Les réseaux sociaux, Instagram et Tumblr en tête, ont changé notre rapport à l’art. Collectionneur ou simple amateur d’art et de « Beau », notre regard est perpétuellement à la recherche de l’esthétisme, du surprenant, devant un fil d’actualité sans fin. Mais désormais, beaucoup d’internautes ne sont plus seulement des followers amateurs : ce sont des collectionneurs. L’économie de l’art est en plein déclic numérique et ces réseaux font figure de mines d’or à explorer. Le rapport Hiscox 2016 dresse un bilan du marché de l’art en ligne. Il révèle, entre autres, que 48% des acheteurs d’art utilisent Instagram.
Reprenant le modèle de Tinder pour l’art, l’application Avant Arte, créée en 2014 par Christian Luiten et Curtis Penning, illustre ce tournant qui fait débat aujourd’hui. Galeries, musées, artistes ou amateurs, tous les acteurs du monde de l’art se rencontrent sur cette plate-forme. Le principe ? Aimer ou ne pas aimer une œuvre qui se présente à nous. Chacun peut alors se créer sa collection et entrer en contact avec les artistes. L’application est complétée par une page Instagram à 542K followers gérée par les deux créateurs. En janvier 2017, Avant Arte et la galerie Unit London se sont unis pour présenter une exposition avec les artistes nourrissant l’Instagram de l’application. Un moyen d’explorer ce phénomène de popularisation de l’art par le numérique et de montrer que malgré cela, la galerie d’art reste indispensable. Nous avons rencontré l’un des deux fondateurs de l’application, Curtis Penning.
Manifesto XXI – Quand et comment avez-vous créé l’application Avant Arte ?
Curtis Penning : Nous n’avons pas fait d’école d’art. À partir de la musique, nous avons découvert des œuvres d’art que nous avons commencé à partager sur les réseaux, d’abord sur Tumblr puis sur Instagram, qui est aujourd’hui plus utilisé par le monde de l’art.
Nous n’allions jamais dans les galeries, la frontière entre elles et nous était trop prononcée. On regardait toujours sur Internet, c’est pour cette raison que nous avons réfléchi à ce qui pouvait être créé. Tu connais l’application Tinder ? C’est très facile à utiliser et tu peux voir beaucoup de personnes. On a voulu reprendre le même principe avec les œuvres d’art.
Vous étiez assez jeunes quand vous l’avez créée…
J’avais 19 ans à l’époque.
Tu dis dans un article que vous êtes nés sur Instagram. C’est grâce à ce réseau que tu t’es intéressé à l’art ?
Instagram existait déjà. Mon intérêt pour l’art à l’époque est venu de la vidéo de Jay Z, « Picasso Baby », avec la Pace Gallery. Je me suis renseigné sur les artistes dont il parlait, je me suis ensuite de plus en plus intéressé à des artistes moins connus, et l’idée de l’application nous est venue.
Techniquement parlant, quelles ont été les étapes de la création de votre entreprise ?
On a commencé sur Tumblr. Après, on s’est mis sur Instagram. Après 20K followers sur Instagram, on a créé l’application. Après 100K, on a commencé à organiser des expositions.
Pourrais-tu réexpliquer plus en détails ce que votre plate-forme propose, ce qui la différencie des galeries proposant des ventes en ligne ?
La différence, c’est qu’avec les sites Internet des galeries tu dois quand même chercher les artistes. Sur notre application, tu as juste à aimer ou ne pas aimer les œuvres et les profils d’artistes qui défilent, qui sont proposés. L’algorithme permet de cerner les profils. Si tu aimes beaucoup de sculptures, tu vas avoir plus de sculptures proposées. C’est comme ça que tu te crées ta collection et que tu es en contact avec l’art. Tu as un contact direct avec l’artiste.
Donc ils n’ont plus besoin de l’intermédiaire d’une galerie ?
Les galeries et les musées peuvent aussi avoir un profil sur l’application, mais certains artistes sans galeries s’inscrivent eux-mêmes.
Quelles interactions avez-vous avec les différentes institutions du monde artistique ?
