénante : une nuit pluvieuse, un billet qui s’envole, le tarif du métro qui augmente, des voleurs en fuite, des voisins soupçonneux, des rencontres dangereuses…La ville entière ressemble à un asile de fous. Des punks veulent lui faire arborer un Mohawk, une serveuse hystérique lui offre un improbable bagel en plastique blanc : le héros banal va petit à petit sortir de ses gonds, mais finira prisonnier de la folie urbaine qui l’entoure, enfermé dans la sculpture en plâtre d’une énième artiste contemporaine.
Ce contexte hostile tranche avec l’ouverture du film : on y voit Paul devant son ordinateur, à son bureau, qui discute tranquillement avec un collègue. C’est la fin de la journée, et il rentre alors chez lui. On découvre un appartement à l’image de son propriétaire : blanc, sans artifices, impersonnel…Bref, sans surprise. Scorsese n’a pas choisi son « héros » par hasard. Il est le new-yorkais moyen par excellence : col blanc, citadin, à qui on connaît peu d’amis et de famille. Un homme ni repoussant, ni séduisant, qui se cherche une place dans une ville qui fait la part belle aux plus originaux. Artistes, punks, homosexuels : Paul croise tout au long de sa nuit en Enfer des personnages hauts en couleurs, qui le bousculent par leur personnalité flamboyante ou névrosée. D’où la distance géographique entre le domicile de Paul et le lieu de ses tourments : il cherche à rejoindre le New York lisse et banal de l’Upper West Side, et se perd dans SoHo, quartier branché en pleine explosion.
Le quartier de SoHo est en effet très en vogue dans les années 1960 et 1970 : d’anciennes usines abandonnées y ont offert de l’espace immobilier à des prix imbattables, en particulier pour les artistes qui s’y installent alors en nombre, transformant les usines en lofts très branchés. C’est dans l’un de ces grands appartements contemporains que vit Marcy, avec une artiste du collage, Kiki. Adepte du sadomasochisme, celle-ci se montre très ouverte : presque nue, en cuir et crête punk, elle est le cliché même de son milieu.
Face à un « héros » bien terne, les autres personnages forment un grand concert de fous : des fous flamboyants, passionnés et névrosés, qui crient, pleurent et transforment la ville en une explosion de couleurs, de néons et de musique. Entre la serveuse au look 60s, les punks en Mohawk qui se retrouvent au club Berlin et les couples d’homosexuels en cuir, nous avons affaire au New York cosmopolite et post-moderniste des années 1980. On se détache des modèles, que l’on détourne à l’envie : la musique devient électronique, acid ou new wave, les cheveux explosent en crêtes flashy, la mode se fait ostentatoire et toujours plus sexy.
Ces nouveaux codes finissent par oppresser et opprimer notre anti-héros, trop lisse et ennuyeux pour cette nouvelle ville shootée à l’hyperactivité. Quand dans la dernière scène Paul se retrouve face au bâtiment de son entreprise, il n’hésite pas une seconde à rentrer. Il semble même programmé pour se remettre devant son ordinateur, malgré sa nuit blanche et ses vêtements rapiécés. Il retrouve son milieu, sa vie calme et banale.
C’est une ville scindée en deux que nous présente Martin Scorsese. Deux mondes s’y côtoient, deux planètes aux antipodes l’une de l’autre. Le réalisateur semble avoir choisi son camp : on le surprend dans une scène…aux manettes des projecteurs du club Berlin, à SoHo.
Anne-Hélène Le Provost