Manifesto XXI – Je voudrais aller plus loin que le synopsis que l’on peut trouver sur Internet. Peux-tu me dire ce qui décrirait le mieux ton film ?
Ephrem Koering : C’est l’histoire d’un groupe de foot, qui se passe en une nuit mais qui mélange plusieurs souvenirs de cette équipe. Tout se passe sur le stade d’un village entouré par une forêt, et dans ce carré de lumière le protagoniste principal annonce au capitaine de l’équipe qu’il veut la quitter, sans raison particulière. Ce dernier ne supporte pas ce qu’il vit comme une trahison et durant cette nuit va essayer de lui tendre un piège, de le faire rester.
Ce n’est pas l’histoire d’un martyr, ce sont des jeunes de village qui se retrouvent dans cette équipe parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire, parce qu’ils s’ennuient et que ça crée un groupe. C’est l’exploration des symptômes de la séparation, de l’ennui et du mal-être qu’il y a au sein de cette équipe.
Qu’est-ce que tu aimerais qu’on retienne de ton film ?
Un gars qui finit par se sacrifier et finit par ne plus être lui-même à la fin. En s’intégrant dans un groupe, on finit par perdre une partie de soi : il a perdu une partie de lui-même en intégrant ce groupe-là, et finit fantôme parmi les fantômes. Ils sont traités de cette manière-là dans les images.
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On est dans une tout autre ambiance que l’habituel terrain de foot, loin de l’ambiance du match. Sur ton terrain, tout devient étrange et inquiétant. Pourquoi avoir choisi l’équipe de foot ? Tu avais envie d’évoquer, de déclencher quelque chose ?
L’idée de départ n’était pas de prendre un lieu banal et d’en faire un truc décentré. Ça a commencé quand je suis allé, plus jeune, dans une colonie de vacances en Angleterre. On avait joué à cinquante Anglais contre cinquante autres sur un stade de nuit, et c’était n’importe quoi, on aurait plutôt dit une armée. Il y avait un leader en particulier qui m’avait marqué par sa manière d’être, très sadique ; il y avait quelque chose de très adolescent dans le fait de persécuter certaines personnes différentes.
C’était très spécial comme ambiance, d’ailleurs je devais rester deux semaines là-bas et je suis parti au bout d’une semaine, parce que pour moi ce n’était pas des vacances. Et quand j’ai découvert le village pour lequel mes parents avaient quitté Montpellier il y a deux ans, je suis passé devant ce terrain de foot éclairé de nuit avec l’équipe qui s’entraînait, et cette image m’a rappelé ce souvenir de la colonie de vacances.
Cette ambiance-là a dû s’associer dans mon esprit à ce terrain, et tout ça a convergé vers ce centre d’intérêt qu’était pour moi la relation entre deux personnes et le groupe, qui parle plus de l’individualité, de comment ils se ressemblent tous en portant le même maillot, et de comment on trouve sa place là-dedans.
Cette idée du jeu, de l’effet de groupe, c’est quelque chose qui te tient à cœur ?
Oui, ça et les relations entre les gens, l’aliénation en général : c’est une maladie douce à laquelle on est confrontés chaque jour. Comment on trouve sa place, son identité dans le groupe, comment on se définit… C’est très dur de s’imaginer qu’on n’a jamais d’emprise sur les gens, que tout est instable, que notre vie est instable, que ça peut changer du jour au lendemain.
Un très bon ami peut du jour au lendemain partir et ne plus jamais nous revoir. En vivant avec ça, je pense qu’on développe des barrières psychologiques intéressantes. Je pense qu’on est moins maître de son destin qu’on ne le prétend, que la plupart des choses arrivent malgré nous. Je ne voulais pas démontrer intellectuellement ces thèmes-là, mais plus soulever des questions et interroger les gens là-dessus, essayer de leur transmettre cette angoisse — parce que c’est angoissant —, mais en même temps ce que ça a de beau aussi.
À propos de l’angoisse, que peux-tu m’en dire dans ton film et en général ?
L’ambiance laisse imaginer le pire, c’est un peu le but, toujours cacher le pire, faire croire que ça va venir de quelque part mais on ne sait jamais trop d’où.
Au Fifib (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux) où j’ai projeté The Fox is not a Coward dans la sélection Contrebandes, une dame nous a demandé pourquoi dans tous les films de cette sélection il y avait ce côté sombre, apocalyptique et sans espoir.
