Le groupuscule aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii est un collectif d’artistes formé de deux entités bien distinctes, Alice Lescanne et Sonia Derzypolski. De leur connexion mystérieuse, elles font émerger un univers entre art visuel et art vivant, beaux-arts et arts populaires, sujets sérieux et mauvaises blagues.
Le Centre Pompidou vient d’acquérir une de leurs œuvres : une édition intitulée PIF, sous-titrée « La critique d’art ». Très concrètement, cette œuvre-édition se compose d’une pochette contenant un livre « Que sais-je ? », d’une brochure écrite par les artistes et d’un gadget : un bulbe de tulipe. Les négociations pour son acquisition ont duré deux ans, publiées sur la plateforme Négopif. En échange de l’œuvre, le Centre Pompidou a organisé une cérémonie-performance d’entrée du PIF au musée, où les artistes ont pu prononcer un discours en lieu et place du Centre Pompidou, et inversement.
Absurde ? L’univers des artistes l’est en effet, mais à première vue uniquement.
Manifesto XXI – Avant de commencer, souhaitez-vous apparaître sous la même voix, ou séparément comme Alice et Sonia ?
Non, on préfère parler ensemble.
Comment vous êtes-vous rencontrées et comment avez-vous commencé à travailler à deux ?
Question facile ! On s’est rencontrées aux Beaux-Arts, où nous avions chacune une pratique en arts visuels. C’était notre troisième année d’études et au bout de quelques mois de collaboration, on a décidé de fusionner. Ensemble, on s’est rendu compte qu’on pouvait faire un travail complètement différent, de l’ordre de la performance, appuyé sur des textes, et en lien avec des images qu’on fabrique nous-mêmes ou qu’on trouve ailleurs. Et parce que c’est plus amusant, le travail à deux.
Vous prenez également beaucoup en compte le public dans votre travail. Est-ce cet intérêt pour le dialogue et le public qui vous a amenées vers la performance et les arts du spectacle ?
Ce n’est pas précisément cela, mais c’est important pour nous d’être compréhensibles, recevables. Donc il y a une grande prise en compte du public et de la manière dont on va s’adresser à lui dans nos spectacles. Justement, si notre travail se limitait à une production uniquement visuelle, on pense qu’elle ne suffirait pas à transmettre tout ce qu’on a envie de raconter.
Le fait de travailler en duo est déjà un pas vers le lien avec le public. Lorsqu’on discute entre nous, on doit d’abord se convaincre nous-mêmes, donc le fait de travailler à deux implique déjà le besoin de faire en sorte que l’autre comprenne. C’est sans doute pour ça qu’on dérive lentement de l’art visuel, en s’éloignant tranquillement sur notre petite barque pour aller plutôt vers les arts vivants… Mais on y va à la rame, tranquille !
Dans notre travail, l’ensemble doit […] être surprenant et permettre de soulever des questions qui nous tiennent à cœur. Mais jusqu’à présent, nous n’arrivons pas nous-mêmes à y apporter des réponses.
Comment vous est venue l’envie de travailler autour de la collection encyclopédique « Que sais-je ? » ? C’est au 104 CENTQUATRE, lieu de création et d’exposition où vous êtes artistes associées depuis trois ans que le projet a commencé ?
Non, c’est une idée qu’on avait depuis très longtemps et qui a pris forme au 104.
[Sonia se lève en me disant qu’elle ne résiste pas à l’envie de me « montrer », et ouvre l’armoire forte qui se trouvait derrière moi. Là, les exemplaires de la collection particulière des « Que sais-je ? » de aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii ! Un trésor de huit ou neuf cents livres entassés les uns au-dessus des autres avec leurs couvertures rayées et colorées.]
Ça fait maintenant quatre ans qu’on travaille sur les « Que sais-je ? » et on touche à la fin du cycle. On a commencé à collectionner les livres sans vouloir particulièrement en faire un projet… Et c’est en constituant au fur et à mesure la collection que nous est venue l’envie. On a tiré de la collection « Que sais-je ? » deux projets extrêmement différents. Le premier, c’est une création de plateau (donc plutôt théâtrale) qui part d’une analyse politique de la collection et qui aborde la question de l’égalité, en partant du constat qu’ils ont tous 128 pages, qu’ils sont tous commercialisés au même tarif – 9€ –, et qu’ils ont tous un uniforme – la couverture à rayures.
On considérait que c’était une bonne piste de base pour parler de l’égalité des sujets, entendue dans son double sens : le sujet thématique d’une part, et le sujet citoyen, politique, d’autre part. Ce premier projet était donc un spectacle où nous tenions une conférence, accompagnées de deux comédiens qui intervenaient.
