« Deborah Bowmann biaise la destinée des objets en leur donnant un usage absurde et rend tout système de gouvernance du réel impotent. Si ce projet-œuvre est bien une constante célébration, alors nous pouvons affirmer (…) qu’elle est belle et bien une réponse au trop-plein du capitalisme, elle est une réponse à la gestion du désir et des images nées dans les années 1950 et que l’année 1964 glorifiait. »
Un extrait du texte écrit par Jean-Baptiste Carobolante en octobre 2015 à propos de l’exposition de lancement « Blue Curtains, Black Coffee » par Deborah Bowmann.
Nous sommes allés à Bruxelles poser quelques questions aux co-fondateurs de Deborah Bowmann, un projet entre l’artist-run space, la galerie d’art, le magasin en ligne, le lieu de vie et la grande distribution. Amaury Daurel et Victor Delestre sont tous deux diplômés de l’école d’enseignement supérieur d’art de Bordeaux et ont respectivement un master de la Glasgow School of Art et du Dirty Art Department de la ville d’Amsterdam. Ils sont un bel exemple de la parfaite maîtrise des jeunes artistes pluridisciplinaires, où rien n’est laissé au hasard, allant de la conception d’un business plan, de l’élaboration du cycle d’expositions à la production d’objets, tout en reprenant et en détournant les codes de l’entreprenariat. Ils sont porteurs d’une scène artistique singulière, pointue, d’une œuvre-art globale, et mettent en exergue notre époque portée par le capital et la marchandisation de manière à la fois politique, satirique et poétique.
Manifesto XXI – Vous venez de la même école, certes, mais il y a aussi la musique, je pense notamment à votre groupe France Frites : cela a-t-il aussi joué dans cette collaboration ?
Amaury : Nous nous sommes rencontrés en faisant de la musique. À Bordeaux, nous n’avions jamais travaillé ensemble, nous étions juste potes et nous faisions des expositions, mais comme deux artistes distincts. C’est après les beaux-arts que nous avons commencé à répondre à des appels à projets et à réfléchir ensemble.
Victor : Il y a surtout eu une occasion spéciale, une bourse proposée à l’école d’Amaury par la Deutsche Bank. Il a fallu rédiger un business plan de trente pages ; nous n’avons pas gagné mais ça nous a permis de développer l’idée d’un espace indépendant, un lieu pour de jeunes artistes sortant de l’école, qui permet de ne pas attendre de se faire découvrir par une galerie ou une institution. Après, nous n’avons rien contre les institutions.
Amaury : Il nous a fallu environ six mois pour monter ce projet. Ça nous a bien aidés car nous avions déjà des idées très claires sur le cycle d’expositions, et pas seulement sur une. Nous avons défini le projet sous toutes ces formes, tout avait été planifié en amont.
Avant d’arriver à Bruxelles, vous étiez dans un squat à Amsterdam, comment vous êtes-vous retrouvés là ?
Victor : L’idée, c’était de venir à Bruxelles en 2014, mais vu qu’il y avait le squat qui s’est proposé, nous nous y sommes installés au dernier moment. Nous y avons fait six expositions sur une durée de sept mois.
Pour résumer Deborah Bowmann, qu’est-ce qui caractérise cet artist-run space et le différencie de la galerie traditionnelle ?
Victor : C’est un lieu travesti, entre l’artist-run space, le site qui est un magasin en ligne, le commerce et la galerie d’art. Ce n’est pas uniquement pensé comme une galerie à but lucratif, ça utilise ces aspects mais ça joue aussi avec les codes et l’esthétique de la grande distribution. Le jeu entre la marque, le nom de galerie et le studio de production : l’atelier où nous travaillons avec Amaury. C’est une entité, une nébuleuse qui contient différents terrains d’action. Tous ces codes, nous les prenons comme des matériaux afin de les re-sculpter pour créer Deborah Bowmann. C’est comme une boule à facettes !
Amaury : À la base, c’était important qu’il y ait un début et une fin, non seulement comme une plateforme mais aussi comme une sculpture globale, avec une limite dans le temps qui serait une sorte de cadre, que tu puisses regarder dans tous les sens, comme un objet. Nous pensions que ça ne durerait qu’une année, là ça fait déjà trois ans, car finalement ce n’était pas ça l’important.
Victor : Nos délimitations sont devenues plus grandes et plus larges. Nous sommes des sculpteurs, à la base. Nous avions pensé le projet Deborah Bowman comme une sculpture, et en invitant des personnes, cela devient une sculpture collaborative et vivante qui grossit. Nous investissons vraiment de notre personne, dans le sens où nous vivons en dessous de la galerie.
