Ancien directeur artistique de Concrete et Dehors Brut, Brice Coudert a lancé il y a quelques semaines un nouveau projet fédérateur pour l’underground français : Underscope. Une structure qui protégerait les artistes indépendant·es sur leurs droits d’auteur, mais surtout leur offrirait une plus grande visibilité. Comment s’articule concrètement Underscope avec les labels ? Gardien bienveillant des musiques alternatives, comment Brice Coudert voit-il la scène actuelle ? Et quel avenir lui imagine-t-il ?
L’industrie et les artistes de musique électronique traversent certainement la pire année de leur histoire de France. Festivals annulés, clubs fermés depuis plus de huit mois… Les DJs et producteur·ices sont privé·es d’une grande partie de leurs sources de revenus, et de leur public. Mais cette année a vu également naître un embryon de structure fédératrice pour tous les labels indépendants. Underscope, monté par Brice Coudert, a l’ambition de rassembler et accompagner les actrices et acteurs pour se professionnaliser notamment sur les questions de gestion de droits d’auteur. Nous avons donc questionné Brice Coudert sur les détails de cette mécanique, qui ne peut que s’étendre.
Manifesto XXI – L’objectif Underscope est d’éclairer, aider les artistes émergent·es, et fédérer les labels de l’underground français autour du streaming et des éditions. Donc, les aider à vivre de leur musique. Concrètement, comment cela fonctionne ?
Brice Coudert : Il y a plein de sujets que les artistes ne connaissent pas. Ce qu’on propose avec Underscope, c’est d’aider notamment les labels à se structurer en termes de droits d’auteur. C’est un métier en soi, il est donc normal que beaucoup de labels ne comprennent pas ces mécaniques. On les aide à déposer leurs œuvres dans des sociétés d’auteurs, afin de collecter leurs droits de la meilleure des manières. La musique des artistes génère de l’argent, qu’ils soient inscrits dans ce type de sociétés ou non. C’est bête de ne pas aller le chercher, sachant que la plupart des artistes avec lesquels nous travaillons n’en gagnent déjà pas beaucoup. Les principales sources de revenus de ces derniers provenaient des bookings en club ou en festival. Maintenant, avec la crise liée au Covid-19, ces artistes n’en ont plus. En 2020, je leur explique qu’ils ne peuvent pas passer à côté de cet argent qui est généré. Je leur explique qu’il faut jouer le jeu du streaming, même si c’est un sujet sensible. Il y a un côté éducatif et pédagogique.
Si tu sors de la bonne musique sur ton label, tu te dois de la faire écouter de la meilleure des manières.
Brice Coudert
Ces dernières années ont vu naître plein de petits labels en France. Ce sont le plus souvent des bandes de potes qui veulent faire de la musique ensemble, sans véritablement penser à se structurer. Quel est le conseil que tu donnerais à des jeunes qui souhaiteraient monter leur label ?
Un label c’est exactement ça que ça devrait être : « on a une passion commune, on veut sortir des disques, alors on va sortir la musique de nos potes. » C’est important de commencer avec cette passion qui anime plus que tout. Ce ne sont pas des start-up. Il faut, et c’est normal, de commencer comme ça. Mais au bout d’un moment, il faut réussir à trouver des moyens de se professionnaliser un peu, pour rendre son label rentable. Il faut arrêter de penser que le mot « argent » est un gros mot dans la scène underground. L’argent ne sert pas à s’acheter des chaînes en or, ça peut servir pour faire appel aux services d’un·e graphiste (et de bien le/la payer, au lieu de lui demander gratuitement), ou d’un·e attaché·e de presse pour faire parler de ta musique dans les médias. Si tu sors de la bonne musique sur ton label, tu te dois de la faire écouter de la meilleure des manières. C’est le minimum de respect que tu peux avoir envers les artistes.
Avoir un label indépendant aujourd’hui, ça peut donc être rentable ?
Bien sûr. S’il est bien géré, un label peut être rentable.
Tu as dit à Tsugi : « Nous serons un peu l’exosquelette en adamantium de la scène ! » Hormis la très chouette référence aux X-Men, comment réussir à rassembler toute cette scène sous une même bannière ?
On sait que tous les labels avec qui on travaille ont un véritable talent de curation d’artistes, qui font de la musique excellente. On leur propose d’arrêter de perdre du temps avec toutes ces fonctions administratives, afin qu’ils se consacrent pleinement à leur activité artistique, et de nous laisser faire le reste. C’est en cela où l’on se positionne comme un exosquelette pour ces labels : s’occuper de la partie dite « business », afin qu’ils puissent s’épanouir pleinement dans leur art et que les artistes restent des artistes, et que cela tourne mieux pour eux.
