L’Rain, artiste multi-talentueuse, revient avec Fatigue, un album impressionnant d’ingéniosité et débordant de richesse. Brodé d’images et de sons fulminants, ce nouveau projet berce une musique aussi douce qu’explosive.
En 2017, Taja Cheek aka L’Rain sortait son premier album éponyme. Son groove, et ses mélodies en arabesque faisait déjà le constat de cet imaginaire débordant et musicalement aussi précis qu’étonnant qui émane des compositions de l’artiste brooklynoise. Quatre ans plus tard, Fatigue vient appuyer les contrastes, creuser encore plus les bonds, créant des aller-retours surprenants et un patchwork éclairé de genres et d’idées. Guidé par une précision sans faille et un goût criant pour la musique riche et fournie, ce projet, qui aurait pu tomber dans le trop ambitieux ou l’éparpillé, n’en finit pas de retomber sur ses pattes et trace finalement un sillon évident.
Taja Cheek est une artiste américaine complète. Parce qu’elle joue d’une multitude d’instruments et machines et parce qu’elle n’exerce pas seulement sur le plan musical. Aussi célébrée pour son travail dans l’art contemporain, elle est touche-à-tout et a déjà laissé des traces au MoMA PS1 de New York et à travers de nombreuses collaborations artistiques. Ce n’est donc pas étonnant de lui reconnaître une musique si visuelle et muséale. Les morceaux de L’Rain sont gonflés d’images. Elle taille sa pierre à coups d’instrumentales aiguisées qui construisent chaque fois une petite sculpture prenant place dans la galerie qui se construit dans Fatigue. Sa toreutique s’applique à créer des haut-reliefs saisissants à chaque interlude qu’elle entrepose avec justesse le long de l’album. Preuve en est dans le clip de « Two Face », où elle s’expose sur un autel d’une esthétique pointue, laissant ses deux visages éclater dans un miroir brumeux. On y rencontre ce sur-réalisme soucieux du beau, du coloré et du détail qui ne manque pas d’exploser dans sa musique.
L’album s’ouvre sur « Fly, Die », un morceau captivant et déconcertant qui donne l’impression de s’être trompé de fréquence, ou d’en capter cinq ou six à la fois. Cette grosse radio bourré d’électrons qui balance des sons contrastés, c’est l’appareil créatif de L’Rain, qui nous laisse attraper quelques indices de ce qui viendra par la suite taquiner nos oreilles. De la soul, de l’électro, du rn’b, quelques vibration post-punk et beaucoup d’expérimental. Bobines rembobinées, rires enregistrés ou grésillements lancinants s’invitent avec justesse autour de ces bouts de morceaux qui se juxtaposent, comme les pièces d’un puzzle, les uns après les autres. À écouter d’une traite, dans l’ordre, et sans modération, cet album est un objet en soi, un monument auditif. Une porte ouverte vers l’univers barré et foisonnant de l’artiste, qui nous y accueille avec la joie froide et l’énergie métallique mais organique qui font la particularité de son style.
L’Rain n’a pas peur des blues notes, des écarts, des grincements, des sons qui claquent. Mais si le travail instrumental porte avec brio ce disque, la tessiture de sa voix et ses airs satinés apportent ce qu’il faut de rondeur à ce disque. Sur ces machines, elle sème la pagaille avec une précision impressionnante. Et quand la mélodie trouve sa place au milieu de ce foutoir millimétré, c’est d’une douceur et d’un groove inespérés. Sa voix feutrée harmonise l’espérance et la tristesse qui recouvrent l’album, dans d’inlassables complaintes. Et termine l’album d’un poème larmoyant, couvée dans une mélodie soupirante.
Pour Fatigue, L’Rain n’a fait aucune concession et fait cohabiter avec génie des galaxies qui, pour d’autres, auraient été trop éloignées les unes des autres. Et érige avec témérité un album qui repousse les limites de la mélodie, et qui, sans aucun doute, mérite un plus grand succès.