Amaury : Nous travaillons sous ce nom et c’est aussi un espace. Ce nom, Deborah Bowmann, réfère autant à un espace qu’à une pratique, un studio, une marque et un label. C’est un trompe-l’œil, il y a une mythologie vis-à-vis de Deborah Bowmann, qui nous sommes par rapport à ce nom et inversement. Nous préférons être les représentants plutôt que les directeurs. Les codes que nous utilisons sont plus ceux du magasin, avec les stratégies de la grande distribution, mais ils peuvent varier d’une exposition à l’autre, c’est un jeu.
Tout s’articule autour de notre propre travail, à l’inverse du group show, où des artistes sont invités à présenter leur travail dans un milieu le plus neutre possible ; nous sommes à l’inverse de ça, nous produisons des œuvres qui s’articulent avec les œuvres des artistes que nous invitons. Ou en tant que curateurs, nous produisons des conditions avec lesquelles il peut être difficile de travailler pour les artistes, et c’est volontaire de notre part, pour que cela crée des installations collaboratives plutôt qu’une simple exposition.
C’est un gros projet qui est très généreux, mais est-ce que vous arrivez à vous extirper de Deborah Bowmann ? Vous n’avez jamais été tentés de tout labelliser sous ce même nom ?
Victor : L’intérêt de Deborah Bowmann, comme dans le trompe-l’œil ou dans la boule à facettes, c’est qu’il s’agit d’une façade. C’est pour cela que nous ne mettons pas en avant Amaury Daurel et Victor Delestre. Avec Amaury, nous avons un groupe de musique et un autre projet qui s’appelle Horrible Bise, qui est complètement différent. C’est important de séparer les choses de temps en temps, car elles peuvent être plus fortes et il faut qu’elles restent claires.
Amaury : À la fois, il y a une forme de labellisation quand même, parce que nous jouons beaucoup avec des stratégies de marque pour réunir ou s’approprier ce qui se passe ici. Mais d’un autre côté, l’idée de travailler sous ce nom vient aussi du fait que nous aimons travailler sous des identités multiples.
J’ai remarqué une évolution des tarifs sur votre site, comment fixe-t-on un prix chez Deborah Bowmann ?
Amaury : Ils changent assez souvent. Effectivement, ils ont augmenté, mais ce n’est pas parce que nous sommes devenus plus connus. Il y a un moment où nous ne nous rendions vraiment pas compte de ce qu’était notre économie. Une sculpture, par exemple, tu ne vas pas en vendre une fois par mois, plutôt une fois tous les trois mois, et il faut que cela te dure pendant ce laps de temps pour payer la production, l’atelier, etc. Il y avait des illogismes. Mais ce qui est vraiment important pour nous, et ça nous continuons de le faire, c’est que les objets puissent être accessibles et collectionnés par différentes personnes, sans qu’il y ait une grande hiérarchie entre les objets. Tu peux encore trouver des objets à trente-cinq ou cinquante euros, même s’il y en à huit mille euros. Après, quand nous travaillons avec des personnes qui vendent les travaux du Deborah Bowmann Studio – l’exemple le plus récent est une galerie new-yorkaise – et qui fixent un certain prix, à partir du moment où nous acceptons, nous nous alignons avec ce dernier. Nous jouons avec le contexte d’apparition plus qu’avec l’objet en lui-même.
Victor : Dans l’idée des prix assez bas, c’est un choix important dans le projet Deborah Bowmann. Dans les présentoirs, il y a un rapport au design et au fonctionnel. Si tu vends cet objet hyper cher, ça le met forcément directement dans le champ de la sculpture, et si tu le mets à un prix entre-deux, ça repose une question à l’acheteur ou à celui qui le regarde. Ça rejoint aussi l’idée que ce projet se trouve entre la galerie d’art et la grande distribution. C’est une dialectique de questionnement entre l’objet de consommation et l’œuvre d’art et sa manière d’être présenté.
Vous êtes à cheval sur une multitude de statuts, est-ce que le fait d’être curateurs/artistes a eu un impact sur votre pratique ?
Amaury : Notre production est appliquée, c’est souvent du service ; donc comme de l’art appliqué, ça s’inscrit dans ce jeu-là, ou nous faisons des propositions sans qu’on nous demande quelque chose. La plupart du temps, nous faisons des objets qui vont servir à d’autres objets. Ça se fait de manière paradigmatique : par exemple, nous avons fait beaucoup de sculptures qui sont des socles pour les œuvres d’autres artistes, nous nous posons des questions sur ce que va être l’autonomie de ces œuvres une fois l’exposition passée, ou quelles sont leurs auras à partir du moment où on sait qu’elles vont être les supports d’autres œuvres. Ces problématiques sont liées à cette double fonction d’artiste-commissaire, je pense.
Quelles sont les exigences chez Deborah Bowmann ?
Victor : La cohérence du programme est primordiale. Une bonne maîtrise des codes utilisés, des matériaux, c’est-à-dire les signes du magasin et de la galerie, qui sont autant l’acte de vente que la communication, donc tous ces codes qui sont parties prenantes d’un grand tout dans Deborah Bowmann, et qui sont nécessaires pour arriver à une œuvre-art globale.
