Lecture en cours
Reprendre La Clef en main : être propriétaire contre le capitalisme

Reprendre La Clef en main : être propriétaire contre le capitalisme

En décembre, le conseil régional des Pays de la Loire votait des coupes de subvention jusqu’à 76 % pour les associations sportives et culturelles. Dans un contexte inédit de dérive austéritaire et idéologique des financeurs et programmateurs publics, La Clef, dernier cinéma associatif de Paris (Ve), nous explique comment elle s’est emparée des moyens de projection.

Alors que l’alternance des gouvernements joue la fuite sur la droite pour acheter les bonnes grâces de l’extrême-droite, les exécutifs locaux se mettent au pas. Cet avant-goût de ce qui nous attendrait dans une gouvernance nationale et territoriale droitière est déjà une réalité pour les 3,8 millions de Ligérien·nes : l’accès à l’associatif – donc l’accès à la solidarité, au droit, aux ressources collectives – s’est évaporé. Une situation injuste, qui doit être combattue pied à pied, mais qui fait aussi envisager des solutions culturelles qui ne dépendent pas des alternances politiques. Nous discutons de ces solutions autogestionnaires avec La Clef Revival, le collectif qui a sauvé le dernier cinéma associatif de Paris grâce à un rachat, qui a sorti les murs de la spéculation parisienne, garantissant statutairement son indépendance aussi bien financière que programmatique. Une « idée de fou » dans une des dix villes les plus chères du monde.

La Clef, la projection au pouvoir

Chloé, chercheuse en histoire du cinéma, est arrivée à La Clef en 2020, alors que le lieu était devenu « zone à défendre » depuis un an : « En 2019, les ancien·nes salarié·es de ce cinéma ont essayé de reprendre leur lieu de travail mis à la vente (sans garantie qu’il reste un cinéma), mais le prix était inatteignable. C’est ainsi qu’a commencé l’occupation, avec une première séance à prix libre le 20 septembre 2019. »

Chloé arrive en tant que bénévole au bar : « La raison d’être du collectif, soudé autour d’un objectif immédiat – assurer une projection –, était claire : rendre le cinéma au quartier. » 

Une fois les recours épuisés, les occupant·es inventent un système permettant de faire tourner le cinéma dans l’illégalité : « on a créé un dispositif de projections en continu, de 6h à minuit, pour décourager les interventions policières. On invitait en flux tendu des programmateur·ices pour diffuser des films militants, jeunes, internationaux et à prix libre. »

En 2022 Manifesto XXI vous faisait la chronique de cette « imagination au pouvoir » avec des « fanzines, radios, projections sur le mur de l’immeuble d’en face pendant le confinement, séances accompagnées de musicien·nes ou d’associations » et le soutien « des étudiant·es, qui venaient voir un film avant les cours, du milieu squat aussi, puis du cinéma et des usager·es. ».

En 2022, l’expulsion de La Clef est imminente, le collectif est mobilisé © Albane Barrau
Les mains tendues des faux-amis

Le projet de rendre le cinéma au quartier implique de penser le temps long et l’occupation, sous menace d’expulsion, n’offre pas cette possibilité. Le collectif passe alors en revue les solutions habituelles de pérennisation, sans succès : « Plusieurs acheteurs se sont proposés, notamment un acteur du théâtre privé proche de l’extrême-droite » relate Victor, professionnel de la production et embarqué dans le collectif dès le premier soir de l’occupation. « Nous avons aussi été approché·es par le groupe SOS, mais les structures rachetées avec lesquelles nous parlions dénonçaient une culture verticale et de la rentabilité. Et lorsqu’on a envisagé de devenir une délégation de service public, par exemple avec la Mairie de Paris, on s’est senti·es trop vulnérables aux alternances politiques. »

Une publication partagée par sur le compte instagram de La Clef en 2020

Albane, professionnelle de la presse et membre du collectif, précise : « Quand on est une initiative féministe, décoloniale, antiraciste, c’est mieux d’être indépendant des pouvoirs publics ». Victor renchérit : « Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment dans les Pays de la Loire, c’est trop fragile ! ». D’où « l’idée de fou » de racheter tout simplement le cinéma.

Récupérer les clés de La Clef

Mais hors de question d’alimenter « la spéculation immobilière et financière qui pressurise les initiatives culturelles » précise Victor. « On s’intéresse alors à la propriété d’usage. Ce n’est pas une notion juridique mais plutôt un horizon qu’on vise. Comme l’explique la foncière Antidote, il s’agit ‘d’habiter sans posséder’. » Le collectif crée un fonds de dotation. Mais rien qui ne recule l’inévitabilité de l’expulsion. 

