Le projet Sites de Bérénice Lefebvre était présenté pour la première fois il y a un an, lors de l’exposition collective Mapping at last à la Galerie Eric Mouchet. Composé d’une impression photographique enroulée sur une structure de bois clair, à cette époque la pièce n’en était qu’à son étape initiale. La réflexion n’en était pas moins fascinante, et on découvrait le travail de l’artiste en même temps que son processus de création.
Avec Sites, Bérénice Lefebvre construit une recherche formelle autour d’un territoire donné. Depuis un an, l’œuvre a évolué. L’impression offset contrecollé sur aluminium a remplacé le bois, dessinant deux structures, recouvertes par parties d’une fine peau photographique noire et blanche. Des formes creuses en état de mue au sein desquelles résonne le chaos ordonné d’une ville-chantier, avec leurs parts de construction et de dénuement.
[U]ne pratique activée par le déplacement, dont chaque relevé permet de constater une transformation urbaine constante et protéiforme. (Bérénice Lefebvre)
Bérénice Lefebvre est une artiste de l’urbain et une artiste multimédia. Inspirée par la vision de Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (1980), elle construit son discours à travers son expérience de la ville dont elle capte les images et les sons. Ses œuvres se développent ensuite par séries de gestes médiatiques – retouches, collages, impressions diverses, installations et mise en espace… Dans notre monde contemporain surmédiatisé, l’art multimédia évoque souvent les technologies audiovisuelles, mais chez Bérénice Lefebvre l’expression doit être rapportée à son utilisation multiple des techniques de l’image imprimée. Elle croise ainsi avec originalité la matérialité du support et l’instabilité de l’image, parfait reflet d’une architecture en mouvement.
« Ma démarche […] s’inscrit dans une enquête quotidienne de l’espace urbain, territoire d’où l’on peut observer une multiplication de cadres et d’écrans. L’ensemble de ces surfaces, physiques ou imagées, traduit une pluralité de formes qui constituent une part importante de mon répertoire formel […]. Je m’évertue à reconstituer les contours de ce territoire urbain en accumulant les représentations. » (Bérénice Lefebvre)
L’image affirme sa provenance et l’oeuvre est « à taille humaine », nous permettant d’envelopper cette architecture.
Logiquement, Sites s’inscrit dans cette réflexion. À la frontière entre photographie, sculpture et environnement sonore, le projet se compose en trois œuvres : Paris Nord-Est, Paris Sud-Ouest, Paris Nord-Ouest – deux réalisées et une à venir – chacune témoin d’un territoire périurbain en reconstruction.
Ainsi, contrairement à la majorité des travaux de l’artiste, tel que It’s hard to see below when you’r see up (2014) ou Patterns – Abstract Machine (2016), dans Sites l’œuvre affirme sa provenance. Les compositions des structures sont déterminées en fonction des parcours initiaux. Leurs noms portent des références géographiques directes. Les images sans haut ni bas flirtent avec l’abstraction, mais transmettent l’évocation concrète et ressentie d’un lieu. Plus encore, à travers la dé-re-construction de l’image et du son, étape centrale du processus créatif, Bérénice Lefebvre embrasse le destin de ces paysages en renouvellement, et questionne directement un temps et un espace donné.
Mais, comprenons-nous bien, contrairement aux immeubles qui les ont inspirés, ces œuvres ne sont pas monumentales. Avec le petit mètre vingt de Sites I, et les quatre-vingt centimètres de Sites II, la ville dans ces installations ne nous submerge pas. Au milieu de la foule, leurs formes réduites se perdent dans les pas des visiteurs-teuses. La composition sonore, fruit d’une collaboration avec le musicien Tim Defives (aka Tim Karbon), transmet l’écho assourdi du paysage. Il faut y prêter attention pour découvrir la poésie urbaine que l’artiste harmonise, et la légèreté de l’impression noir et blanc transforme les bâtiments en images volatiles. Par le passée, Bérénice Lefebvre a pu réaliser des installations in situ grand format à partir d’un répertoire d’images similaires, mais ici, la forme ne nous impose pas son expérience. Cependant, cette non-immersion choisie s’accompagne d’une pluralité médiatique renforcée qui attire notre esprit dans ces allers-retours entre espace extérieur et espace intérieur, espace urbain et espace d’exposition. L’œuvre est « à taille humaine » et offre « une expérience plus physique », dit l’artiste, permettant d’envelopper cette architecture.
« La matière sonore empruntée à la ville (mouvante) est brutale, car sa nature première est qu’elle ne semble pas vouloir être entendue explicitement comme un objet musical […] C’est une histoire de domestication entre un territoire et son explorant. » (Tim Defives)
Le projet Sites se situe à la frontière entre documentation, reconstruction et transmission, devenant archives subjectives d’un paysage.
Ainsi, Sites se situe à la frontière entre documentation, reconstruction et transmission, devenant archives subjectives d’un paysage à un moment donné de son évolution. Cette série de trois structures est d’ailleurs le noyau central d’un cycle en cours de recherche, auquel s’ajoute différents projets : une interprétation graphique de cette carte parisienne, un projet d’édition papier et vinyle, et l’exposition de ces documents photographiques… Cette importance donnée à l’auto-documentation du territoire comme source de l’œuvre rattache le travail de Bérénice Lefebvre au mouvement de l’art contemporain vers l’archive, mis en valeur par Hal Foster dans « An archival impulse » (2004). Les retouches et le passage au noir et blanc donnent d’ailleurs une texture passée évoquant des images archivées. Mais ne nous trompons pas, le travail de l’artiste n’a rien de mémoriel ou de nostalgique. Tel que l’explique Hal Foster, « je voyais paradoxalement dans l’archive presque un principe de construction dans lequel le fragment n’était plus célébré, pas plus que l’anomie, la perte de principes, de lois, mais où il s’agissait au contraire de le contester, de le dépasser […]. Il s’agit du besoin de construire de nouvelles possibilités » (Marges n°25, 2017).
À travers ses multiples recompositions, le travail de Bérénice Lefebvre ébranle donc l’autorité de l’archive, et crée de nouveaux écrans sur lesquels se rencontrent nos réalités et nos imaginaires respectifs. Dressant le constat d’un monde à l’aube continuelle d’une révolution inattendue, nous devons prendre acte d’un contexte générationnel pétri d’incertitudes. Avec les bouleversements actuels, nationaux et internationaux, la montée d’hommes politiques confondant libéralisme économique et libéralisme politique, ou un quotidien nous habituant à la décomposition de nos libertés individuelles et au rejet de celui qui demande l’accueil, la société s’épuise et se restructure. Nous ne pouvons pas demander aux artistes d’être politiques, mais l’artiste indépendant n’en est pas plus indifférent. Le travail de Bérénice Lefebvre fait partie de ces œuvres qui allient une forte réflexion formelle à une réflexion sociale, le bouleversement de l’image à la perception d’une ville bouleversée. Et ces zones en chantier deviennent les allégories d’un monde en suspens.