L’artiste Victor Guti, fondateur de la marque fisdimigre (prononcez « fissdimigré ») nous a tapé dans l’oeil avec ses créations spontanées faites de modèles customisés. On est alors allés découvrir sa collection au Consulat — avant la fermeture du lieu – puis visiter son atelier à Porte de Pantin.
On l’avait tout d’abord repérée sur Instagram, joyeusement surpris par la spontanéité orthographique avec laquelle elle se présentait. Puis entre le logo emprunté à celui de Marlboro, de nombreuses références à Hannah Montana (on a cru reconnaître un fan de l’âge d’or de Disney Channel, un potentiel pote), en passant par les fausses Air Max et le Vanish Oxi Action, traînait en quantité considérable du biff, des lovés, de la moula, de l’oseille bref, de la thune, sous forme de billets de 500 euros en mouchoirs. À coup sûr une manière sans détours d’étaler ses aspirations à la richesse, à l’inverse d’une bourgeoisie déjà bien installée qui possédant déjà les fruits de son labeur, méprise une attitude si ostentatoire. Un aspect qui résonne avec le nom du site de la marque (« enfants de migrants » ), reliant l’immigré qui s’établit dans un pays étranger, au migrant, qui y vient pour travailler.
Alors tout en continuant à scroller son Instagram, on a fini par approcher le créateur pour lui poser quelques questions.
Manifesto XXI – Qui es-tu fisdimigré ? Quel est ton parcours et comment qualifierais-tu ton travail ?
V.G. : Je m’appelle Victor Guti, j’ai 26 ans j’ai grandi à Arles dans le sud de la France. Je suis artiste et je vis dans le 18ème arrondissement de Paris depuis maintenant un an. Je travaille sous le pseudonyme de fisdimigré depuis 4 ans. J’ai fait 5 ans aux Beaux-Arts de Nice (ndrl : Villa Arson) où j’ai principalement fait de la peinture, de la céramique et de l’installation et aujourd’hui, je développe mon travail autour du textile, vêtements/accessoires…
Mes parents sont hongrois, mais ont la particularité d’être nés en Roumanie. Il y a une région en Roumanie qui appartenait à une époque à la Hongrie un peu comme l’Alsace-Lorraine. Sauf qu’il y a 30 ans, la Roumanie vivait sous une dictature et mon père a décidé de fuir le pays. Du coup j’ai été élevé en apprenant le français et le hongrois en même temps et j’ai passé tous mes étés en Roumanie.
Comment t’es venue l’idée de la marque fisdimigre ?
Je ne me considère pas comme un styliste parce que je ne crée pas de vêtements, j’en customise, j’en fais faire en reprenant des coupes de vêtements déjà existantes mais je n’invente pas de forme ou quoi que ce soit. Fisdimigré c’est moi, mais je le déploie comme un label, c’est un état d’esprit, à la limite je préfère dire que c’est une marque de fabrique plutôt que simplement une marque dans le sens commercial du terme.
Il y a quelque chose de très spontané dans ton orthographe : dans tes stories Insta, ton écriture phonétique assumée s’affranchit de l’orthographe française, les mots écrits n’ont rien à voir avec ceux que l’on prononce (« fils » dans le nom de ta marque, par exemple). On te juge quand on vient vers toi au sujet de ta marque ? T’as pas peur de passer pour un « boloss », puisque c’est ainsi que sont jugés les gens qui écrivent comme ça ?
Pour l’orthographe, la première fois que j’ai écrit comme ça c’était dans une peinture. J’ai toujours écrit des mots, des phrases, des slogans dans mes tableaux et un jour c’est celui-ci qui est sorti. Avant même d’être aux Beaux-Arts je faisais un peu de graff du coup j’ai toujours eu un blaze et en deuxième année c’est devenu fisdimigré. Après, moi j’ai toujours aimé les graffiti type « phrases pleines de fautes » ( ex: je baiz la polisse). C’est une manière de revendiquer sa différence pleinement.
Être fisdimigré c’est aussi grandir avec des parents qui ont un accent, qui ont des lacunes de français, qui font des fautes à l’écrit. Moi j’ai même pas mon bac, au lycée j’étais un échec scolaire de ouf, mais en école d’art j’ai trouvé une liberté énorme que ce soit à l’écrit ou dans la peinture.
J’aime développer l’esthétique du mal fait, du raté, du pas comme ce qui rentre dans les codes établis.
Je suis un très grand fan de Jul, et c’est quelqu’un qui est beaucoup critiqué pour son vocabulaire « pas français ». Pour moi il a un vocabulaire super riche, c’est ceux qui ne comprennent pas ses paroles qui ont des lacunes mais pas lui.
Comment tes fringues sont produites ? Pourquoi ça coûte aussi cher ?
Pour mes sapes (et le prix) la plupart des chemises, vestes, sont des marques de luxe (YSL, Kenzo, Dior) que ma mère a accumulé depuis plusieurs années en allant au Emmaüs de Arles, et je reviens dessus par des gestes de peintures ou d’assemblages. Je peins avec des pochoirs réalisés avec des rideaux en dentelle, je fixe des briquets sur des chemises… et chaque modèle que je propose est unique. C’est pour ça aussi que je ne me considère pas comme une marque de vêtements, je fais pas du prêt-à-porter, je travaille chaque vêtement comme une peinture ou une sculpture.
Pimper tes modèles — souvent streetwear — avec des outils très simples comme des feutres ou des pochoirs, c’est une manière de te foutre de la mode, qui à travers la tendance streetwear, vend à des prix fous des vêtements dits « du pauvre » qu’elle méprisait auparavant ?