C’est vrai que chez beaucoup de gens de mon âge que je vois autour de moi, il y a quelque chose de pas très optimiste, voire plutôt pessimiste. J’ai l’impression qu’un vieux monde est en train de mourir, le vieux monde occidental qui est en pleine décadence — et ça on le sait depuis longtemps —, mais il y a un autre monde qui est en train d’arriver et on ne sait pas lequel, si c’est pour le pire ou pour le meilleur.
Il y a donc quelque chose d’inquiétant ; j’espère que ce ne sera pas à l’image de Trump ou d’autres choses qui se passent actuellement, mais il y a cette ambiance, et je trouve qu’on a tendance à trouver refuge dans le repli sur soi. Moi j’essaie en tout cas d’être sensible à ça, et de le retranscrire.
Au Fifib on a beaucoup comparé ton film à ceux de Lynch, qu’en penses-tu ?
Dès que tu fais un film un peu décalé, un peu dans les tranches, c’est du Lynch. C’est un peu agaçant. C’est un cinéaste qui a tellement d’influence qu’il a pris le monopole de tout ce qui est de l’ordre de l’étrange et du surréalisme, ce qui est un peu dommage puisque lui-même s’inspirait de plein d’autres gens. Mais je reconnais que c’est un cinéaste qui m’a marqué et qui a forcément eu un impact sur ma façon de concevoir la réalisation. Il faut s’inspirer des meilleurs, plutôt que des mauvais.
Quels sont les cinéastes qui t’inspirent ?
Je me rapproche plus de cinéastes qui cherchent à soulever des questions plutôt qu’à démontrer ou à faire passer un messages précis, toutes périodes et genres confondus. Ceux qui vont expérimenter et qui vont essayer de faire comprendre les choses plus par les sensations, le son et l’image, que par le scénario.
Et je pense que le mélange entre un scénario maîtrisé et cette réalisation de sons et d’images peut donner des choses très belles. Quand ça devient trop social ou trop réaliste moi j’ai du mal, je préfère quand ça décolle un peu du sol.
Aller dans l’exploration de l’intimité de quelqu’un, de ses fantasmes, avec des images fortes comme pouvait le faire Buñuel, sans qu’elles soient trop contraintes par le scénario et l’histoire. Il y a beaucoup d’hybridations intéressantes qui se font avec la vidéo comme Apichatpong Weerasethakul ou des films plus classiques comme Take Shelter (Jeff Nichols) qui mélangent narration classique et innovation, ou encore Under the Skin de Jonathan Glazer.
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Quel est ton point de vue sur le cinéma ?
Pour moi, un film n’est pas fait pour apporter des réponses mais plutôt pour créer un choc chez le spectateur, et lui donner des pistes pour que lui-même puisse trouver ses réponses. Et laisser guider l’errance du spectateur dans le film, c’est beaucoup plus compliqué que de juste le guider. Lui laisser la liberté de se faire son opinion est à mon avis beaucoup plus efficace que de lui asséner des trucs déjà préparés et de lui démontrer qu’on a raison.
Ça correspond aussi à la façon dont je vois le monde : je le vois très mystérieux et je trouve qu’il y a plein de réponses pour une chose, tout le monde peut avoir son interprétation. Donc quand je le fais, c’est pour faire naître des idées chez les gens. Pour moi le film n’est pas la finalité, c’est ce qu’il va se passer dans la tête du spectateur.
Par exemple, Phantom of the Paradise de Brian de Palma m’avait fait l’effet d’un électrochoc et avait réveillé des trucs en moi que je ne connaissais même pas. Il s’agit de créer des courts-circuits dans le cerveau du spectateur, qu’on ne reste pas dans la graisse qu’on peut se faire dans la routine où l’on ne réfléchit plus. Faire quelque chose de l’ordre du spectacle, et en même temps nous amener à une autre connaissance de nous-mêmes.
Pour certaines personnes, le cinéma c’est « telle chose » et rien d’autre, mais moi j’ai du mal à concevoir le cinéma comme ça. Et pour certains ce n’est pas du spectacle mais que de l’art. Moi, je pense que ça peut être les deux : à la base c’est un truc de foire le cinéma, il ne faut pas l’oublier. Je le conçois plus comme des images et des sons qui racontent une histoire que comme une histoire racontée par des images et des sons.
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Cette envie d’en faire, comment s’est-elle créée ?
Phantom of the Paradise justement, car il y a souvent un premier film qui nous fait découvrir un point de vue jamais vu. Sinon, mon père est compositeur du coup j’ai beaucoup traîné dans les coulisses d’opéras ; j’aime beaucoup la musique à cause de lui, et j’avais fait des stages en théâtre, j’aimais la peinture, j’aimais la photo, le cirque, j’écrivais tout le temps des histoires, des sketchs, et puis je ne savais pas trop quoi choisir entre tout ça. Le cinéma regroupait un peu tout ça en même temps. J’ai toujours aimé tenir la caméra et observer plus qu’être dans l’action, ou être dans l’action et essayer de me rappeler des sensations, me rappeler pourquoi telle chose m’a marqué. Pour moi, c’était le moyen qui me convenait le plus pour faire passer des idées.
