Sugar Tata (2023) est une performance qui s’élabore comme un cheminement vers la guérison. Au gré d’une itinérance scénique, son autrice Pao nous emporte à travers différents tableaux qui dépeignent les multiples réalités du sucre. Produit colonial, produit de pouvoir, produit de dépendance, produit de sang : le sucre est bien moins blanc et innocent que ce que les marketings publicitaires s’efforcent à nous faire croire.
Entre une mariée satyrique, presque burlesque, dansant sur le hit commercial américain « Sugar Honey » au début du spectacle, et un bain magique – symbole d’un retour à soi- en fin de performance, notre dépendance au sucre s’immisce en creux et s’en trouve questionnée. Quel est notre rapport au sucre ? A quel point avons-nous conscience de ses risques sur notre santé ? De son omniprésence dans nos assiettes ? De son omnipotence décisive dans les histoires d’effacement des peuples et des cultures des pays dits du Sud (aussi appelés “pays MAPA”*)? Liant la « petite histoire » de son corps racisé atteint du diabète, et la « grande histoire » des colonisations, de la déportation de millions d’Africain·e·s, et des magouilles des lobbies mondiaux de l’agroalimentaire, Sugar Tata est une création incontestablement courageuse. A la fois mise en abîme dans les faces cachées politiques mortifères du sucre et bataille personnelle, en front face à l’addiction.
Pao est une artiste Suisso-Nord Africaine basée à Genève (CH). A côté de sa pratique artistique, elle travaille au sein de l’association Viol-Secours, qui œuvre à soutenir des femmes victimes de violences sexuelles et sexistes. Elle fait de la prévention contre ces violences auprès du grand public. Forte de son bagage d’études en sciences sociales, et de sa décennie de militantisme anarchiste, Pao tisse au fil du temps, avec vulnérabilité et sincérité, une recherche qui questionne aussi bien son rapport au sucre, à son corps gros, à ses identités culturelles, et à sa position de meuf queer dans cette société. Que ce soit par le rap, la peinture, le dessin, le djing, l’écriture ou encore la performance, elle sublime ses expériences douloureuses par l’expression artistique.
Les entreprises transnationales font du sucre leur business. C’est un business très lucratif, pourtant aussi nocif que le tabac ou les armes.
Pao
Lorsqu’elle assiste à l’atelier « Performer l’intime » de Rebecca Chaillon en 2022, au Théâtre de l’Usine à Genève, Pao est en plein diagnostic de diabète. Les participant·e·s sont invité·x à performer sur scène autour d’un aliment, elle choisit le sucre. Se crée alors tout de suite un lien entre la scène, le sucre, et sa maladie. Une maladie qui se découvre comme une présence insoupçonnée avec laquelle il faut désormais composer, et qui prend une place considérable. « Qu’est-ce que je peux manger ? Ou pas ? Qu’est-ce que c’est, manger équilibré? » : il est temps de ré-apprendre les bases de la nutrition, et force est de constater que ces bases-là, finalement on ne les apprend pas vraiment, ni à l’école, ni nulle part. « Manger des pâtes le soir, mauvaise idée, à moins d’être un·e sportif.ve de haut niveau » me dit-elle. « Au début de mon diagnostic, les médecins m’ont conseillé de supprimer tous les sucres. Mais quand tu supprimes le sucre, il faut manger du gras, du bon gras. ». S’ensuit une découverte des aliments, de leurs valeurs nutritionnelles, de comment les combiner ensemble, ou pas. Bien que cela puisse sembler intéressant, il est très dur, mentalement, de devoir faire cet apprentissage dans la détresse que provoque un diagnostic à l’âge adulte. Un âge auquel nous avons toustes beaucoup de responsabilités et de choses à gérer… D’autant plus quand on se heurte aux mauvaises prises en charge des médecins, et à leurs biais racistes et grossophobes. Pao énumère les humiliations et les manques de professionnalisme cruels du corps médical : « Quand j’ai eu mon diagnostic, on m’a dit en gros ’’vous avez mal mangé, voilà maintenant vous êtes malade » . La culpabilisation de la patientèle et le manque de prise en considération des corps gros et non-blancs sont malheureusement des phénomènes quotidiens, inscrits dans l’histoire de la médecine occidentale.
