Jérôme Clément-Wilz réenchante le monde. Que ce soit dans des longs ou court-métrages, dans des documentaires sur la guerre ou le fétichisme, ou dans les clips d’Odezenne (Matin, Novembre), le réel est toujours le matériau premier. Jerôme Clément-Wilz nous arrête au milieu du flot permanent d’images, il nous fait voir, il nous dit « Tiens, regarde, là il y a de la magie ». Et c’est un beau cadeau.
Manifesto XXI – Quelle est ta manière de travailler ?
Jérôme Clément-Wilz : Généralement je tourne seul. C’est un choix. Il se trouve que je filme souvent des gens qui me sont très proches et avec lesquels je noue un lien qui se complexifie au fur et à mesure du tournage. Souvent je mange avec mes personnages, je dors avec eux. En documentaire, on appelle ça des « personnages », des « persos ». Ça a du sens car, en documentaire, la personne qu’on filme a tendance à accéder à un rang de mythe d’une certaine manière, presque comme un personnage de fiction. C’est-à-dire que le reporter de guerre devient LE reporter de guerre, la mère devient LA mère. Je pense qu’un documentaire bien fait élève un être réel au rang de personnage. C’est là que ça devient du cinéma.
Quelle est ta différence d’approche entre le documentaire, le film, le clip ?
Je me définis en tant qu’artiste, en tant que cinéaste dont le matériau premier est le réel. Un peintre aura besoin de peinture, un musicien d’un piano. La métaphore de l’instrument de musique fait sens parce qu’il y a une véritable interaction avec la personne que l’on filme. On s’emporte l’un l’autre. Mon travail est à placer sous l’angle de l’empathie : je filme soit des gens qui me sont proches, soit des gens qui le deviennent au fur et à mesure du tournage. Et je vais réagir à ces personnes, à leur vie, autant qu’eux vont réagir à moi et à la caméra. Je ne fais pas de caméra cachée, je parle de derrière la caméra. Il y a souvent un jeu qui se fait. Je le compare à la psychanalyse parce que je joue le rôle du troisième œil, c’est-à-dire que les personnes filmées ont tendance à plus prendre conscience de ce qu’elles sont en train de faire du fait qu’elles sont regardées. Les personnes vont m’adorer puis me détester, souvent à l’image du regard qu’elles ont sur leur propre moi. Je me définirais donc comme artiste-cinéaste-documentariste parce que le réel, si tant est que ce mot ait un sens, est toujours à la base de mon travail. Je travaille toujours en rebond avec une personne, il est rare que je commence par un thème.
Peux-tu me parler un peu de Karen, le personnage au centre de ton documentaire Être-Cheval ?
Il y a des périodes où elle est plus en femme, d’autres plutôt en homme. Le cadre d’Être-Cheval est une pratique qui s’appelle le pony play, qui consiste à prendre les attributs du cheval, les attributs purement physiques – la queue, les sabots, la crinière –, et les attributs fabriqués par l’homme que sont les rênes, la selle. Ces pony boys ou pony girls sont dressés par un hander, un dresseur.Il faut savoir que c’est une pratique qui a existé bien avant l’aspect fétichiste qu’on peut en connaître maintenant. C’est-à-dire qu’on a des dessins de pony play sur des vases grecs, Cocteau en a fait des dessins. Dans de nombreuses cultures chamaniques, en Russie et aux États-Unis, on a une identification à l’âme du cheval au sein de certains rituels.
Maintenant le pony play est essentiellement associé aux cercles fétichistes, mais il y a autant de manières de pratiquer le pony play qu’il y a de pony players.
