Fascinée par la transformation, viscéralement engagée dans la lutte contre le patriarcat, l’artiste Phia Ménard est de retour sur scène.
L’artiste performeuse Phia Ménard a commencé par le jonglage avant de se tourner vers le théâtre. Actuellement en tournée (suspendue par la pandémie de COVID-19) pour Contes immoraux « Partie 1 : Maison Mère », elle tente, seule sur scène, de construire une immense maison en carton, malgré les aléas des éléments et du direct.
Dans les coulisses du théâtre des Bouffes du Nord, on a parlé performance, théâtre, crise des migrants mais aussi de transidentité, de patriarcat et de Marguerite Stern. Rencontre la veille que la dernière de sa pièce soit déprogrammée à cause du « Sunday Service » de Kanye West…
Manifesto XXI – Votre performance « Maison Mère » a été présentée pour la première fois à Athènes. On ne peut s’empêcher de penser au double symbole de la capitale grecque : maison mère de l’Europe mais aussi maison mère des migrants. C’est cette double casquette que vous avez voulu mettre en avant dans votre pièce ?
Phia Ménard : J’y suis arrivée avec un regard particulier, j’étais très peu allée à Athènes et très vite je me suis rendu compte que je ne connaissais que l’Acropole, le centre. Quand j’ai commencé à me perdre dans d’autres quartiers, j’ai compris que le nerf de la guerre économique était centralisé autour des vieilles pierres et à côté, la misère. À cette époque-là, la Grèce est mise sous tutelle par l’Europe et accueille un nombre incroyable de migrants. La situation est difficile, pourtant les Grecs sont capables de les nourrir, les loger, et prennent soin d’eux. Pour moi c’est une leçon. On leur tape dessus et eux sont capables d’aider les plus démunis. L’Europe aurait pu dire, pour aider les migrants et les pauvres Grecs : « On va leur fournir des maisons en carton parce qu’il fait toujours beau, parce qu’on va en Grèce pour le soleil, pour ses plages. » C’est comme ça que naît l’idée de l’immoralité et des contes. C’est une imagerie de l’identité européenne.
Pendant votre spectacle, vous êtes seule sur scène en tenue de super-héroïne et vous tentez de bâtir une maison avec du scotch et du carton. Il y a plus solide comme matériaux pour une maison. Pourquoi ce choix ?
Le carton c’est la matière la moins noble et en même temps celle avec laquelle on est le plus en contact. Cette question de l’emballage m’a toujours touchée, plus que l’objet à l’intérieur. Le scotch papier ne résiste pas. Il pose souci car il va casser en permanence. Cela pose aussi la question de la fragilité. Et cette question évidente, cette crainte : comment on va la monter ? Car ce sont des matériaux périssables qui posent de vrais problèmes. Le carton c’est aussi l’habitat du SDF, c’est son unique protection.
Justement, pendant toute la performance, on se demande si vous allez y parvenir. Le spectateur se trouve dans une position étrange car il a envie de vous voir réussir et en même temps on prend du plaisir à vous voir échouer. C’est cela l’intérêt de la performance : l’incertitude, la liberté ?
Le problème d’un mot comme celui de performance, c’est qu’on peut en avoir plusieurs lectures. Les puristes de l’acte contemporain diraient que c’est un acte unique qui ne se reproduit pas. Et puis, la performance c’est un rapport à l’excellence physique qui nous dit que l’on peut toujours dépasser ce que l’on croit être nos limites. Dans une pièce comme celle-ci, qui porte aussi le nom de tragédie, je rappelle que le théâtre est un endroit où il ne faut pas oublier sa performance. Pendant tout ce temps où je construis, on aimerait vouloir m’aider pour achever cette douleur mais aussi pour aller plus vite au résultat. Ça m’intéresse d’avoir ce moment où je vous oblige à vous réapproprier votre attente et votre ennui. Vous voudriez que ça aille plus vite et moi je vous dis que tout acte a un temps. Et le seul moment où vous pourriez m’aider, quand cette maison surdimensionnée de 200 kilos est sous la pluie et que je suis seule, que je ne peux plus la déplacer, vous préférez regarder le collapse. Ce n’est pas une forme de sadisme, c’est ce que nous sommes : on est en permanence balancé entre la peur et le désir absolu de regarder le drame. Et ça, la performance peut le montrer, alors qu’une forme plus traditionnelle ne ferait que l’expliquer.
C’est pour cela que vous ne ménagez pas le spectateur ? C’est l’envie de faire sortir quelque chose de viscéral plutôt que d’expliquer votre démarche ?
Oui bien sûr car le théâtre ce n’est pas montrer quoi que ce soit, c’est faire vivre quelque chose. C’est l’un des derniers endroits du direct, il n’y a pas de trucage. Je rappelle au spectateur que j’ai confiance en lui, car finalement c’est lui qui va se raconter une histoire. Dans une société où le discours est très important, mettre le spectateur à l’épreuve c’est aussi le ramener à une confiance totale. Le théâtre est un lieu du consentement, c’est un lieu où le spectateur quand il paie sa place, il paie l’artiste pour être dans un acte qu’il ne ferait pas lui-même. C’est une relation tarifée très particulière : sur scène, je peux faire tout ce que je ne peux pas faire en dehors. C’est cet endroit-là qui donne la valeur du théâtre et c’est là la vraie force de l’art. Si je travaille le théâtre c’est pour le faire se sentir en vie, c’est pour cela que je parle à sa chair.