Le diabète est une maladie chronique, c’est-à-dire une maladie évolutive, de longue durée, avec un impact conséquent sur la vie quotidienne. Le corps produit la molécule d’insuline qui va capter le sucre dans les aliments ingérés, afin de les décomposer, pour que les muscles puissent utiliser par la suite cet apport d’énergie. Le diabète survient quand il y a un problème avec l’insuline, que ce soit lié à sa production (le pancréas n’en crée pas suffisamment), ou à un malfonctionnement de son utilisation. Quand le sucre n’est pas traité correctement dans le corps, il reste dans le sang et se stocke là où il peut (ventre, organes…). A terme, une non-prise en charge de ce dysfonctionnement peut causer une dégradation progressive du corps (organes, nerfs des extrémités des pieds et des mains, etc.), jusqu’à en mourir dans les pires des cas.
Il y a des populations entières qui sont condamnées à développer des diabètes.
Pao
Dans ses recherches pour comprendre sa maladie, Pao découvre qu’elle n’est pas aléatoire. Des facteurs sociaux importants déterminent une exposition plus forte au diabète : la pauvreté, l’exploitation, l’accès à la santé, aux soins, mais aussi les conséquences de l’assignation raciale. Dans les pays MAPA exploités – notamment au Maghreb ou en Amérique Latine (particulièrement au Mexique) – le taux de diabète est très élevé. L’accès à une nourriture de qualité y est quasiment impossible. En effet, les produits agricoles locaux sont soit destinés à l’exportation vers les anciens empires coloniaux, soit vendus trop cher. Cela est dû notamment à l’hyper-spécialisation de certaines régions du sud dans la production de matières premières, destinées ensuite à être exclusivement vendues aux pays du nord. Les produits alimentaires les plus accessibles restent alors des produits transformés avec une teneur en sucre extrêmement élevée, et il faut bien manger pour vivre. Pao m’explique que cette situation sanitaire désastreuse est arrivée après les décolonisations, dans les années 1810-1820 en Amérique latine et dans les années 1950-1960 en Afrique et en Asie**. Encore un schéma injuste qui ne fait aucun sens si ce n’est celui de remplir les poches des un·e·s pour mieux affamer les autres.
« Les entreprises transnationales font du sucre leur business. C’est un business très lucratif, pourtant aussi nocif que le tabac ou les armes » expose Pao. « A un autre niveau certes, mais c’est une épidémie silencieuse qui tue énormément de gens. Le diabète, les maladies cardiovasculaires, les comorbidités [ndlr : la comorbidité désigne plusieurs maladies ou facteurs de risques interférant avec une maladie primaire] sont des maladies liées à une surconsommation de sucre. Du sucre, il y en a partout, même là où on ne s’y attend pas. Tout ça pour dire qu’il y a des gens qui vivent de ça, qui se repaissent du malheur des gens, de leur malsanté, et qui ne sont pas prêts d’arrêter. C’est ça l’argent, c’est ça le capitalisme.»
Au quotidien, Pao vit cette histoire maladive en son sang. Sur scène, elle se verse dessus l’équivalent de son poids en sucre. Frénétiquement elle arrache à la bouche, déchire avec extase, des tas de paquets de sucre qui s’enchaînent et s’accumulent sur le sol bâché de bleu. A genoux dans le sucre, elle joue comme une enfant qui s’amuse à la plage. Elle fait des dunes, y plonge sa tête, ses mains. C’est agréable et irritant à la fois, à l’image de son rapport au sucre : tout doux au début, puis ça pique, ça colle, elle y reste quand même, elle ne peut pas s’arrêter. Quand elle découvre enfin son addiction, il est trop tard : le lien de dépendance est déjà bien enserré sur son corps. « On a toustes une dépendance au sucre » me dit-elle. « Souvent le gras est stigmatisé comme étant la cible à éliminer dans un régime pour être “en bonne santé”, alors qu’en réalité c’est le sucre qui est beaucoup plus pernicieux et maladif. »
Pourquoi alors continuer à utiliser autant de sucre dans les produits destinés à être consommés, si on sait à quel point c’est dangereux pour la santé ? Toujours la même réponse : générer plus d’argent, pour les plus riches. Augmenter progressivement la dose de sucre dans les produits transformés, pour en vendre davantage, c’est le bastion des lobbies du sucre.
Les lobbies du sucre s’assurent aussi d’être présents sur tous les continents, même dans les régions les plus éloignées et les moins desservies (notamment en denrées alimentaires). C’est le cas de la marque Coca-Cola, présente quasiment partout sur le globe. « Tout le monde connaît leur logo, même si on est très très loin des États-Unis » affirme Pao. Les lobbies du sucre sont liés aux lobbies de l’industrie agroalimentaire d’exploitation intensive, c’est-à-dire, l’exploitation d’un seul produit sur beaucoup d’hectares, souvent la betterave ou la canne à sucre. « Si on parle de canne à sucre, on ne peut pas faire l’économie de parler de l’esclavage et de la traite transatlantique, qui a été un des premiers systèmes mondiaux d’exploitation orientés vers la production du sucre. C’est ça qui correspond à la grande histoire du sucre, la « macro » » ajoute t-elle. D’après sa lecture de Histoire du sucre, histoire du monde de James Walvin, Pao appréhende à quel point ce commerce a structuré les échanges entre continents, et comment il a fait plier les trajectoires de vie de millions de personnes, parce que c’était… rentable. D’autres produits se sont ajoutés à l’équation par la suite, mais le sucre a été le produit le plus important, aussi bien en termes de poids économique et politique, qu’en termes de pertes et de dégâts humains et écologiques.
