En Éthiopie, l’information et la presse sont la mainmise du gouvernement. Des artistes ont donc décidé de s’exprimer librement à travers l’art, la poésie, la musique. Ils adoptent l’approche « Wax and Gold », une forme traditionnelle de poetry jazz en Éthiopie. La cire désigne le sens évident (« wax« ) et l’or, le sens caché (« gold« ). Cette tradition n’est pas près de s’éteindre !
La poésie en Éthiopie, un moyen d’expression et de communion
Alors que les arts visuels y sont très censurés (notamment le cinéma), la culture de la poésie orale et de la musique jazz est très puissante et joue un rôle social important. Mais ces performances poétiques et musicales, entre récitation et improvisation, ne sont pas destinées à être diffusées. Les enregistrements audios et vidéos sont plutôt rares, et c’est grâce à la présentation de la série de workshops « A-B-A-B-A : from hear to here » (fruit d’une collaboration entre l’Institut für Raumexperimente de l’université des Arts de Berlin et de l’Alle School of Fine Arts and Design d’Addis Ababa University) que j’ai pu découvrir le « Wax and Gold », qui est certes une tradition, mais surtout un mouvement artistique et intellectuel encore bien actuel et qui gagne à être connu.
Le poetry jazz, une expérience collective poétique et sociale
Les performances de poetry jazz sont avant tout des expériences collectives et participatives : le public y est invité à chanter, déclamer, fredonner. La frontière qui le sépare des performeurs est si mince qu’elle crée un sentiment de communion tout en favorisant l’expression spontanée de chacun. Le « Wax and Gold » est une poésie populaire, qui s’adresse à tous et peut être composée par tous. En tant que pratique collective, elle s’exerce dans des lieux publics, mais pas n’importe lesquels : à Addis-Abeba, on peut vivre cette expérience esthétique et sociale une fois par mois au Ras Hotel. La capitale éthiopienne est le haut lieu de cet art, et plus encore : « Poetry is really considered a force shaping Addis Abeba today » (Eric Ellingsen, essai « In the Listenings: The Gold Waxes », World Literature Today, janvier/février 2015).
Un mouvement artistique actuel, entre Addis-Abeba et Berlin
C’est un véritable mouvement artistique et intellectuel qui se développe à Addis-Abeba, avec des chefs de file comme Mihret Kebede, directrice-fondatrice du Netsa Art Village, membre fondatrice et manager de Tobiya Poetic Jazz, et Robel Temesgen, avec qui elle a organisé le workshop « Wax and Gold » à Addis-Abeba – un workshop autour de la liberté d’expression artistique (du 8 au 17 juillet 2013 au Netsa Art Village, financé par le Prince Claus Fund for Culture and Development, organisé par Netsa Art Village, avec le soutien de l’Alle School of Fine Arts and Design, l’université d’Addis-Abeba). Dans la continuité de ces projets, il faut compter la conférence internationale « Future Memories » en septembre 2014, délivrant une réflexion sur les frontières géographiques et symboliques entre les hommes et les pays.
Cette effervescence de projets artistiques et poétiques est portée par un groupe dynamique d’acteurs culturels. Ce réseau s’étend, depuis deux ans, à Berlin : en juillet 2014, le workshop « A-B-A-B-A : from hear to here » a donné lieu à une performance à la Volksbühne de Berlin et à un film éponyme, dirigé par Clara Jo. Ces travaux ont été présentés de nouveau le 26 octobre dernier, à l’occasion de l’exposition « Uncertain States – Artistic Strategies in States of Emergency » à l’Akademie der Künste (Berlin). La projection du film de Clara Jo et la performance de poetry jazz par Robel Temesgen et Rike Scheffler furent suivies d’une discussion, menée par Olafur Eliasson, autour de la portée politique du « Wax and Gold ».
Un projet expérimental et transnational
Le workshop « A-B-A-B-A : from hear to here » est un projet expérimental. Il reprend la tradition de poetry jazz pour l’appliquer à un contexte international. Il met en scène des poètes de pays, de cultures, et surtout de langues différentes : l’amharique, l’allemand et l’anglais se mêlent, ainsi que les styles musicaux. Les performances associent la musique jazz, la parole poétique et la musique électronique contemporaine. Comment ne pas penser aux fameux éthio-jazz (style musical né dans les bars d’Addis-Abeba lors de la seconde moitié du siècle dernier et porté par la figure emblématique Mulatu Astatke), qui lui aussi alliait musique traditionnelle et musique moderne ? Mais ce workshop de poetry jazz est d’autant plus novateur qu’il ajoute à cette fusion les éléments poétiques et musicaux d’une autre aire géographique.