Dans la mode il y a beaucoup de choses qui me dérangent, c’est l’industrie la plus polluante, les grandes marques exploitent des travailleurs des pays pauvres. Elles produisent huit collections hommes-femmes par an, tout est fait pour que les petites marques n’aient aucune chance d’exister en suivant cette cadence.
Pour ma part je travaille à mon échelle, avec mes compétences, mon rythme, et c’est déjà une prise de position face au monde de la mode.
Mais je suis quelqu’un d’enthousiaste et on voit déjà beaucoup de marques qui sont obligées de s’engager à ne plus utiliser de peaux d’animaux, d’utiliser des marques bio, on parle même de vêtements vegan, c’est le futur du luxe, une consommation plus consciente… Mais oui il y a aussi un peu d’humour et d’ironie dans le fait d’écrire soit même « LV » sur un t-shirt. C’est d’ailleurs intéressant de voir qu’aujourd’hui ce sont les grandes marques qui s’inspirent des contrefaçons pour faire leurs nouvelles collections.
Tu revisites des références comme Hannah Montana. T’as grandi avec Disney Channel, « La vie de croisière de Zack et Cody » et tout le bordel ?
Pour le délire de Hannah Montana, c’est en quelque sorte une sous-catégorie de ce que je fais avec mes vêtements. Je commence à faire des tenues pour rappeur-se et je me suis intéressé à ce personnage Disney très lisse alors que dans sa vraie vie de Miley Cirus est devenue très provoc/trash. J’ai donc mixé un peu les deux personnes, et en réalité Hannah Montana est déjà utilisée comme référence, dans le milieu de la trap. Les Migos en ont fait un son par exemple…
Avec la victoire de la France à la Coupe du Monde et le docu Histoire d’une nation sur France 2 — sorti peu après les propos racistes d’Éric Zemmour envers Hapsatou Sy — sur les parents immigrés des grandes personnalités françaises, on voit vraiment un retour en force de la figure de l’immigré, alors même que les migrants s’en prennent plein la gueule. T’en penses quoi ?
Pour ce qui est de l’image d’immigré ou plutôt des enfants issus de l’immigration, c’est clairement un truc qui a été élevé au rang de « cool » dernièrement. Je pense que c’est le moment d’en profiter à fond pour ceux qui peuvent. C’est super que ce soit le cas mais le problème c’est que dans le fond ça ne change rien. C’est un peu la mode du moment mais la mode passe. Sauf que les immigrés et les enfants d’immigrés seront toujours ce qu’ils sont. Je pense qu’on est loin du « Liberté Égalité Fraternité ». On en est à la première étape pour régler les problèmes (de racisme, de discrimination…). Ce n’est que maintenant que l’on commence à parler de tous ces problèmes, mais au moins maintenant ils existent et plus personne ne peut dire le contraire.
En quoi c’est important de se revendiquer fils d’immigré ?
C’est important de revendiquer d’être fils d’immigré parce que c’est magnifique de l’être et il faut que les gens le sachent.
En France avoir des origines c’est un vrai tabou. Comme si ça pouvait faire d’un individu quelqu’un de moins français parce qu’il aime un autre pays aussi. En plus fils d’immigré c’est vraiment particulier ça veut vraiment dire « né dans un pays différent de mes parents », c’est super schizophrène.
C’est quoi la particularité d’être un « fisdimigre » aujourd’hui ?
Être fisdimigré c’est particulier surtout quand tu viens d’un pays pauvre, c’est une particularité sociale. Je n’aurais par les mêmes revendications si mon père avait quitté la Suisse ou les États-Unis.
C’est vraiment un style de vie, voir sa famille une fois par an pendant les vacances d’été, et ne pas partir en vacances que pour voir sa famille parce que les parents envoient de l’argent à la famille le reste de l’année, parler une autre langue à la maison, manger des plats différents, et puis c’est aussi une pression, ça veut dire que nos parents ont fait un choix radical, il faut être à la hauteur de leurs actes.
Y’a t-il une facilité pour toi à être descendant d’immigré et Blanc par rapport à d’autres, non-Blancs ?
Il y a sûrement une différence avec les gens issus de l’immigration maghrébine ou d’Afrique. Cette année j’ai rencontré beaucoup de filles très engagées qui montent des collectifs sur le thème (Filles de Blédards, Bled Art Collective, Salartabe) et il y a eu une très bonne connexion, on a beaucoup de choses en commun par rapport à nos expériences de vie, ça m’a fait beaucoup de bien de trouver ces filles-là. Elles ont également un discours qui s’attaque à l’histoire de la colonisation par la France de leurs différents pays d’origine et je les soutiens très fort car l’héritage fait partie de ce que l’on est, même si je serais moins légitime à porter ce combat parce que je ne le vis pas au quotidien.
Je pense que ce qui peut être vu comme une facilité pour moi serait que mes origines ne sont au premier abord ni visibles ni audibles. Même s’ils sont blancs, mes parents ont des accents très prononcés (même si je n’entends pas l’accent de ma mère, pour moi c’est sa voix) et font des fautes de français. C’est ce qui les trahit en société et peut être sujet à des discriminations. Un jour un mec m’a dit sur Insta qu’il était français et qu’il était offensé de voir des vêtements fisdimigré, qu’il ne pouvait pas les porter. Je lui ai répondu que fisdimigré voulait littéralement dire français. Français avec des origines.
Il n’y a aucune idée de communautarisme dans mon propos, il n’y a que du partage et du soutien tout comme je peux porter un maillot de foot de Napoli ou du Réal Madrid sans que personne ne se dise que je renie la France ou que je me pose la question de savoir si je suis légitime de porter ce maillot. C’est comme ça que j’aimerais que le public perçoive fisdimigré, c’est une belle histoire que l’on peut soutenir, s’approprier ou juste aimer.
Interview : Eva Bouillon