Dans Transvocalités, notre chroniqueur Charles Wesley sonde comment les voix enregistrées, samplées, traitées, pouvant participer d’un processus émancipatoire, s’incarnent au sein des musiques électroniques actuelles. Pour ce cinquième épisode, il rencontre Rabit, un artiste Texan discret mais affirmé, voire revendicatif. Sur What Dreams May Come, il met en lumière une transience queer. La transience, en génie électrique ou mécanique, est une réponse transitoire, réponse d’un système à un changement d’un équilibre ou d’un état stable. Celle-ci n’est pas nécessairement liée à des événements brusques mais à tout événement qui affecte l’équilibre du système. Par analogie, ce projet musical de Rabit fait entendre des voix qui existent dans un système, en le défiant ou en s’y adaptant librement.
Précédé d’un hiatus, son projet instrumental et électronique, What Dreams May Come, paru le 25 novembre sur son label Halcyon Veil, s’éloigne du club et essaie de faire coïncider les attraits de la mixtape à ceux de l’album et du journal intime. En résulte un projet constellée de voix (celles d’Embaci, de Lauren Auder, de John Beltran & Baby Blue, de Eartheater…) qui, dans une orchestration souple, semblent toutes s’interconnecter. Méfiant des réseaux sociaux, où pour lui il est plus question d’argent et d’égo que d’art, il préfère jouer le moins possible à ce jeu là. En dehors des lives, il veut explorer des espaces et temporalités différentes, comme les galeries d’art qui demandent un type d’attention que le stream ou l’écoute en concert/chez soi ne permettent pas. Collaborateur par le passé de Björk et de Arca (« Losss », Utopia (2017)), rendez-vous donc avec Rabit, un artiste encore trop méconnu.
Manifesto XXI : What Dreams May Come semble aller plus loin que tes albums précédents. Il y a de nouveau des paysages sonores expérimentaux brillants, mais cette fois les instruments acoustiques se mêlent davantage aux textures numériques. Serais-tu d’accord de dire que celui-ci est plus contemplatif et ancré, peut-être moins abrasif ? Il s’étend aussi plus sur la durée.
Je suis d’accord avec tout ça. J’ai fait un effort pour rencontrer l’auditeur·ice à mi-chemin, entre une voie plus accessible et une approche toujours personnelle, si cela fait sens.
Jusqu’ici j’ai eu mon propre agenda : je n’ai pas d’objectif comme « je veux que ça soit diffusé, ou que les gens jouent ça dans leur voiture ». Avec What Dreams May Come, ça a été pareil, avec plus de temps dans la phase de montage, de réflexion, d’écoute. En tant que musicien, cela a été interne et nuancé. C’est une combinaison de ce que j’écoute depuis mon hiatus, depuis Utopia (Björk). Ce projet c’est un ensemble, un album collaboratif. Il s’agissait de tendre la main à des personnes qui, selon moi, avaient une étincelle créative à laquelle je m’identifiais, que je pensais précieuse et intéressante, et de leur donner un espace pour faire leur truc. En quelque sorte, qu’iels rentrent dans ce collage. On peut entendre également d’autres musicien·nes, et l’album rend aussi compte de la façon dont je pourrais produire le son d’autres personnes en ce moment.
Les cordes ajoutent de la chaleur aux rythmes et à l’électronique, et il y a une intimité palpable dans ce projet. Parfois, c’est comme si nous étions assis sur un canapé avec quelqu’un·e, écoutant ce qu’iel avait à dire dans l’instant T.
Comme parler à un ami pour voir comment iel va. Il n’y a rien de prévu à la conversation, vous voulez juste leur laisser de l’espace, parler ou être. J’apprends que cela fait partie d’être un bon ami. Parfois il n’y a rien à dire, il faut juste être disponible. Je voulais adapter mon album à différentes manières d’utiliser l’audio dans cette optique chaleureuse et amicale.