À la base de ce film, il y avait cette pratique et surtout la rencontre avec Karen, qui est un personnage d’une grande profondeur, d’une grande dignité, d’une grande complexité. Karen est un personnage errant, elle n’a pas de maison. Elle va d’un lieu à un autre pour essayer à chaque fois de nouvelles pratiques, qui sont de l’ordre du bondage, du SM, du pony play. Ensuite, il y a mon regard sur sa pratique, qui est un regard essentiellement mystique. J’ai essayé à travers Être-Cheval de faire sentir ce que ça pouvait être de franchir la frontière entre la femme et le cheval, la frontière entre l’homme et l’animal, la frontière entre la vie et la mort.
En fait, ce que je trouve très fort dans le pony play, c’est qu’on remet en cause tout ce qui fait le fondement même de notre cogito. C’est-à-dire « je suis un homme, j’ai un sexe, je suis vivant ». Le pony play remet en cause tout ça et fait basculer dans un autre monde. C’est une sensation qu’on peut avoir par exemple quand on se fait attacher, ou suspendre. Le « subspace » est un état, presque de transe, dans lequel on rentre, qu’on pourrait traduire par « l’inframonde », qui est un état de conscience assez étonnant, que j’ai déjà ressenti. Le fait d’être entravé, de s’abandonner – c’est vraiment quelque chose de très important, l’abandon –, de perdre ses sens humains, on rentre à l’intérieur de soi et l’intérieur de soi devient une sorte d’image de l’univers. C’est compliqué à montrer dans un film. En tant que cinéaste, chef opérateur et chef opérateur son, c’était tout l’enjeu pour moi : comment faire plonger le spectateur dans cet inframonde.
Et le clip ?
Le clip est de la fiction totale. Il est parti d’un chêne multiséculaire auquel j’ai eu l’idée de suspendre Karen, en position de cheval, et de la faire monter par les amantes de Foxie, son dresseur. Dans beaucoup de rituels vikings ou amérindiens, les gens se font suspendre aux arbres. C’était à la fin du tournage du documentaire. J’avais l’envie de créer cette cérémonie étrange dans laquelle tous les liens qu’on avait créés au cours des semaines qu’on avait passées ensemble seraient mis en scène, rendus physiques, explorés. Quand Karen a été détachée, on a effectivement eu le sentiment d’avoir vécu quelque chose ensemble, d’avoir traversé un monde étrange.
À l’heure de la numérisation, de la profusion des informations, quelle est la place donnée au documentaire ?
Le point de départ de ma réflexion est celui-ci : on est complètement submergés par des photos, des vidéos, des enregistrements audio, c’est-à-dire que la vie entière est documentée. Les chiffres sont complètement dingues ! Je crois que maintenant il y a 48h de vidéos qui sont postées toutes les dix minutes sur YouTube. Donc une profusion d’images, une profusion de réel dans laquelle nous sommes absolument perdus.
Ma question est celle-ci : quelle est ma place en tant que documentariste au sein de cette espèce d’amoncellement de réel ? Le mot de « documentaire » est peut-être moins justifié que jamais, maintenant que le document ne manque plus. Mon rôle en tant que cinéaste est d’une part de donner un sens. C’est pour cela que le montage est très important car les images sur Internet ne sont pas ou mal montées. Il s’agit de créer un monde qui ait un sens, qui emmène le spectateur dans un univers qui a sa transcendance. C’est là, en tant que cinéaste, que l’on peut espérer arrêter le spectateur dans son flot d’images, le faire se poser. C’est en l’emmenant dans une forme qui soit transcendante, universelle et qui réenchante le monde. Qui l’emmène dans le monde du Beau si possible. Et là, effectivement, on a gagné le pari. Dans un monde où tout glisse, l’enjeu n’en est que plus beau : être capable d’arrêter le spectateur et de lui dire « attends, regarde, il y a de la magie ». Je le fais aussi en tant que croyant.
Quelle est la place de la croyance dans tes créations ?