Cette maladie c’est pas la faute des gens, c’est pas un choix. C’est une exploitation structurelle qui conduit à la misère sociale et physique.
Pao
Pao choisit d’évoquer l’histoire esclavagiste du sucre par la projection d’une vidéo de la mer dans sa performance. Une façon pour elle de parler de ce chapitre horrifique de l’histoire, sans prendre la place des personnes directement impactées par ses conséquences. En tant que personne nord-africaine non noire, elle s’interroge régulièrement sur ses privilèges et sur sa place dans cette société. Même lorsqu’il est question de sa pratique de DJ-ing, elle veille à ne pas s’approprier la culture, la voix ou la place des personnes noires. Une réflexion humaniste et une conscience de soi honnête qui mériterait de se développer davantage.
Après une performance de saturation, de frénésie du sucre, d’hystérie et de dégoût sur lesquels elle joue, Pao initie un rituel de soin. Sous la lumière protectrice d’une bougie magique faite par mes soins (via mon atelier George Makes Candles), il est temps de s’aimer et de s’apporter du soin. Réconfort. A travers ce moment spirituel qui l’accompagne au gré des représentations, Pao pose les intentions de sortir d’un cycle autodestructeur, de s’accorder de la valeur et une validation à soi, et de se délier progressivement de sa dépendance. Lâcher prise sur la culpabilité d’être dépendante ou de ne pas toujours réussir à suivre des régimes alimentaires drastiques.
En plus du kiff et de la guérison, cette performance permet à Pao de créer une conversation autour du diabète, en-dehors de la culpabilisation du corps médical. Il est question pour elle de se réapproprier son récit narratif. « Cette maladie c’est pas la faute des gens, c’est pas un choix. C’est une exploitation structurelle qui conduit à la misère sociale et physique. Si on avait des systèmes de santé fonctionnels, de la prévention fonctionnelle, et si on interdisait de commercialiser des produits pour les enfants qui les rendent addicts, on ne ferait pas face à ce problème. » Elle ajoute : « Je suis en colère, mais je veux transformer cette colère en quelque chose de constructif pour la communauté. »
*MAPA est un acronyme et un outil militant intersectionnel qui désigne les Personnes et les Aires les Plus Affectées (Most Affected People & Areas), par le réchauffement climatique. “[…] D’où le terme MAPA, pour rendre plus visibles les communautés qui souffrent le plus des effets du changement climatique. Les MAPA comprennent tous les territoires du Sud (Afrique, Amérique latine, îles du Pacifique, etc.) ainsi que les communautés marginalisées (BIPOC, femmes, personnes LGBTQIA+, etc.) qui peuvent vivre n’importe où dans le monde.”, “Nous sommes les moins responsables de l’urgence climatique pourtant nous sommes ciels qui souffrent le plus de ses conséquences.” Source : What is MAPA and why should we pay attention to it? – Newsletter – Fridays For Future
**L’empire colonial espagnol s’effondre au début du XIXe siècle alors que l’empire colonial français s’effondre au milieu du XXe siècle. Notons toutefois une nuance : les DOM-TOM (appelés aujourd’hui DROM-COM), qui n’accèdent pas à l’indépendance, connaissent des réalités similaires. La Guadeloupe, la Martinique, et la Réunion, qui deviennent des « départements d’outre-mer » en 1946, connaissent aujourd’hui des taux de diabète plus élevés que la moyenne nationale, et toutes ont une longue histoire de plantation de canne à sucre. Étant originaire de la Réunion, j’ai pu constater à mon échelle et à celle de ma famille que les mêmes enjeux de malnutrition et de surconsommation de sucre se posaient. Notamment à cause du coût de la vie (produits importés chers) qui s’ajoute à une pauvreté résultant notamment d’une ségrégation des Réunionnais·es racisé·e·s/x à l’accès à l’emploi et aux études. Cela crée un terreau propice au développement de maladies cardiovasculaires et de diabète.
Relectures : A. A. Damon
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