Extrait de la conférence-spectacle « Le titre du spectacle est : aléatoire », 2015
Le deuxième projet, c’est donc notre édition PIF, le versant économique de notre analyse de la collection des « Que sais-je ? ». Ce projet part donc du même constat, qu’ils sont tous commercialisés au même tarif, mais avec un autre point de vue sur la question… Car si justement tous les sujets sont au même prix, ça peut aussi vouloir dire que tous les sujets se valent, ce qui alimente le relativisme, voire le nihilisme ! Donc on peut voir la collection « Que sais-je ? » soit comme quelque chose de formidable qui promeut l’égalité, soit comme quelque chose qui fait la promotion du relativisme.
Les pochettes du Prix du PIF, c’est un projet qui part de cette analyse du relativisme. Nous les avons conçues dans l’idée qu’il fallait qu’on différencie nous-mêmes les « Que sais-je ? », qu’on les hiérarchise avec nos propres tarifs ! Et puis, on s’est dit que ça ne suffisait pas, et que ces pochettes étaient justement prétexte à fabriquer du discours : expliquer comment on a fixé ces tarifs et le système de valeurs qu’on propose, essayer de convaincre les gens d’en acheter alors que les tarifs sont absurdes, ou négocier. Puisqu’il se trouve qu’il y en avait un dont nous avions fixé le prix « À débattre » et que le Centre Pompidou l’a pris, on a saisi l’aubaine pour leur proposer une négociation ! Le PIF, c’est un projet à tiroirs qu’on mène depuis longtemps, et auquel on souhaite encore une longue vie en fonction de nos interlocuteurs.
Lorsque vous avez commencé Négopif, la négociation autour du Prix du Pif avec le Centre Pompidou, avez-vous défini des règles dans vos échanges auparavant ?
Non. Par contre on s’était tous mis d’accord sur le fait qu’on souhaitait que ça dure longtemps. On avait convenu avec eux qu’on allait leur faire des propositions qu’ils allaient très certainement refuser, qui ne seraient pas facilement acceptables, pour qu’il y ait une longueur, un échange et une fiction qui puissent s’installer. Par contre, on pensait que les choses s’arrêteraient au bout d’un an, et en fait ça a continué !
Le prix du PIF est présenté comme une édition performance. Quel statut donnez-vous aux pochettes ? Des livres d’artistes ? Des documents de performances ?
Oui, des livres d’artistes. Mais surtout, on ne se prend pas trop la tête sur ce genre de questions. Typiquement, quelqu’un nous avait demandé sur un stand si nos pochettes étaient signées et numérotées : la réponse est « non » ! Ce n’est pas du tout la préciosité de l’objet, ou même son statut, qui nous intéressent. Notre seul principe, auquel on se tient, c’est qu’une fois qu’on a vendu un PIF, on ne remet pas en pochette le même « Que sais-je ? » deux fois. Donc chaque exemplaire est unique par le « Que sais-je ? » qu’il contient.
Dans votre première lettre au Centre Pompidou, vous vous définissez comme réalistes et non comme dadaïstes… Vous n’êtes pas plutôt entre les deux ?
Alors, petit point sur notre méthode d’écriture (rires) : notre méthode d’écriture nous amène à écrire des choses que nous ne pensons pas !
C’est-à-dire que quand on construit les lettres de Négopif, et comme beaucoup d’autres choses dans notre travail, l’ensemble doit se tenir, doit être surprenant, et permettre de soulever des questions qui nous tiennent à cœur. Mais jusqu’à présent nous n’arrivons pas nous-mêmes à y apporter des réponses que nous pouvons soutenir en te regardant dans les yeux ! Les postures qu’on prend, que ce soit dans nos lettres ou nos spectacles, sont des postures fictives. Ce sont des moteurs pour faire avancer un raisonnement, une narration, et aussi des blagues !
Il y a un petit côté anti-institutionnel dans votre choix de rendre les négociations publiques et dans le contenu de vos lettres au Centre Pompidou…
C’est le jeu ! Le fait de négocier publiquement avec eux, ça interroge déjà leur système, puisque quand ils acquièrent une œuvre, la fixation du prix reste toujours secrète. Nous trouvions ça intéressant que les négociations puissent être publiques, pour un objet qui n’a pas une grande valeur pour nous qui ne sommes pas connues. Pour eux, c’est déjà se remettre en cause (ou au moins discuter de leur manière de faire) et on avait envie de pousser ça au maximum dans un jeu pour qu’eux-mêmes se sentent à l’aise de discuter de ce qu’ils font. On pense que ça a été le cas, parce que dans leurs lettres, ils montrent pas mal de second degré sur leur métier. Du coup, avec la performance de remise du PIF, on pousse ça au maximum…
Vous considérez ces échanges épistolaires comme une œuvre à part entière ?
