Dès que la lumière décline, les villes s’illuminent et nous donnent à voir, en de multiples points lumineux, des tableaux de la vie ordinaire, des projections de la sphère privée à l’intérieur de l’espace public. Notre œil est immanquablement attiré par ces fenêtres éclairées qui révèlent l’intimité des habitants des lieux, et notre esprit s’y engouffre, notre imagination s’y projette afin de mettre en lumière ces intimités aperçues et fantasmées. C’est tout un récit qui se crée, un récit dont les chapitres s’entremêlent au gré des différentes fenêtres illuminées. Un récit à plusieurs voix, qui se constitue au fur et à mesure des errances nocturnes de nos regards.
Ces scènes nocturnes, capturées par les photographes ou bien dépeintes par les cinéastes et par les peintres comme Edward Hopper, constituent une sorte de projection de notre imaginaire. La photographe française Anne-Laure Maison (née en 1979) indique ainsi, concernant ses « Tableaux d’intimités », des photomontages de plusieurs photographies de fenêtres illuminées prises dans différentes villes :
À la nuit tombée, les fenêtres illuminées prennent le dessus sur l’architecture qui les encadre. Elles deviennent de vrais tableaux vivants. L’intérieur s’affirme par rapport à l’extérieur et des visions fugitives de l’intimité des habitants nous sont offertes. Ce n’est pas leur intimité directe qui m’intéresse mais celle de l’espace… La chaleur d’une lumière, le scintillement d’une guirlande ou de la télévision, le coin d’un tableau… Tous ces éléments sollicitent mon imaginaire. En regardant ces fenêtres, je me raconte des histoires sur les gens qui vivent derrière elles, je fantasme sur leurs espaces, leur intimité. Je capture ces moments et reconstruis mes propres architectures.
Alors que dans la majorité des photographies d’Anne-Laure Maison, les habitants des lieux ne sont pas visibles, étant donné que c’est l’espace en lui-même, dévoilé et encadré par la lumière, qui devient le sujet de la photographie, ce n’est pas le cas concernant les photographies de Gail Albert Halaban (née en 1970), photographe américaine qui fige elle aussi, avec son objectif, des scènes diurnes ou nocturnes aperçues derrière les carreaux des villes, Paris et New York notamment, dans le cadre de son projet « Out My Window ». Dans sa déclaration d’intention, Gail Albert Halaban cite un poème de Baudelaire, « Les Fenêtres », qui constitue un éloge des fenêtres éclairées et surtout de ce qu’elles offrent à l’imagination :
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par-delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
Les photographies de Gail Albert Halaban constituent des sortes d’exutoire à notre imagination : les scènes offertes à notre regard, plongées dans la lumière, sont des instants auxquels il ne tient qu’à nous d’imaginer ce qui les a précédé et ce qui va suivre. Et l’immobilité qu’accorde la photographie aux personnes représentées ouvre tout un panel de possibilités : on ne peut pas savoir ce qui se passe après cet instant figé sur la pellicule, et tant que cela n’est pas arrivé, tout reste possible et imaginable.
Gail Albert Halaban, en se plaçant dans les logements des voisins des personnes photographiées, cherche à créer un lien humain, une connexion entre ces personnes, et cela avec leur accord, comme elle l’indique dans sa déclaration d’intention :
The title of this photographic project, « Out My Window », refers to what neighbors see through their neighbors’ windows in the cities of the world. […] The process of making the photographs connects neighbor to neighbor, creating community against the loneliness and overpowering scale of the city. […] The photographs are from one residence into the window of another with the consent of both parties […]. Both sides of the view, meet and talk through the making of the photograph.
Gail Albert Halaban, Paris Views.
À l’inverse, le photographe américain Arne Svenson (né en 1952) ne s’intéresse quant à lui pas aux habitants des lieux lorsqu’il photographie les fenêtres de ses voisins new-yorkais pour sa série « The Neighbors », mais aux jeux de formes, de couleurs et de lumière. Et comme ceux qu’il a pris en photo l’ont été à leur insu, les photographies obtenues ne montrent aucun visage ; ou en tout cas, si on en distingue, ces visages ne sont pas identifiables. La question de la frontière entre art et voyeurisme peut se poser, dans la mesure où il s’agit de photographies de l’intimité des gens, représentant leur espace privé et obtenues sans le consentement des personnes concernées.
Il indique à propos de son projet :
The grid structure of the windows frame the quotidian activities of the neighbors, forming images which are puzzling, endearing, theatrical and often seem to mimic art history, from Delacroix to Vermeer.
Floriane de Lassée (née en 1977), photographe française, semble pour sa part illustrer, avec sa série de photographies « Inside Views », le caractère étouffant et oppressant des grandes villes, contrebalancé par la profusion de lumière qui semble outrepasser les limites des clichés. Elle ne se focalise pas forcément sur les habitants ; cependant, lorsque certains sont présents sur ses photographies, derrière des carreaux qui constituent un filtre entre leur espace privé, intime, et la marée urbaine qui s’étend démesurément au-delà de leurs fenêtres, ces personnages semblent être les seules manifestations d’une forme de vie, créant un contraste entre leur mobilité brièvement figée par la photographie et l’immobilité immuable de l’architecture qui les entoure. Dans chacune des photographies, le gigantisme et le caractère oppressant de la ville semblent en opposition avec les quelques humains qui la peuplent, l’un et l’autre se mettant ainsi mutuellement en valeur. Une certaine solitude émane de ces personnages, perdus au sein d’une ville qui s’étend tout autour d’eux, semblant mettre en lumière l’idée selon laquelle ils ne sont que les parties d’un tout qui les dépasse.
Floriane de Lassée, « Inside Views », 2004-2011.
Source
Toutes ces photographies urbaines semblent représenter une sorte de paradoxe inhérent à l’urbain : les villes, les « agglomérations », rassemblent les gens afin de les faire vivre et interagir ensemble ; cependant la solitude demeure. Peut-être est-ce le moteur de notre curiosité vis-à-vis des fenêtres éclairées la nuit, qui nous donnent l’occasion d’apercevoir l’intimité d’autres personnes : nos regards créent du lien. Ou peut-être cette curiosité a-t-elle pour fin de nous rassurer sur la banalité de notre existence : ce qui se passe derrière les fenêtres des autres n’est pas plus palpitant que ce qui se passe derrière les nôtres.
Suzy PIAT