Dépasser les frontières de la langue : l’intraduisible poétique
L’écart de langues entre les participants du workshop aurait pu être un obstacle s’il n’avait pas été ici question d’un autre langage, celui des poètes. Rike Scheffler disait justement lors de cette conférence que ce qu’elle a trouvé si beau dans cette collaboration avec des poètes éthiopiens, c’est qu’ils communiquaient à travers les mouvements, la connexion des corps, la musique, dans un espace de mots et de poèmes. La fusion entre le jazz et la poésie prend alors tout son sens : la parole poétique est un chant fait de sons et de rythmes et elle exprime autant à travers cette matérialité sonore qu’elle ne le ferait par le sens des mots.
Pendant la performance de poetry jazz à l’Akademie der Künste en octobre dernier, une phrase forte de Robel Temesgen a attiré mon attention : « Journalists are terrorists », scandait-t-il avec assurance (en référence à la lourde censure exercée contre des journaux indépendants en Éthiopie), tandis que les phrases en amharique restaient incompréhensibles. Parfois, le chant poétique se passait de mots : la voix, les bruits de la bouche se mêlaient alors au bourdon électronique. Chaque spectateur comprend ce qu’il peut selon ses connaissances linguistiques et vit donc à sa manière ce moment musical et poétique. Pourtant, une communion s’opère dans l’expérience même de l’incompréhension et de son dépassement dans l’émotion, car l’art s’adresse au cœur. L’œuvre est donc intraduisible et se doit de le rester. Ainsi, la performance « Honey I’m Home » de Rike Scheffler est certes en allemand, il n’en est pas moins certain que la douceur de sa voix et la force de sa diction touchent également les non-germanophones.
Olafur Eliasson a centré la discussion sur l’idée de l’art comme action. Puisque la diction poétique est tributaire des mécanismes corporels de projection du son, elle rend les mots physiques. L’air est poussé et le mot devient son. Le poème est donc un acte d’expiration. Le public a aussi un rôle actif, car écouter, c’est interpréter. Mais ce qu’il faut surtout retenir de cette analyse, c’est que le poème est un acte.
« Old News » de Robel Temesgen : crise politique, approche poétique
La poésie peut-elle être un moyen d’agir face à une crise socio-politique ? L’Éthiopie fait partie des pays exerçant la censure la plus forte, selon le CPJ (Committee to Protect Journalists). Cette situation politique muselant toute liberté d’expression et d’opinion ne semble pas s’arranger : en 2014, dix journalistes et blogueurs furent emprisonnés. La presse indépendante est depuis destinée à l’exil ou à être harcelée par le gouvernement qui vient de déclarer, le 9 octobre 2016, que le pays serait dès à présent soumis à six mois d’état d’urgence.
Face à cela, l’artiste Robel Temesgen a choisi l’approche « Wax and Gold ». Le recours à la poésie lui a permis, grâce à son caractère suggestif, de parler de cette crise sans se mettre en danger, ainsi que les auteurs qu’il cite. Incluant dans ses œuvres graphiques de véritables informations, tirées des archives de ces journaux censurés, Robel Temesgen a créé ce qu’il appelle des « non-conventional archives ». L’œuvre oscille entre le littéral et le suggestif, le documentaire et le poétique. Elle est aussi éminemment politique : en tant que document d’archives, elle est un lieu de mémoire du passé, mais l’approche poétique fait de cette œuvre le point de départ pour une réflexion sur le présent.
Pour Olafur Eliasson, l’œuvre d’art doit être capable de nous écouter, plus que de nous dire : « Aller à une exposition, c’est aussi se voir soi-même » (Akademie der Künste, 26 octobre 2016). Robel Temesgen a créé une œuvre qui écoute : elle est la caisse de résonance d’une crise politique et sociale qui dure, et offre un espace de liberté et d’expression aux voix qui furent réprimées. Mais il est bien question ici du présent. Réactualisant les événements tragiques d’un passé très proche, l’œuvre fait écho, pour le public, à des questionnements sur la liberté d’expression encore bien actuels pour de nombreux pays.
Action, pouvoir et responsabilité : les artistes sont des super-héros
« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » : cet adage ne vaut pas que pour Spider-Man, mais aussi pour nos super-héros du monde culturel, ceux qui sont intégrés au système, ceux qu’on écoute. Ils ont le pouvoir et le devoir de parler, tout en ayant conscience des conséquences et des limites de leurs actes. Si Robel Temesgen a pu, grâce à la poésie, exprimer et rendre public ce que les journalistes indépendants éthiopiens ont dû taire, il est conscient que ce pouvoir détenu par les poètes doit être limité par des considérations d’ordre éthique. Les participants du workshop croient en la force de l’art. Ils portent les maux, mais aussi l’espoir. Ils conçoivent l’art comme parole et écoute, action et réflexion, et forment ensemble un terreau fertile pour un art sans frontières, éthique et politique.
En savoir plus :
« poetry nights » : 27 février 2015 à Addis-Abeba, 26 octobre 2016 à Berlin
Bande-annonce du film de Clara Jo