Amaury : La cohérence, c’est super important ! Étant donné la pluralité d’angles d’approche, c’est fondamental dans nos exigences pour garder la vision d’ensemble du tout et non pas regarder les choses de manière trop macroscopique. Ce que je voulais ajouter, surtout, c’est notre volonté de continuer à rester un espace qui a une position originale en tant qu’espace. Juste montrer de l’art et des artistes n’est vraiment pas ce qui nous importe.
Victor : Ça fait partie du projet quand même que de montrer des choses, c’est ce qui justifie notre présence, sinon on serait un espace vide. Ce qui est important, c’est l’idée de positionnement et quels contextes nous créons, le positionnement dans le sens artistique et politique. Le fait d’avoir tous ces statuts n’est pas très commun pour un artist-run space, ça va au-delà de la communauté d’artistes ; rien que le fait de prendre ce projet comme une sculpture géante, nous avons nous-mêmes été des sculptures vivantes dans l’espace, et je pense qu’il y en a peu qui prennent autant de paramètres en compte.
Comment sélectionnez-vous les personnes qui vont venir travailler avec vous ?
Victor : Pour l’instant, ça fonctionne sur invitations, qui sont liées à une découverte, nous prenons contact avec des artistes qui nous intéressent et qui peuvent venir de Bruxelles ou d’ailleurs. Après, ce qui nous importe, c’est l’idée d’une sorte de plateforme, liée à notre entourage, qui est composée de connaissances ou d’amis. Nous aimons bien représenter une scène. L’autre part du travail collaboratif, c’est que nous aimons beaucoup travailler avec de jeunes artistes mais aussi avec des artistes déjà établis comme Thea Djordjadze.
Amaury : Nous essayons de garder un certain niveau d’éclectisme dans notre sélection, autant dans le côté professionnel qu’amateur, avec des artistes, des designers, ou des personnes qui sortent un peu de ces champs-là. De toute façon, nous ne représentons pas des gens puisqu’ils sont là uniquement le temps de l’exposition, ce qui nous permet par exemple de travailler avec un pâtissier. Il y a trop de conditions pour représenter un artiste qui ne sont pas viables pour un artist-run space.
Victor : Pour revenir à ta question précédente, sur ce qui nous différencie d’une galerie traditionnelle, nous avons une approche différente car nous n’avons pas d’artistes permanents représentés. Par contre, tous les artistes qui ont été exposés ici se trouvent en permanence sur notre site, ça devient une sorte de témoin, une accumulation de tous les travaux et de toutes les expositions, et nous pouvons encore vendre des pièces d’il y a deux ans même si elles n’y sont pas. Nous fonctionnons presque comme une galerie, un magasin en ligne, mais pas comme une galerie le ferait. Nous représentons sans représenter, c’est encore une ambiguïté du projet qui nous intéresse.
Amaury : Au niveau du travail de curateurs, la première chose à laquelle nous allons réfléchir va être avant tout quelle exposition va bien s’inscrire à la suite de celle-ci. Il s’agit vraiment de narration d’expositions, il y a une suite logique. S’il serait super intéressant d’avoir un enfant designer qui fait du cheval, alors nous allons partir le chercher.
Victor : Et s’il n’existe pas, nous pouvons le créer. Nous pouvons carrément nous permettre ce côté fictif. Comme le disait Amaury, nous avons travaillé avec un pâtissier, mais aussi un parfumeur, une fille qui est en mode, ou un poissonnier pour lequel nous avions fait des présentoirs, et nous avons vendu son poisson dans notre galerie. Par là, il y a cette volonté de représenter cette variété un peu burlesque du monde du commerce et des activités professionnelles, toujours en les intégrant de manière cohérente dans les expositions.
Y a-t-il une évolution dans le projet ?
Victor : Ah oui, j’avais oublié : en dessous de la galerie, il y a nos deux chambres, et c’est assez horrible car nous n’avons aucune vie intime. En gros, dans ces chambres, nous avons construit tout le mobilier et le décor. Nous présentons aussi des pièces, nous invitons un artiste à chaque exposition et nous ouvrons nos chambres au public en tant que show-room, et nous y faisons des conférences. Il y a encore le côté commercial, mais avec des slips à côté. C’est avec l’aide de Jean-Baptiste Carobolante que nous nous occupons de ça.
Le prochain vernissage aura lieu vendredi 5 mai à Deborah Bowmann, au 24, avenue Jean Volders 1060 Région de Bruxelles-Capitale, et l’exposition sera visible du 6 mai au 8 juillet 2017. Il s’agit d’une collaboration du Deborah Bowmann Studio avec Daniel Dewar et Gregory Gicquel.