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Joanna Folivéli : « les personnes trans honorent le vivant en étant elles-mêmes »

Joanna Folivéli : « les personnes trans honorent le vivant en étant elles-mêmes »

Autrice de BD et illustratrice, Joanna Folivéli fait partie des lauréates 2024 du prix Artémisia, dédié au talent des femmes bédéistes, pour son deuxième livre Humaine (Deux Points). Ce récit autobiographique raconte tout en délicatesse les épiphanies et les rudesses de son parcours. 

Le nom du prix Artémisia attribué à Joanna Folivéli au printemps lui va plutôt bien : « Mauvaise Herbe ». On choisit d’y voir un symbole de résistance, les mauvaises herbes repoussent toujours et de luxuriants végétaux ornent souvent les corps que la Toulousaine dessine. Dans le paysage culturel français, cette récompense est une (trop) rare reconnaissance du talent d’une artiste trans. Marqué par les attaques réactionnaires, ce début de 2024 aura été particulièrement éprouvant pour les personnes trans. Entre les obstacles, Joanna Folivéli nous a raconté comment son talent fleurit malgré tout. 

Manifesto XXI – Est-ce que tu peux me raconter la progression entre ta première publication, Devenir, et ce deuxième livre ?

Joanna Folivéli : Devenir, je l’ai fait dans un état de précarité un peu ouf. Enfin, en tout cas psychiquement, c’était pas trop ça. J’arrêtais pas de changer de sous-location, c’était une galère. C’est un peu pour ça qu’il y avait plusieurs petites histoires, j’avais pas la force de faire une grande histoire d’un coup. 

Humaine, c’est un livre où je sentais que j’avais vraiment le temps et aussi plus de stabilité financière et matérielle pour pouvoir travailler. Je me suis dit : là je prends du bon papier, je fais des aquarelles, je fais absolument tout en couleur… L’idée, c’était de faire un projet plus long. Je voulais faire une autobiographie parce que les retours que j’avais eus pour Devenir, c’est que ce n’était pas très accessible, trop poétique. Je pense que le livre a mis du temps pour trouver son public. Des gens s’y retrouvent quand même, mais pour Humaine, je voulais faire quelque chose de plus concret… et je me suis rendu compte que je n’aimais pas faire des choses concrètes. C’était trop violent à raconter, parce que j’ai un parcours de vie un peu pourri. Du coup, j’ai choisi de transformer ce parcours horrible en quelque chose qui puisse briller, en fait. 


Il y a quelque chose de de l’ordre de la fable dans la narration de cette deuxième BD, et tu écris que la poésie t’a sauvé la vie, que c’est la seule chose que tu comprends. Quelles sont les personnes dont tu admires les verbes ?

Quand je dis que j’aime la poésie, ce n’est vraiment pas d’un point de vue littéraire. C’est plutôt la poésie en général, comme on la trouve partout quoi. Après, je suis très influencée par la musique. 

Oui d’ailleurs tu publies aussi de la musique.

C’est récent, mais oui en fait je suis passionnée de musique, et j’ai voulu m’y mettre. J’étais une très grande fan de John Cage quand j’étais plus jeune. C’est comme ça que j’ai réalisé que la musique, ça peut être absolument tout. J’ai commencé juste en prenant le concept poétique de me dire que vraiment tout ce qui compte, c’est des gestes. Sans formation, avec l’écoute quoi. 

Dans cette BD, tu parles beaucoup de religion et de ton parcours avec la foi. Tu as grandi dans une famille religieuse, c’est quelque chose qui a toujours été important pour toi ? 

C’était très spécial. Mon père est athée et ma mère est super croyante, mais les deux sont un peu embrigadés dans la tendance new age. Ma mère vient d’une famille d’agriculteurs qui sont proches de cultes vraiment liés à la Vierge Marie et ça me parlait beaucoup. C’est un peu parti de là et de la musique religieuse en fait, qui m’a énormément apporté. Dont beaucoup de musique estonienne. En 2013, j’étais vraiment à fond dans la religion, j’ai failli me convertir au culte orthodoxe parce que j’étais tombée sur la musique d’un compositeur estonien un peu iconique. La musique pour moi, c’était des expériences mystiques en fait, et c’est ça que je veux dans ma vie, littéralement. En 2019, j’ai vraiment voulu rentrer en monastère et j’ai passé un an dans l’ascétisme à me préparer, me renseigner sur les monastères qui existaient en France et étudier des textes religieux.