Underscope, c’est alors un peu le label des labels ?
Je n’ai pas envie de dire ça. Quand on parle d’un label, on parle surtout d’une direction artistique. Et on ne veut pas interférer dans la DA. Au contraire, on veut les laisser faire la musique qu’ils veulent. On est pas un label des labels, on est l’exosquelette.
Pourquoi beaucoup d’artistes underground n’ont pas le réflexe de s’enregistrer à la SACEM ?
Car ils pensent que cela ne sert à rien. Ils n’ont pas d’exemple, autour d’eux, qui leur ont montré que ça pouvait servir à quelque chose. Et il ne suffit pas de s’inscrire à la SACEM pour régler le problème. On leur conseille de prendre un éditeur qui va déclarer leurs morceaux dans toutes les sociétés d’auteurs du monde car il n’y a pas que la SACEM qui génère du revenu. Et quand tu fais cela, tu récupères un peu d’argent. Si tu ne le fais pas, tu ne récupères rien. Notre scène est faite de petits artistes. Les droits d’auteur ne sont pas réservés aux gros artistes qui passent en radio, qui placent leurs morceaux dans des synchro pour des pubs. Il y a aussi le système de tracklisting : quand ton morceau passe en club, il peut générer des revenus. Ce ne sont pas des grosses sommes, mais même si cela représente 1000 euros, c’est toujours cela de pris.
Tu as monté Underscope avec notamment G’Boï et Jean Mi qui sont à l’origine des groupes facebook Chineurs de House ou Techno. C’était important de porter ce projet avec cette nouvelle génération complètement à l’aise avec le digital ?
Underscope est un projet entièrement digital. On se présente comme un média multi-plateformes. Que ça soit Facebook ou Instagram, Spotify ou Deezer, on veut proposer de la musique partout. Ce n’est pas moi qui suis allé chercher G’Boï et Jean Mi, ils étaient déjà dans ces réflexions bien avant. Ce qu’ils avaient fait à l’époque des Chineurs, c’était une réponse à un besoin d’échange et de partage de la musique. Ils l’avaient compris bien avant beaucoup d’autres. Moi, j’ai 41 ans, j’ai besoin de gens qui soient de la nouvelle génération, qui comprennent toutes ces nouvelles méthodes de consommation de la musique.
Il y a des scènes locales avec des identités propres qui sont en train de se monter et ça va s’accélérer. Des jeunes artistes vont pouvoir s’identifier plus facilement sur ces nouvelles scènes et franchir le pas de la création.
Brice Coudert
Entre cette nouvelle génération, qui a découvert les dernières heures du club avant son arrêt total depuis huit mois, et la tienne, qui découvrait la techno dans ces établissements, les combats sont-ils restés les mêmes ?
Je pense que là, il y a un gouffre énorme entre la nouvelle génération et la mienne. Je fais tous les efforts possibles pour essayer de comprendre et d’apprécier les artistes et les publics plus jeunes. Mais on le voit ce truc de « OK boomer » (rires). Ces deux générations n’ont pas du tout grandi avec les mêmes modes de consommation de la musique. Nous, on achetait des vinyles, et il y avait beaucoup d’inertie sur les mouvements musicaux. Quand c’était la techno de Detroit, tout le monde écoutait de la techno de Detroit. Aujourd’hui, les jeunes passent de Jul à de la trap en finissant sur du gabber. Ils ont beaucoup plus d’influences, et je pense que ça paraît un peu bordélique pour l’ancienne génération. Mais c’est une nouvelle forme d’expression.
La club music, comme le jazz, a été conçue au départ pour la danse, mais peut complètement être appréciée dans un cadre non festif.
Brice Coudert
On parlait d’une scène électronique française, mais avec un focus très parisien tout de même. Aujourd’hui, on voit des scènes éclore à Marseille, Lyon, Toulouse… Est-ce qu’il y a, comme on l’a vu avec le rap aux US, des scènes locales avec des spécificités précises selon toi ?
La scène électronique était très « parisiano-centrée » car tous les artistes étaient basés à Paris. Aujourd’hui, tu as des scènes ailleurs oui. À Marseille tu as par exemple Metaphore ou Maraboutage, à Lyon il y a BFDM, et la scène de Toulouse est en train d’exploser en ce moment avec la bass music. Avec Underscope, on a dû signer trois ou quatre labels de Toulouse déjà. Donc oui, il y a des scènes locales avec des identités propres qui sont en train de se monter et ça va s’accélérer. Des jeunes artistes vont pouvoir s’identifier plus facilement sur ces nouvelles scènes et franchir le pas de la création. Et avec Underscope, on souhaite signer beaucoup de labels en dehors de Paris pour pouvoir garantir cette évolution. L’idée est d’aller chercher dans les DOM-TOM également.