Oui, on souhaite d’ailleurs en publier l’intégralité, les échanges et nos discours de remise du PIF, pour que ce ne soit pas perdu, et parce qu’il y a beaucoup de lettres maintenant. Ce sera plus agréable à lire sur papier.
Vous êtes en relation avec les PUF ?
On y travaille. Notre objectif, c’est de négocier avec les PUF pour qu’ils acceptent qu’on écrive le « Que sais-je ? » sur les « Que sais-je ? ». Jusque-là, on avait très peu de relations, mais là, on est enfin en relation avec la personne qui s’occupe de la collection « Que sais-je ? » au sein des PUF. On devrait le rencontrer courant janvier sur notre stand du Prix du PIF… Aujourd’hui, on estime avoir fini pour ce qui est des créations sur les « Que sais-je ? », mais si un jour on peut avoir cette occasion-là, ce serait réellement le pied !
L’absurde et l’humour, c’est un peu notre manière de se positionner dans quelque chose de contre-culturel, mais par le langage.
L’absurde et l’humour, est-ce que ce sont pour vous des contre-langages, comme on parlerait de contre-cultures ?
Oui, c’est nécessaire ! Nous avions fait un projet notamment qui s’appelait Pardon du jeu de mots, c’était une petite conférence en introduction de laquelle on prenait la défense du mauvais jeu de mots, celui du plus mauvais goût. C’est justement dans le « Que sais-je ? » consacré aux jeux de mots qu’il est expliqué comment on détruit le langage par un mauvais jeu de mots : faire un mauvais jeu de mots, c’est se positionner contre le langage. Donc contre un certain ordre établi. En fait, l’absurde et l’humour, c’est un peu notre manière de se positionner dans quelque chose de contre-culturel, mais par le langage.
Vous cherchez à toucher un public varié si je ne me trompe pas, c’est difficile de toucher tout le public que vous souhaitez ?
Pour Négopif, clairement le public qu’on touche est plutôt un public de lecteurs et d’amateurs d’art contemporain. Après, justement, dans notre écriture on essaie toujours d’éviter les effets de citations ou les références un peu sous-jacentes qui pourraient éloigner certaines personnes, les exclure parce qu’ils ne partageraient pas la même culture et ne se sentiraient pas légitimes d’être dans l’auditoire. Ce n’est pas quelque chose qu’on aime beaucoup, la citation d’érudit.
En ce qui concerne la variété du public, on vient de présenter au 104 un spectacle plutôt dédié à un public adolescent, Qui veut voyager loin choisit sa monture, et ça a bien fonctionné !
Présentation du spectacle « Qui veut voyager loin choisit sa monture », 2016
Un nouveau projet de spectacle en cours de création ?
Oui, et cette fois-ci on commence une nouvelle collection constituée de stylos, de crayons et de gommes gadgets, dont les formes outrepassent leurs fonctions premières, comme un stylo en forme de cactus, ou une gomme en forme d’œuvre d’art. Ensuite, à partir de cette collection on a plusieurs pistes… On veut poser des questions sur notre mode de pensée moderne. Ça poursuit un peu notre réflexion sur le savoir, mais notre point de départ, c’est de considérer que ces outils sont dotés d’une puissance occulte, puisque dès lors qu’ils ont une forme particulière, ils influencent notre manière de penser, et de retranscrire nos pensées par écrit.
Et là, typiquement, on a sorti le « Que sais-je ? » consacré au paranormal !
Et votre rapport à l’histoire de l’art ?
Alors… Notre peintre préféré, c’est Magritte ; notre couleur préférée, c’est le rose ? Bleu ? (rires) L’histoire de l’art ? On ne sait pas… C’est un ressort. S’appuyer sur des œuvres d’art pour raconter autre chose, c’est rigolo et c’est efficace. L’histoire de l’art, c’est bien à partir du moment où c’est quelque chose de commun que tout le monde partage, pas si c’est encore une fois des citations, pour exclure. Donc c’est un matériau comme un autre, comme les crayons, les gommes ou les « Que sais-je ? ». Si on peut détourner des références, des savoirs ou des choses mises sur un piédestal, tant mieux !
Si on peut détourner des références, des savoirs ou des choses mises sur un piédestal, tant mieux !
Pour voir aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii, elles présenteront leur conférence du Prix du PIF le 27 février 2017 à la fondation Ricard ! Ou retrouvez-les sur :
et les drôles et inspirantes lettres des Négopif en ligne !