© Joanna Folivéli, Slut


Et aujourd’hui, avec ton parcours et ta transition, comment tu combines ça ?

J’ai un peu perdu la foi en étudiant les textes et en me rapprochant de la religion orthodoxe. Il y avait tellement de haine. Plus j’avançais et plus je trouvais que c’était vraiment une religion stupide. Ils sont tellement conservateurs, tellement patriarcaux… Ça m’a dégoûtée du christianisme en général. 

Pour moi le sacré, c’est le respect de ce qui existe au sens le plus large. Ce n’est pas genre une adoration envers un dieu ou quoi. C’est vraiment juste mettre en valeur ce qui est présent.

Qu’est-ce qui t’intéressait précisément chez les orthodoxes ? 

C’était l’esthétique, en fait. Avec la tradition, il y a ce truc paradoxal où il y a moyen de prendre des choses anciennes et de faire de belles choses. Ce qui m’intéressait, c’était les icônes, les chansons, cette méthode du doré partout ! La méthode de construction d’une icône aussi, c’est super passionnant. C’est tout un système de perspectives inversées. Depuis la Renaissance, on a un point de fuite qui va vers l’horizon. Dans les icônes orthodoxes, le point de fuite, c’est le regard de la personne. Du coup tout va vers l’horizon.

Dans les premiers dessins de ton compte Insta, on peut voir que tu t’inspires de cartes de tarot ou de vitraux depuis longtemps. Quel lien fais-tu entre l’évolution de ton style graphique et ton affirmation avec ta transition ? 

C’est vraiment la même chose. Je vois bien qu’avant je faisais des dessins très contraints. Et je n’arrivais pas à trouver de couleurs dedans, il n’y avait pas de possibilités, c’était très froid. Quand j’ai fait ma transition, tout d’un coup, bam ! Les couleurs sont arrivées. C’était comme si tous les carcans que je me mettais avaient volé en éclats, en fait. Je me suis dit que je pouvais juste être moi-même et d’un seul coup, ça s’est fait. J’ai découvert mon style à ce moment-là, dans la première année de transition. Avant, je désespérais de mon style. 

© Joanna Folivéli, Sweetest days


Ta palette est très identifiable, elle tourne autour de choix de rose, rouge ou lie de vin. Pourquoi ? 

Je crois que le bordeaux est ma couleur préférée, je pense que c’est un très fort symbole. Ce qui m’intéresse dans la religion, c’est le côté sacré des choses, et pour moi le sacré, c’est le respect de ce qui existe au sens le plus large. Ce n’est pas genre une adoration envers un dieu ou quoi. C’est vraiment juste mettre en valeur ce qui est présent. Et dans la mise en valeur de ce qui est présent, ce qui m’intéresse, c’est les premières couleurs qui ont été utilisées par des êtres humains : il y a le rouge, le blanc et le noir. Le bordeaux fait une sorte de synthèse entre ces trois couleurs. 

À propos de sacré, il y a une page justement qui est vraiment très belle dans Humaine et qui dit que les personnes trans sont sacrées.

Pour moi, oui. Certaines personnes disent que c’est quelque chose qu’il ne faudrait pas forcément revendiquer, que ça renverrait les personnes trans sur un piédestal. Donc je ne dirais pas que les personnes trans sont sacrées, mais on peut apprendre quelque chose du sacré en voyant les personnes trans, dans le sens où on décide de prendre nos corps en main, ou en tout cas de redéfinir qui on est, que ce soit via des hormones ou via un changement social, etc. C’est vraiment participer à la vie de manière très active. Pour moi, les personnes trans honorent le vivant en étant elles-mêmes, alors que d’autres personnes se laissent entraîner dans ce qu’on leur dit de faire… et je trouve que c’est très pauvre et triste. 