La musique électronique ne me satisfaisait pas. J’étais genre, faire des sons, faire des morceaux c’est cool mais je n’étais pas épanoui en tant qu’adulte. Je voulais mûrir et parler des défis et des étapes auxquelles différents ami·es faisaient face dans leur vie.
Est-ce une conséquence de la pandémie le besoin de collaborer autant ?
C’est peut-être plutôt dû à la nature transitoire des personnes queer. À certains de mes ami·es avec qui je parlais pendant la réalisation de l’album, je leur ai dit de m’envoyer des notes vocales. Des ami·es ou des personnes avec qui j’ai joué des concerts et avec qui j’étais en contact, qui vivaient dans un état différent, que nous étions en pandémie ou non. Mais, c’est vrai que le temps passé chez moi, dans mon propre espace, m’a permis d’être plus créatif et de remettre en question ce qu’est un album, ce qu’est une mixtape, ce qu’est un journal et me demander si ces choses ne peuvent pas toutes être fusionnées.
Les gens ont des histoires à partager et à travers les réseaux sociaux, vous n’apprenez pas à les connaître
Rabit
Tu appelles What Dreams May Come « un document vivant des temps présents ».
Oui. Si vous voyez la première vidéo de “No Ceiling” avec Embaci, elle a été réalisée durant le premier été de la pandémie, en juillet 2020, avec des amie·s DJ, etc. Depuis mars tout était fermé, on avait prévu une journée plage, et on s’est dit on a qu’à toustes se retrouver dans cette maison, avant que tout le monde reparte dans différentes directions. Et on a tourné, il n’y avait pas de pression, pas de moodboard, pas de stylistes, on s’est habillé·es, coiffé·és, une version visuelle DIY des histoires que j’essaye de raconter.
C’est comme un album choral, avec de nombreuses voix impliquées. Ont-elles toutes quelque chose en commun ?
J’ai coupé beaucoup de pistes pour en faire une déclaration claire, pour qu’elle suive une histoire.
Je me sens insatisfait des réseaux sociaux, c’est tellement capitaliste et compétitif d’une manière ringarde. Surtout pour les musicien·nes. En tant qu’artiste et musicien, je ne suis la plupart du temps pas intéressé par la vente, c’est peut-être pourquoi je ne suis pas partout, et que je ne suis pas financièrement là où je voudrais être. Mais je vois mon travail comme lorsque vous entrez dans une galerie ou un musée, ce n’est pas un échange financier la plupart du temps. J’apporte simplement des choses aux gens, je détourne leur attention de l’endroit où iels se trouvent pour porter leur attention là où nous en sommes au Texas, où j’en suis dans ma vie, où je trouve de la beauté.
Donc, j’ai travaillé avec ces personnes parce qu’il y avait une résonance émotionnelle entre nous, que je me reconnaissais dans leur travail. Par exemple, l’interlude de “The Growth” est avec Lagniappe. Elle est rappeuse, interprète, danseuse, sans être connue en tant que poète, personnage public ou autre. Mais les gens ont des histoires à partager et à travers les réseaux sociaux, vous n’apprenez pas à les connaître. En demandant à ces personnes d’envoyer une note vocale et de parler de ce qu’iels voulaient, c’est, à ma manière, une façon d’être politique. Les gens pensent qu’être politique, c’est être agressif et montrer ce qui ne va pas. Il y a beaucoup d’artistes politiques qui m’ont influencé dans la façon dont ils communiquent. J’ai grandi avec Rage Against the Machine, j’étais straight edge, anti-establishment, ce n’est pas nouveau pour moi. Mais il y a différentes façons d’être politique, et donner aux gens cet espace, pour juste être, ça valait la peine d’essayer.
