Verdensteatret présentait en septembre sa toute nouvelle pièce HANNAH au Centre d’Art Henie Onstad à Oslo dans le cadre du festival Ultima 2017. Cette œuvre, fruit d’un travail long et lent, offrait à son public une expérience esthétique multisensorielle unique, à la frontière entre « concert, performance et installation, où l’ensemble de l’espace est joué comme un seul instrument audiovisuel polyphonique ». Fondé en 1986, Verdensteatret est probablement l’un des plus anciens collectifs artistiques de Norvège. Il évolue depuis trente ans avec, au fil des productions, des membres différents qui chacun apportent une pierre nouvelle à ce mélange expérimental de médiums artistiques, usant autant les technologies audiovisuelles que des formes d’expressions plus traditionnelles. C’est avec deux membres représentants du groupe (Asle Nislen, membre depuis 1998 et Piotr Pajchel, membre depuis 2003) que nous avons discuté de l’identité (insaisissable) de Verdensteatret et de leur tout dernier OVNI, HANNAH.
Manifesto XXI – Comment l’idée de ce collectif est-elle apparue ?
Cela a bien changé au fil des années. Tout a commencé lorsque Lisbeth (N.D.L.R. : Lisbeth J. Bodd est décédée en 2014) a acheté une grande et vieille tente de cirque et un bus et s’est rendue dans la forêt en Suède. Les trois premières années, ils voyageaient en Scandinavie et faisaient plutôt des choses familiales, pour les enfants. Les œuvres ont commencé à devenir un peu étranges et expérimentales, souvent en extérieur. Après huit ou neuf ans, nous nous sommes produits sur des scènes de théâtre. Les gens entrent, sortent ; certains restent plusieurs années, d’autres seulement pour une production. Et chaque membre a sa propre carrière artistique.
Comment en êtes-vous arrivés à vous produire dans un festival de musiques contemporaines comme Ultima ?
Nous voulons jouer dans différents contextes. C’est intéressant pour nous de voir comment cette œuvre est perçue par d’autres professions. Il est tout naturel pour notre type d’expression de nous déplacer de musées d’arts visuels, de scènes de théâtre en scènes musicales. Nous avons ce mélange au sein du groupe. Nous avons toujours été plus ou moins hybrides.
Nous voyons souvent cela comme une force de ne pas pouvoir définir ce que nous faisons
Quelle fut la réception de vos oeuvres dans ces différentes scènes?
Cela a changé au cours des années, selon le type d’œuvres que nous proposions. Quinze ans plus tôt, notre audience était plutôt composée de gens de théâtre, car notre expression était alors plus tournée vers des types d’œuvre scéniques (comme la danse, le théâtre à texte). Maintenant, ce sont plutôt des artistes visuels, musiciens, compositeurs, poètes et artistes technologiques, car nous sommes plutôt tournés vers le son, la musique et l’art visuel. C’est un type d’œuvre plus hybride.
Que signifie le nom « théâtre du monde » ?
Ça ne traduit pas vraiment le terme. « Verdensteatret » provient des vieux cinémas en Norvège, qui se nommaient « verdensteater ». Il s’agit donc plutôt d’images du monde. En fait, on lutte un peu avec cet aspect théâtral car certaines personnes s’attendent à voir du théâtre. Les gens du milieu du théâtre ont d’ailleurs été assez critiques, car nous sommes vus comme une production de théâtre qui ne veut pas être du théâtre. Alors on nous nomme (rires) : « la troupe de théâtre en crise d’identité » ! Il peut être parfois difficile de retrouver entre deux chaises, mais nous voyons souvent cela comme une force de ne pas pouvoir définir ce que nous faisons.
Quelle était l’idée directrice de la pièce HANNAH ?
Depuis les dix dernières années, nous commençons toujours nos productions par un voyage de recherche. Puisque nous sommes un groupe différent de production en production, nous voulons avoir une expérience commune dans un lieu géographique. Cette fois-ci, nous ne voulions pas trouver un nouveau lieu exotique, donc nous avons décidé de retourner au Vietnam. Nous avions fait une pièce située au Vietnam en 2007. Nous avons donc pensé à l’idée de répétition, de retourner quelque part. Nous y avons enregistré du son et des films en stéréo. Nous avions aussi déjà quelques matériaux pour la pièce avant de nous rendre au delta du Mékong (la chose organique abstraite qui évolue sur l’écran au début, par exemple). Nous avions cette idée du temps géologique et de la baisse de l’attention (« attention fatigue »). Lors de ce voyage, nous avons aussi discuté du concept de répétition autour du texte Répétition de S. Kierkegaard, que l’un d’entre nous avait apporté par hasard. Mais HANNAH n’est pas tellement philosophique. C’est un conglomérat de plusieurs idées, erreurs et malentendus.
Il y a quelque chose de très cosmogonique dans cette pièce. C’est comme un petit monde avec sa propre histoire. Tout se lie organiquement, certaines machines ressemblent à d’étranges créatures hurlantes. À un moment donné, l’atmosphère très orageuse et chaotique évoque une forme d’apocalypse.