Le son a une grande place dans ton film, il est une vraie matière qui cloisonne le spectateur dans cet espace qu’est le terrain de foot, délimité par ses projecteurs. Tu avais une idée sonore de ton film ou est-ce que ça t’es venu après le tournage ?
On a récolté beaucoup de matières sonores pour ensuite les confier au compositeur de la musique, Adrien Trybucki, avec qui j’avais développé aussi beaucoup d’enjeux sonores et pas que musicaux. Je voulais une musique faite beaucoup à base de sons non-mélodiques, qui restitue une ambiance, un état mental. Il a pioché dans ces sons, les a intégrés à sa musique électronique, puis il a ajouté une contrebasse, un violon et un piano.
Il a fait quelque chose de complètement différent, auquel je n’aurais pas du tout pensé. Je lui avais envoyé des chansons à travers lesquelles je voulais lui indiquer le genre d’ambiance ou de sentiment, et après je l’ai laissé faire avec ça. Mais c’était sa version du sentiment du film, et ça collait tellement bien avec les images que je lui ai dit qu’on devait continuer ensemble.
« The fox is not a coward » : d’où vient cette phrase ?
C’est un titre que j’avais trouvé dans un bouquin de Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, dans lequel il y avait une liste de titres de films répertoriés entre les années 1907 et 1909 en Amérique, et il y avait un film qui s’appelait The Fox is not a Coward.
Je n’ai pas vu ce film car il est introuvable, mais il racontait l’histoire de prolétaires dans une usine qui se révoltent, et seul un veut résister en continuant à travailler à l’usine pour le patron. L’usine prend feu, il meurt et tous les ouvriers lui rendent hommage autour de son cadavre en chantant « the fox is not a coward », à savoir « le renard (traître) n’est pas un lâche ».
Le fil directeur du film, c’était l’aliénation de l’individu dans le groupe. D’où le titre : est-ce que se soumettre à ça c’est être un lâche, ou est-ce qu’il faut plus de courage pour se rebeller. C’est un peu là-dedans que réside la dualité du personnage. Une phrase d’Hugo Pratt dit : « Il faut plus de courage pour vivre en lâche que pour mourir en héros ». J’adore aussi Corto Maltese.
C’est un film d’études de l’ESAV, l’école où tu viens de terminer tes études ; que retiens-tu de ton passage dans cette école ?
C’est une école-laboratoire, où tu vas pouvoir expérimenter, faire des choses et non te former à être un réalisateur-exécutant. Ils nous laissent assez libres et nous amènent à nous découvrir, à faire les films qu’on a envie de faire en nous accompagnant, plus qu’être des professeurs et nous dire ce que l’on doit faire. Ça peut devenir un défaut pour des gens qui débarquent et ne connaissent rien au cinéma, et qui ont un peu de mal à démarrer à cause de ça, mais d’un côté ils apportent quelque chose de tout à fait personnel à partir de leur vision des choses et du monde, que l’école va essayer de transformer en langage de cinéma.
Comment vois-tu ton avenir de réalisateur, as-tu une idée claire des films que tu veux faire et des sujets que tu aimes traiter ?
Ça dépend, à la base, de l’histoire. C’est elle qui guidera tout le reste et il y a plein d’histoires qui m’intéressent. Je ne pense pas que ce soit un but en soi de trouver son style, il y en a qui le trouvent et se répètent beaucoup, pour l’instant je ne me pose pas la question. J’ai envie de tourner un long-métrage dans les vignes, et là je prépare un autre court-métrage sur un parking à Montpellier.
Ton prochain film ?
Mon prochain court-métrage s’appelle Deux sifflements moqueurs. C’est l’histoire d’un groupe de jeunes adultes qui se bourrent la gueule après une feria dans une cave coopérative pour trouver refuge, être en dehors du monde et continuer leur soirée. En cherchant de la bière dans le coffre de la voiture, ils tombent sur un enfant de 12 ans qui prétend être le frère d’un des gars de la soirée, qui lui ne le reconnaît pas. Alors qu’ils cherchent à savoir s’il est vraiment son frère, ils se perdent dans ce dédale labyrinthique qu’est la cave. C’est l’exploration de ces deux personnages et du mal-être du grand frère qu’il noie dans la fête et l’alcool, en s’oubliant du monde.