Beaucoup se sont mis·es à prendre un micro pendant le confinement. Iels ne pouvaient plus mixer en club, et pour survivre il fallait produire de la musique. Désolé mais il y a beaucoup de mauvaises choses qui en sont sorties. Enfin, ça ne me parlait pas. Dans mon cas, au début, cet album, je voulais que ca soit ma version The Gay Chronic de Dr. Dre. C’est un super producteur, et son talent est aussi de reconnaître la voix des autres, ce qu’iels pouvaient faire.
Ce que j’essaye de dire, c’est qu’être un artiste ne veut pas dire être au centre de l’attention. Quand j’ai entendu Eartheater, par exemple, je me suis dit, ok, wow. Pour une personne underground, elle a une capacité à moduler sa voix très intéressante. Mais la production ne me parlait pas tellement. Donc je me suis dit que j’aimerais produire des sons pour elle et intuitivement je lui ai demandé de participer à l’album. J’ai aussi croisé le chemin d’Embaci. C’est des graines que j’ai plantées, et mon hiatus m’a permis de prendre de la distance avec la musique électronique et d’investir mon intuition. Je m’en fous si ça rentre dans un genre, si je vais me faire de l’argent avec… Ça devait être fait.
Il y a différentes façons d’être politique, et donner aux gens cet espace, pour juste être, ça valait la peine d’essayer
Rabit
Comment en es-tu arrivé à collaborer avec l’artiste visuelle Linder Sterling ? Votre travail est exposé dans plusieurs endroits il me semble ?
J’étais vaguement familier de ses photomontages et de ses photographies pour les livres de Morrissey. Quand l’audio était terminé, on a collaboré avec environ vingt artistes visuelles, et il y a eu beaucoup d’échanges entre nous et Lane Stewart qui s’occupe de la DA de Halcyon Veil avec moi. Elle avait les photographies qu’on avait prises dans une maison où il y avait des chambres d’enfants, et celle qui est restée était ouverte à l’interprétation. Avec les ailes de papillon et les autres détails qu’elle a ajouté, elle n’est ni sombre, ni lumineuse.
On a fait une expo en mai à Houston avec les premières ébauches de l’imagerie. Linder a en ce moment une expo à la maison Charleston, qui était la maison de Duncan Grant (1885-1976) et sa partenaire Vanessa Bell (1879-1961). C’était une maison safe pour les artistes queer à cette période encore très oppressive. Cet endroit était donc idéal pour inaugurer l’imagerie. Et à Los Angeles, Linder a aussi un solo show à la galerie Blum & Poe où se trouvent aussi des œuvres vidéos sur lesquelles on a collaboré.
What Dreams May Come avait besoin de respirer en dehors du club, qui a ses limites, et de s’épanouir dans les galeries. L’objectif n’était pas de montrer à la scène dance/électronique qu’on est des artistes, mais plutôt d’exister dans les lieux de l’art contemporain, là où, comme je le disais, la rencontre avec le travail est différente.
Beaucoup d’entre nous bougent beaucoup car ça fait partie du queerness ; pour grandir, mais aussi parce que certaines familles ne comprennent pas une sexualité, un genre mouvant·e
Rabit
Tu parlais de Transience Queer tout à l’heure, tu peux élaborer sur cette idée ?
Je parlais de Queer Transience pas en terme d’identité, mais plutôt en terme du mouvement d’amie·s, de groupes dans différentes villes. La société dans son entièreté ne semble pas capter parfois, mais c’est aussi une question de survie. Beaucoup d’entre nous bougent beaucoup car ça fait partie du queerness : pour grandir, mais aussi parce que certaines familles ne comprennent pas une sexualité, un genre mouvant·e. Dans certains cas, il est nécessaire de t’éloigner de ta famille de sang pour en trouver une autre, et trouver qui tu es, et ce que tu veux devenir.
Et le terme “Transvocalités”, qu’est-ce qu’il raconte pour toi ?
Quelque chose de spacieux. J’adore aussi le mot interprétatif. Parce que c’est comme ça que je vois l’album, l’espace dans lequel je me trouve. Une manière spacieuse d’exister.