Faire un livre comme celui-ci, c’est faire brûler le feu le plus possible, au lieu de partir dans le désespoir.

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On se rencontre [fin mai] le jour où le Sénat vient juste de voter une proposition de loi interdisant aux mineurs d’accéder aux bloqueurs de puberté. Dans un post, Daisy Letourneur a souligné quelque chose d’intéressant en disant que ce n’était pas une défaite, qu’il fallait retenir que la gauche s’y est opposée massivement. La période est néanmoins très dure, comment la vis-tu ? 

Je suis un peu en période de dissociation par rapport à tout ça. Il y a tellement d’informations hardcore entre tout ce qui se passe. J’avoue que je commence à considérer de moins en moins que le dessin a de l’importance, et je réfléchis plus à des moyens d’agir. J’essaie de penser à l’avenir d’un point de vue matériel, de me demander quelles actions pourraient être plus intéressantes. J’ai l’impression qu’on arrive dans une période où ce n’est plus important de faire des livres. Je ne sais pas. Là, je voudrais juste me concentrer sur revenir à Toulouse et recréer du lien physique. Sortir des réseaux et essayer de rencontrer le plus de gens possible. Et faire du réseau qui ait du sens, qui puisse vraiment nous donner une capacité d’action si jamais les choses tournaient encore plus mal.

Ce qui m’importe, c’est de faire des choses plus dans le physique, par exemple maintenant je fais de la performance avec des ami·es. On a une église désacralisée à Toulouse, on y va deux fois par mois pour faire des représentations en public, c’est des labos expérimentaux et on fait des choses qui nous sortent de nos zones de confort. 

© Joanna Folivéli


Tu parles beaucoup de honte dans le livre, est-ce que mettre ce sentiment en papier et le partager te permet de faire la paix avec certaines choses ? 

Non, je ne fais pas la paix du tout. Enfin si, je fais la paix avec le fait que je suis trans mais il y a quand même encore des problèmes. Je sens parfois que j’aimerais oublier je suis trans, que j’aimerais être une meuf cis. J’aurais plus envie de la vie. Mais il y a de la force à être trans. Faire un livre comme celui-ci, c’est faire brûler le feu le plus possible, au lieu de partir dans le désespoir. À la fin, j’ai mis comme dédicace : je remercie mon corps de tenir encore un peu plus longtemps, et c’est vraiment comme ça que je le sens. 

Tu écris justement que tu n’aurais jamais pensé vouloir vieillir.

Oui, là j’ai trop envie, je sens que je serai trop heureuse d’être une vieille dame. Avant, je n’avais pas de référence au niveau des hommes, je ne me retrouvais pas dans ces gens-là, je ne me voyais pas vieillir et ressembler à mon père. Je me retrouvais avec mes sœurs et avec ma mère. En passant un cap dans l’acceptation de la transness, ça fait aussi que tu peux te projeter dans quelque chose au niveau de l’âge. Je pense que c’est un peu comme ça que ça fonctionne. Parce que je suis à l’aise d’être une femme, je suis à l’aise du coup d’avoir un rapport de vie de femme, c’est juste ça. 

Est-ce que tu envisages de passer à de la fiction ou à des récits qui ne seraient pas autobiographiques ? 

Alors oui, je suis en train d’écrire un troisième livre qui va être une bande dessinée érotique autour des femmes trans, qui va parler spécialement de dysphorie et de comment on arrive à avoir une sexualité quand on a de la dysphorie. Ce sera très précis et en même temps je veux quand même que ce soit une BD érotique. Là j’ai écrit genre vingt pages de discussion entre deux meufs avant qu’il puisse se passer quelque chose. L’idée, ce serait de faire une bande dessinée érotique pour personnes demi-sexuelles et dysphoriques, voilà. J’ai aussi une quatrième idée de livre sur laquelle je bosse, un très gros projet, et ce sera une fiction. 


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Image à la Une © Laurens Saint-Gaudens

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