Je ne donne pas à mes films, je donne à Dieu. Je sais pour qui je bosse. Je sais qui est le patron. Et pourtant je fais des films sur les fétichistes, les homosexuels. Étant croyant et mystique, la manière dont je vois le monde et la manière dont je crée visent complètement à la transcendance. Il s’agit de voir le monde comme une cathédrale. Le fait de croire que chaque animal, chaque plante a une âme, change complètement la manière de les filmer. Il y a quelque chose de très précieux dans chaque geste que je fais. Quelle que soit la forme, courte ou longue, j’essaie de faire en sorte que cette forme soit une sorte d’accès au sacré, y compris quand je filme la guerre.
Dans ton film Un Baptême du Feu, un des personnages dit dans un moment de danger : « On ne va pas tenter le diable pour une photo ». Peux-tu commenter ?
Moi je tente le diable pour chaque vidéo ! Il se trouve que chaque film que j’ai fait a remis en cause mon intégrité, qu’elle soit physique ou mentale. Je me suis mis en danger dans presque tous mes films. Pour Un Baptême du Feu, évidemment, il y a eu une mise en danger physique.
Dans d’autres films, il y a un tel engagement affectif, émotionnel, éthique, qu’effectivement la fabrication d’un film peut s’apparenter à un chemin initiatique où on se retrouve affaibli, on y laisse des morceaux de soi, on gagne des cicatrices et en même temps on en sort grandi. Je parie quelque chose. Il est clair que dans chaque aspect de ma vie, j’essaie d’avoir l’engagement le plus total possible. Un tricheur, c’est quelqu’un qui joue avec les codes, sans se mettre en jeu lui-même, il sait plaire. J’essaie de ne pas être un tricheur.
La sexualité revient souvent dans ton travail, que ce soit dans la série de documentaires sur la sexualité à travers le monde, le fétichisme, le BDSM, etc. Quelle est ton approche de la sexualité ?
Ce sont effectivement des thématiques qui m’intéressent beaucoup. Car la sexualité est un moment de sa vie où on révèle beaucoup de soi, où on interroge beaucoup de soi : l’identité, la capacité à s’abandonner. C’est à la fois quelque chose de très personnel et de très social. Dans Être-Cheval, il est question certes de pratiques fétichistes mais où la sexualité n’existe pas ou alors de manière très décalée. On arrive plus à la notion de libido au sens freudien, c’est-à-dire qu’on identifie la libido à la puissance de vie. C’est une charge érotique sans objet qui devient mystique. Dans le clip que j’ai fait pour Odezenne, j’ai filmé un couple de gens qui font l’amour pour la première fois et qui font même un enfant.
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=Px9a2LjW7-M]Peux-tu me parler un peu plus de ton travail pour les clips d’Odezenne ?
J’ai fait le premier clip documentaire pour Odezenne, Novembre, sur les combats de rue qui ont eu lieu dans Paris et dans d’autres villes au printemps dernier. Puis on s’est dit que ce serait une trilogie. Pour le deuxième clip, je voulais filmer un ami, un marin-pêcheur-punk. Je n’avais pas d’autre programme. Mais mon ami me prévient juste avant le début du tournage qu’une fille, qu’il ne connaît pas trop mais qui lui plaît, arrive. Je commence tout naturellement à les filmer tous les deux. Au lieu de filmer un marin-pêcheur, je filme les premiers jours d’un amour naissant. Et c’est beau. Il se passe quelque chose d’assez magique entre eux et même à trois. Il y a eu une relation à trois qui s’est formée, très douce, très belle, que je comparerais à la relation que j’ai eue avec Karen et son dresseur. Il y a une sorte de mini-famille qui se crée. Le filmeur fait partie de l’importance que peut avoir ce moment. Le fait que ce moment soit filmé lui donne une certaine immortalité, un aspect précieux. À la fin de ces quelques jours, après les avoir filmés en train de faire l’amour, on s’est dit que quelque chose venait de se passer. Je rentre à Paris et quelques jours après mon ami m’appelle pour me dire qu’Hannah est enceinte et qu’ils vont se marier.