Aussi, lorsque je pense à mes ami·es trans, c’est important de ne pas juger où iels en sont. Beaucoup d’hétéros veulent arriver à un point fixe, et peuvent empiéter sur l’intimité des personnes trans, du style : « et qu’est-ce qu’iel a entre les jambes maintenant ? ». Ce que j’ai appris c’est que je me fous d’avec qui mes potes veulent baiser, ou comment iels s’identifient. Iels te le diront s’iels tiennent à te le dire, et quand que tu ne sais pas, tu ne peux pas juger, surtout lorsque tu es engagé·e dans une relation amicale.
Donc, rien n’est figé. Et oui, ce terme a pour moi à voir avec un endroit spacieux, où tout change tout le temps.
« Losss » est l’un de mes morceaux préférés de Björk. Tu as contribué à la production avec Arca. Comment était-ce de fusionner les rythmes et les sons avec le lyrisme, les paroles ? Et de collaborer avec une telle légende ?
Elle est souvent seulement considérée comme une chanteuse. Les gens ne se rendent pas compte à quel point elle est engagée dans la production. C’est sa vision. Elle peut rester avec des chansons pendant des années et les laisser grandir.
Je lui ai envoyé un beat, et elle l’a time-strétché (étirement du tempo) dans un logiciel. Donc le tempo a radicalement changé. Elle a aussi coupé les percussions en tout petits morceaux. Elle devait les imbriquer avec l’ensemble instrumental et vocal. Quelque temps plus tard, je suis passé à New York chez elle car elle avait besoin d’autres beats pour une section du morceau, un bridge, si on peut appeler ça comme ça. Et pendant à peu près deux ans, on a dialogué. Mais c’est elle la cheffe. La master-mind. Je suis comme elle, si je dois faire un truc, je le ferai quoi qu’il arrive. Period.
À l’inverse tu as aussi remixé « History of Touches », comment était-ce de travailler avec la voix de Björk, et ajouter une structure musicale autour ?
Ce remix est un peu étrange. Je n’avais pas de but en le faisant, genre « je vais faire une balade, ou faire comme ci ou comme ça ». Le sujet de la chanson est plutôt triste, et la voix m’apparaissait assez méditative. C’est ce qui a attiré mon attention, et c’est cet aspect avec lequel j’avais envie de jouer. Presque comme quand tu as une pensée. J’aime bien cette chanson sur cet album (Vulnicura) parce que quand tu as une relation et qu’elle se délite, tu peux le comprendre, mais ce n’est pas chose aisée d’en discuter, de le mettre en mot. C’est cette intimité dans la voix qui m’a plu. Et lorsqu’elle m’a demandé un remix j’étais évidemment partant !
Enfin, pour l’anecdote, pourquoi Rabit, avec un seul b ?
(rires) Quand j’ai rencontré mon partenaire, mon mari, c’est marrant mais je crois que j’étais assez timide, et je suis toujours introverti. Je ne suis pas le genre de personne qui se sent forcé de dire quelque chose quand je n’ai rien à dire. Et au tout début il était genre « Pourquoi es-tu si silencieux ? Qu’est ce qui ne va pas ? ». Et on allait marcher dans ce parc. Un jour on était avec un·es de ses ami·es, et des lapins couraient autour, et il a sorti « Ah ça c’est toi, lorsque les gens arrivent, tu t’en vas ».
À ce moment, je faisais de la musique mais je n’étais pas encore prêt à sortir ou poster quoi que ce soit. Et un jour quelqu’un·e m’a demandé un CD et je devais écrire quelque chose dessus. Le premier nom qui m’est venu est Rabit. J’ai enlevé une lettre pour l’altérer. Et il m’a suivi.
What Dreams May Come est disponible sur toutes plateformes de streaming et bientôt en vinyle.
Relecture : Pier-Paolo Gault
Image à la Une : Rabit par Tony Krash