Et bien, au cours du long processus de production de la pièce, cela devient son propre univers, en quelque sorte. Les objets acquièrent de la personnalité et deviennent vivant. Mais pour nous cette scène s’est juste développée de manière organique. Nous voulions rendre les boîtes sur le sol plus visibles, donc nous devions faire s’effondrer les structures sur la scène. Pour nous, cette scène, c’est seulement de l’espace qui s’effondre. Et c’est une sorte de composition musicale qui essaie d’être la plus discordante possible.
Mais en réalité, les sons de cette scène ont été enregistrés à North Bend. Tout cela n’était qu’un accident. Alors que nous jouions à Seattle, nous avions un jour de libre et nous voulions aller nous balader en voiture. En marchant dans la forêt aux alentours de North Bend, nous avons découvert cet endroit, une île de pierres au milieu d’une grande rivière. Il y avait ce long rondin dans la rivière et nous devions nous balancer pour passer par-dessus le courant d’eau glacée. Une fois sur l’île, nous avons commencé à entrechoquer des pierres et à écouter l’écho. Les chauves-souris ont l’écholocalisation et il est assez intéressant de constater que les humains peuvent faire plus ou moins la même chose. On peut vraiment distinguer un paysage. Les montagnes, la forêt, tout est reflété par l’écho de ces pierres. Nous avons essayé de retranscrire cette expérience dans la scène à laquelle tu fais référence. C’est ainsi que le matériel s’est révélé. C’est un processus chaotique. Il n’est pas si facile d’avoir une définition de ce qu’est cette pièce, c’est la même chose pour nous que pour l’audience. Nous n’avons pas d’explication. Nous sommes aussi curieux que toi.
Mais peut-être pourriez-vous me dire pourquoi vous avez choisi le titre HANNAH ?
C’est difficile à dire… Quand on a une naissance, on trouve un nom à l’enfant, puis l’enfant grandit et devient, avec le temps, la personne qui porte ce nom. Je crois qu’ici c’est quelque chose de similaire. Donc nous ne savons pas ce qu’est HANNAH pour l’instant, mais HANNAH deviendra HANNAH avec le temps. Nous aimons aussi les lettres majuscules, c’est quelque chose de graphique. « HANNAH » est un miroir, un reflet qui peut être lu des deux côtés. Le titre est toujours quelque chose de très délicat. Devrait-il expliquer quelque chose et donner un élément-clef à la compréhension de l’oeuvre ? Ou bien ne devrait-il être qu’un matériau parmi les autres matériaux artistiques ? C’est vraiment difficile de trouver un titre. Parfois, il arrive de nulle part et tu sais juste que oui, c’est le bon, sans savoir vraiment pourquoi.
Nous dépensons beaucoup d’énergie à ne pas prendre de décisions, à rester aussi ouvert que possible à des choses nouvelles
On voit dans la vidéo bande-annonce votre travail en cours sur la pièce HANNAH dans le studio. Comment ce travail d’équipe se passe-t-il ?
Cette vidéo reflète notre attitude envers le matériau, très profondément ancrée dans le processus. Nous avons ce grand studio et tous les artistes du groupe sont impliqués dans le processus de production. Il n’y a aucun plan directeur. Nous discutons des différents matériaux et idées, mais en fin de compte ce n’est pas le meilleur argument qui l’emporte, c’est ce qui fonctionne artistiquement. Bien sûr, parfois nous nous disputons ! C’est une expérience collective, qui finalement fonctionne car nous partageons cette vision qui tend plus ou moins dans la même direction. Nous consacrons beaucoup de temps à acquérir ce langage commun. C’est aussi un des aspects importants des voyages que nous faisons. C’est un moyen de créer une esthétique commune. Nous avons travaillé ensemble tous les jours pendant un an et demi sur HANNAH, donc nous avons aussi appris à nous connaître. Nous avons vraiment beaucoup de chance d’avoir les financements qui nous permettent de travailler de la sorte. La Norvège a un bon système pour la culture (N.D.L.R. : Verdensteatret est soutenu par Arts Council Norway et d’autres fondations d’art officielles en Norvège).
Pourquoi la production de chaque pièce vous prend-elle autant de temps ?
Nous travaillons dans des processus longs dans notre studio et nous voyons où le matériau nous amène. C’est une démarche très organique, qui prend beaucoup de temps. Nous avons quelques matériaux qui semblent prometteurs, mais la solution pour les exprimer artistiquement provient du matériau. On ne peut pas la forcer. Il faut juste regarder, écouter, essayer des choses des semaines ou des mois durant, avant que le matériau ne restitue ce qu’il a de potentiel. Et s’il ne le fait pas, et bien il meurt en quelque sorte, il cesse de respirer. C’est quelque chose qu’on ne peut pas contrôler.
En art, on a le luxe d’être très incertain et de ne pas avoir de but spécifique. Nous voyons cela comme une force de ne pas savoir où nous allons. Nous consacrons beaucoup d’énergie à ne pas prendre de décisions, à rester aussi ouvert que possible à des choses nouvelles.