Victor se souvient : « Au bout de deux ans et demi de lutte, le 1e mars 2023, on est expulsé·es. On ne dort plus, on n’a plus de lieu, on est sous le coup de procédures juridiques… et le cinéma est toujours à vendre. »

Vente Tout doit disparaître au profit de La Clef au Palais de Tokyo, 2023 © Albane Barrau


Sauf que le fonds de dotation, lui, existe. C’est le moment de jouer le va-tout : le collectif, accompagné de solides soutiens navigant de luttes en luttes, négocie le prix de vente, monte les dossiers pour la banque, le CNC, le mécénat. Chloé rappelle : « La plus grande partie de l’argent vient de notre cagnotte grand public, plus que des mécènes ! Les usager·es et sympathisant·es représentent 400 000 euros ! »

Le fonds de dotation, souverain et sans actionnaire, rachète La Clef le 17 juin 2024. Pour Victor, « on n’a pas aboli la propriété mais on s’est émancipé·es de sa dimension marchande. » En effet, la Clef ne pourra pas profiter à la spéculation. Par statuts, elle ne sera pas vendue et abritera toujours une association qui projette des films peu diffusés, à prix solidaire. Un espace culturel indépendant, qui appartient littéralement à ses usager·es.

Mon lieu culturel : petit guide d’achat

Au cours de cette aventure digne de l’Odyssée, la Clef a rencontré des lieux-compagnons avec DOC ou la Flèche d’Or qui ont accueilli leurs besoins à différents moments, et des camarades d’indépendance : le Nova de Bruxelles, le Navire Argot à Epinay, l’Univers à Lille…

Ouverture éclaire en juin 2024 © Albane Barrau

Victor, Albane et Chloé insistent sur la transmission des savoirs de luttes en termes d’occupation : « on a été accompagné·es par l’expertise développée par exemple à Notre-Dame des Landes pour le rapport à l’espace, aux terres en commun, mais aussi l’ingénierie financière et administrative. »

D’autant qu’il y a à chaque étape des risques et responsabilités : sécurité du public, assignations en justice, compromis de vente et prêts bancaires… « On a plus appris qu’inventé ! »

Pour le collectif, le conseil ultime à donner aux lieux envisageant le rachat, c’est de « décloisonner entre gestionnaires et usager·es. Les meilleures idées sont parties d’un : ‘imagine si on le faisait’… La projection en plein air s’est faite sans autorisation, mais c’est l’image qui a le plus marqué et qui nous a permis de démarcher pour le rachat. »

Projection en soutien aux victimes de violences policières, juin 2020

Cette « imagination au pouvoir », où les usager·es créent le lieu dont i·elles sont propriétaires, « c’est ce qui nous permet de déployer le café associatif, la bibliothèque, les espaces de post-production… La Clef, c’est 800 m² pour une multiplicité d’usages, qui nous permettent de nous diversifier financièrement et donc de faire du prix libre. »

Voir Aussi

Ainsi que de rembourser le prêt : « On a fait un grand pas, mais on est toujours dépendant·es des banques ! rappelle Victor. Le combat ne fait que commencer. » 

Manœuvrer le retour à la légalité

A présent, le collectif se lance dans le chantier participatif, avec l’objectif que le public se sente autant chez lui qu’il l’est sur le papier : « comment faire en sorte que les gens osent toujours faire de la radio au sous-sol ou scotcher une affiche au mur ? » se demande Chloé.

Les plans des travaux de La Clef, octobre 2024

Albane détaille les outils développés pour autonomiser les membres : « on a des fiches pour la chaufferie, l’eau, la ventilation… on réfléchit à la transmission et à nos responsabilités. »

Car pour le collectif, c’est dans la matérialité de la projection de cinéma que se pratique la liberté : « on aime les films et penser la politique par les films. Diffuser des films ensemble, c’est mettre en pratique l’ambition autogestionnaire »

Un cinéma ouvert, c’est un lieu ouvert ; et un lieu ouvert, c’est « des assos de quartiers, des brigades populaires, des réunions publiques ou préparations de manif… Le cinéma est un socle », conclut Chloé. « La Clef restera un cinéma pour toujours, avec une programmation indépendante où n’importe qui peut proposer un film. Mais aussi un café associatif, des salles de montages, et surtout un espace différent pour chaque personne. Une seconde maison, un refuge, un lieu de lutte, de résistance, de contre-pouvoir, de réflexion et d’élaboration, de rencontres, de discussions. On te donne les clés de La Clef. »

La Clef est devenue un commun dans sa forme la plus canonique : elle appartient à toutes celles et ceux qui la fréquentent ; et contrairement à la doxa capitaliste, quand s’écroulent les solutions ou recours publics, le mode de gouvernance collégial et négocié s’est avéré plus efficace que l’exploitation privée. La preuve : c’est ainsi qu’a survécu le dernier cinéma associatif de Paris.


Infos pratiques 
  • Fonds de dotation, association, collèges et conseils d’administration… tout comprendre au montage « propriété d’usage » qui permet à La Clef d’être propriétaire de ses propres murs grâce à ce post.
  • La Clef rouvrira en juin ! En attendant, vous pouvez suivre l’actualité de la Clef au Doc sur Instagram.

Image à la Une : © Albane Barrau

Voir les commentaires (0)

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

© 2022 Manifesto XXI. Tous droits réservés.