Dans « Maison Mère » ou vos créations précédentes, la transformation est un thème récurrent. Vous êtes une femme et artiste transgenre. Votre propre parcours de vie, votre transition, ont-ils toujours imprégné votre œuvre ?
Aucun artiste ne peut écrire sans partir de lui-même. Ma vie personnelle, avoir vécu la transition du corps de l’homme à celui de la femme, avec tout ce que ça implique de souffrance, de travail, de conviction, d’attente, fait que je suis une combattante. Je mène le même combat sur scène que je mène dans ma vie intime et ma vie sociale à lutter contre les inégalités. Tout ça sont des éléments qui font que mon écriture est très liée à ma vie personnelle. Si depuis quelques années j’ai écrit beaucoup de pièces sur le patriarcat, sur la violence faite aux femmes, c’est parce que je suis obligée d’admettre que je le vis moi aussi dans la société.
C’est en 2008, dans votre spectacle PPP, que vous faites votre coming-out. Vous avez dit que cela marquait le moment où vous arrêtiez de vous travestir pour assumer votre identité féminine. C’était devenu une nécessité ?
Pendant des années j’ai été travestie en homme car j’ai été assignée à la société des hommes sans la comprendre. Au moment où on épouse sa véritable identité, c’est aussi une simplification : vous prenez acte de pouvoir clarifier le processus dans lequel vous êtes. C’est ça la signification du coming-out : est-ce qu’on est capable d’assumer tout ce que cela veut dire comme dégâts ? Dans PPP, j’ai fait cette pièce où je me suis dit : mon corps va se transformer du fait des hormones, comment vais-je la gérer ? Je voulais écrire une pièce qui reflète la réalité. Et la réalité c’est que je travaillais sous un plafond de glace, qui tombait de façon aléatoire, et pouvait me tuer à chaque spectacle. J’inversais le regard. On aurait peur pour moi, je ne serais plus une curiosité, on aurait peur pour la personne trans. On s’imaginerait être dans son corps et la difficulté d’être quelqu’un dans la société patriarcale. Quand j’arrête PPP, mon corps a transitionné mais je peux continuer à dire : être une femme c’est dangereux. Car dans une société comme la nôtre c’est un danger. Je rentrais dans un autre chemin, celui de la violence patriarcale. C’est pourquoi j’ai commencé à écrire des pièces comme Belle d’hier ou Saison sèche.
Être féministe, dénoncer le système patriarcal, c’était un devoir moral après votre transition ?
Je pense que l’on ne peut pas être autre chose que féministe. Il y a quelques jours, je me suis retrouvée extrêmement heurtée par l’appel des 140 et de Marguerite Stern qui ont fait cet écrit (140 féministes ont publié début février 2020 une tribune dans Marianne intitulée Trans : suffit-il de s’autoproclamer femme pour pouvoir exiger d’être considéré comme telle ?, ndlr) qui pour moi n’est qu’un écrit de fascistes. Je rappelle la règle de base : personne ne choisit de naître, personne ne choisit son sexe, sa couleur, personne ne choisit d’être hétéro, homo, lesbienne ou trans. À partir de là toute critique face à ça est une forme de racisme, d’eugénisme, d’homophobie, de transphobie. C’est une faculté déficiente du corps humain. Oui, j’ai hérité du chromosome des rois : de mon enfance à mon début de vie d’adulte. Même si j’étais dans l’impossibilité de m’accorder avec ce rôle du masculin, je n’arrivais pas à épouser cet acte. Je n’ai fait que cultiver mon féminisme et au même titre que ma critique contre toute forme de racisme et mon impossibilité à supporter la pauvreté.
Au moment où mon corps est devenu celui d’une femme, je me suis rendu compte à quel point je devais subir l’assaut de réflexions, de paroles sexistes dont celles qui me marquaient, jusqu’à présent, n’étaient pas adressées à moi. Ce qui ramène à la question que pose Simone de Beauvoir : on devient féministe parce qu’on devient femme, on devient consciente d’une inégalité patente, d’une violence insupportable.
Ces femmes revendiquent que leur exploitation de genre est liée à la biologie, à leur sexe.
La vraie femme pour Marguerite Stern est celle qui a une vulve. On a dû manifester sous les mêmes banderoles, crié dans les mêmes rues, et elle ne savait pas que j’étais née homme. Si elle veut savoir si j’ai une vulve, j’ai juste à retirer ma culotte pour qu’elle se rende compte. Puis, il y aurait le « Oui mais est-ce que tu peux enfanter ? ». Ce qui voudrait dire qu’elle repose la question de la réalité de la nature, et dès qu’on invoque la nature on appartient à la même classe : les eugénistes, les nazis. Le féminisme peut être un acte établi par des hommes car ce sont des hommes qui ont établi un état de conscience qui les distingue de leur rôle dans la société, celui imposé par le patriarcat. On ne peut pas les exclure.
[TBC]
Du 7 au 8 avril 2020 – Le Quartz, Scène nationale de Brest (29)
5 mai 2020 – Théâtre des Quatre Saisons, Scène conventionnée musique(s), Gradignan (33)
Photo à la une : Phia Ménard ©️ Louise Quignon