Est-ce que cette nouvelle dynamique que l’on est en train d’observer en France va enfin pousser notre scène à s’affirmer face à celles que l’on envie toujours aux Allemands et aux Anglais ?
La compétition dans la musique, ça n’a pas de sens. Le plus important, c’est de faire de la bonne musique. C’est aussi pour cela qu’on fait ce projet. Il faut se donner les moyens de se mettre au niveau. Les Anglais ont certes un gros passé musical, mais savent surtout faire les choses de façon très professionnelle. Ils ont de gros médias spécialisés, des grosses agences de presse en musique électronique… Ils font le job pour que leur musique soit écoutée. En France, c’est ce mur que l’on doit franchir. En France, des bons disques qui sortent, il y en a plein. Tous les jours, on m’envoie des trucs complètement dingues, mais qui passent complètement à la trappe car personne n’en parle et personne ne se donne les moyens d’en parler.
Ce serait donc juste un problème d’organisation que nos voisins européens ont et nous non ?
Je ne sais pas… C’est peut être dû à la typologie d’artistes en France, qui est dans un schéma prédéfini de la musique underground. Où il ne faut pas trop en montrer ; si tu dois sortir un projet en digital, tu dois le faire sur Bandcamp, mais pas sur Spotify (ce qui n’a pas de sens car ces artistes mettent leur musique sur Youtube à côté). Donc ce sont ces doctrines qu’il faut déconstruire. Tu peux vendre ta musique en conservant ton côté underground. Prenons l’exemple d’un label comme Warp : leur musique est totalement underground. Mais ils ont une vraie démarche commerciale à côté où ils se donnent les moyens. Et c’est pour ça qu’ils sont encore là aujourd’hui. En France, des labels qui s’organisent comme ça, ils sont très rares.
Tu définis également Underscope comme un média « pluridisciplinaire ». En plus de structurer la scène underground, il est nécessaire de renouveler les médias culturels ou d’y apporter une alternative ?
On ne va pas faire du journalisme musical sur Underscope. On veut juste être un relais pour ces artistes. Les labels aujourd’hui ne sont plus uniquement des fournisseurs de musique. Ils peuvent proposer des visuels très poussés, des clips, du merchandising créatif… On veut aider les labels à se développer sur toutes ces choses. Par exemple, notre chaîne Youtube aide les artistes à fournir des clips et à les diffuser massivement. Autre cas, dans nos évènements à la Gaîté Lyrique, nous allons inviter des artistes d’Underscope à proposer des performances immersives. On n’est plus uniquement sur de la musique. Et faire des évènements avec un public assis en pleine crise du Covid, c’est aussi montrer que notre musique, au même titre que le jazz par exemple, peut s’écouter aussi bien dans un contexte festif, mais également assis dans un fauteuil. Et je ne parle pas ici que du versant le plus calme ou expérimental de notre musique. Je pense aussi que c’est aussi valable pour la club music qui, comme le jazz encore une fois, a été conçue au départ pour la danse, mais peut complètement être appréciée dans un cadre non festif.
On crée notre propre cercle vertueux.
Brice Coudert
Quand on parle d’underground, on pense souvent, aux musiques électroniques. Est-ce qu’Underscope pourrait s’étendre également au rock ou au rap ?
Pour moi, musique électronique, ça ne veut rien dire. Quasi toute la musique aujourd’hui est électronique. La trap, c’est de la musique électronique. Thom Yorke aujourd’hui, il fait de la musique électronique. Aujourd’hui, on n’a aucun complexe là-dessus. Donc oui, on n’est pas à l’abri de sortir du hip-hop demain si ça nous touche. On vient de signer Parkingstone, et leur musique part dans toutes les directions. On ne va pas s’enfermer dans une niche. Après, on souhaite tout de même conserver notre ADN.
Le rapport de force entre les labels indépendants et les grosses plateformes de streaming va-t-il évoluer un jour avec des démarches et des projets comme le tien ?
Je ne pense pas. Déjà que les majors ont du mal à se faire entendre par les géants du streaming, je pense que pour les labels indépendants, ça sera encore plus compliqué. Après, on ne se positionne pas contre ces entreprises, on les utilise comme atout. Aujourd’hui, je pense que les majors ne se concentrent plus sur le fait de faire jouer leurs artistes à la radio, mais plutôt de les placer dans les grosses playlists de Spotify. On a fait ce constat : comme ces playlists ne seront jamais intéressées par la musique que l’on fait, on va créer nos propres playlists et y placer les morceaux de nos labels. On crée notre propre cercle vertueux.