Les personnes physiques ou morales téléchargent elles-mêmes les visuels d’œuvres sur l’appli. Différentes options existent aussi, suivant les besoins. En termes de droit d’auteur pour les images, ça fonctionne comme Instagram. Par contre, si un artiste ou une galerie vend une œuvre, nous ne touchons aucun pourcentage de vente.
Vous gérez tous les deux Instagram et Tumblr ? Comment choisissez-vous ce que vous présentez sur ces réseaux ?
Oui, on gère tous les deux. C’est un mélange d’artistes connus et moins connus, un Rothko peut côtoyer une œuvre récente, moins renommée.
Savez-vous si beaucoup d’utilisateurs sont aussi collectionneurs ?
Nous n’avons pas d’informations là-dessus, on a simplement le contrôle sur l’application et nos réseaux sociaux. Les collectionneurs que nous rencontrons sont ceux qui viennent à nos expositions, la dernière était en collaboration avec la galerie Unit London, à Londres.
Comment voyez-vous l’économie de l’art dans le futur ? Pensez-vous que les galeries physiques sont menacées ?
Non, pas du tout, je pense. On nous pose souvent cette question. Elles ne disparaîtront pas, parce que nous avons besoin d’elles. Tout comme le musicien a besoin d’un manager, l’artiste a besoin d’une galerie. Par contre, je pense qu’Instagram est le nouvel outil pour découvrir de nouveaux artistes, c’est l’ère de la « mine d’or Instagram » (New York Times). Mais tu peux plus ou moins vendre des œuvres sur ce réseau aujourd’hui, et ça va aller de plus en plus dans ce sens…
Since we launched in 2014, we have been busy curating art on Instagram, so the prospect of seeing the artists we have loved and shared online for real is an exciting prospect for us and our followers. Instagram is an incredible tool and a beautiful place – where it is possible to discover great art in all its wonderful diversity – but there is no substitute for seeing the art in real life.
Christian Luiten et Curtis Penning pour Arnet
Penses-tu qu’un artiste a véritablement plus de chances d’être visible et connu aujourd’hui avec ce genre d’application que vous avez créée ?
Oui, bien sûr. Par exemple, Jason Seife avait 12K followers sur Instagram avant notre exposition (qui reprend les œuvres de notre page Instagram). Après l’exposition à Londres, il en avait 21K. Donc oui, tout le monde a une opportunité. Le nombre de followers est important mais il faut surtout être attentif à qui te suit, c’est le plus important.
Certains artistes sont très suivis, mais penses-tu qu’ils vendent plus d’œuvres et vivent de leur art ? Est-ce révélateur ?
Pas vraiment. Sur Instagram, tout le monde peut avoir accès à l’art ; certains vont simplement aimer tes images, ils aiment mais n’achètent pas. Et comme sur Instagram, certains profils de notre application se disent « profil artistique », mais en fait ils postent de mauvaises vidéos tous les jours et ont des likes. Les followers importants ne les suivent pas.
Vous avez été en contact avec des commissaires d’expositions, des critiques, des galeristes ; en bref, des « professionnels » de l’art, mais vous n’avez jamais fait d’école d’art, vous n’étiez pas plus que ça intéressés par le monde de l’art et vous étiez très jeunes. Ça n’a pas été trop difficile d’acquérir une certaine « légitimité » dans ce milieu ?
Je pense que justement, ils nous aiment bien parce qu’on est jeunes, on a envie de changer des choses, on est très ouverts, on aime parler aux gens. Quand on dit qu’on n’a jamais fait d’études en rapport avec les arts, ils aiment encore plus puisque tout est une question de goût et d’œil.
Pour les expositions, comment choisissez-vous les villes ?
On rencontre les galeries. On choisit celles avec lesquelles on s’entend bien – bon, c’est souvent une équipe jeune –, et on se lance dans l’organisation. C’est comme ça que ça s’est fait à Londres. La prochaine exposition sera à New York, ce sera une exposition pop-up.
Vous aimeriez organiser des expositions pour des musées ?
Oui, on aimerait beaucoup, mais on attend pour le moment.
Qu’aimeriez-vous développer, améliorer ?
On n’y a pas encore vraiment pensé…
Traduit de l’anglais par Gaëlle Palluel.