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Orestie, ou la violence à son paroxysme

Orestie, ou la violence à son paroxysme

Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d'après Eschyle. Orestea 2015 © Guido Mencari Source : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/orestie.

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« La parole poétique n’est qu’une pâle figurante qui s’évanouit devant le cri du singe, devant la langue écorchée, l’éructation de la gorge tranchée – autrement dit, devant la réalité ontologique de la violence qui, pareille à un suc vénéneux, envahit toutes choses », écrivait Romeo Castellucci en 1994, à propos de sa pièce l’Orestie (une comédie organique ?)1.

Vingt ans après sa création, le metteur en scène redonne vie aux personnages de l’Orestie qu’il adapte d’après Eschyle, personnages auxquels la violence donne des airs d’allégories de la cruauté, de la vanité et de l’envie, transcendant la notion même de violence qui revêt des formes multiples sur le plateau du Théâtre de l’Odéon. Cette violence emplit chaque scène de cette tragédie, dans laquelle le sang appelle le sang. C’est tout d’abord celui d’Iphigénie, sacrifiée par son père Agamemnon lors du départ pour Troie ; puis celui d’Agamemnon lui-même, assassiné par sa femme Clytemnestre et par Égisthe, l’amant de cette dernière, afin de venger sa fille offerte sur l’autel de la guerre ; c’est enfin celui de Clytemnestre et d’Égisthe, tués de la main d’Oreste et d’Électre, enfants de Clytemnestre et d’Agamemnon, vengeant par ce geste leur père assassiné.

Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d'après Eschyle. Orestea 2015 © Guido Mencari Source : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/orestie.
Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d’après Eschyle.
Orestea 2015 © Guido Mencari
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Cette violence, si elle nous frappe de plein fouet au gré des meurtres, des cris de désespoir, des litres de sang versé, n’en est pas moins mise à distance par le dispositif scénique : face aux spectateurs se déploie un mince voile translucide, légèrement trouble, qui opère comme un filtre pour l’œil, une sorte de voile derrière lequel la violence se donne à voir et à contempler, plaçant le spectateur dans une sorte d’ambivalence entre le confort de se sentir loin des horreurs qui ont lieu sur le plateau et l’inconfort d’assister d’une façon relativement proche à la sanglante tragédie des Atrides, qui s’entretuent et se maudissent dans une parenthèse hors du temps que crée le voile tendu devant la scène. Il s’agit de « réveiller le niveau nerveux, organique, où conceptuel et sensible, mental et perceptif hésitent encore à distinguer leurs voies »2 : ce qui se déroule sur le plateau nous plonge dans l’aspect le plus primal et le plus bestial de l’homme, dans la violence des émotions et des passions auxquelles on donne libre cours. Il n’y a pas de distance réflexive possible : lorsque Oreste plonge un couteau dans le sein de sa mère Clytemnestre et dans celui d’Égisthe, le sang rouge et brillant qui s’écoule sur le sol, formant des arabesques dont la beauté hypnotique nous ferait presque oublier la cruauté de l’acte qui les a provoqués, nous renvoie aux aspects les plus profonds de notre être, à la colère et à la violence dont nous sommes capables, opérant une sorte de plongée cathartique en nous-mêmes, à la rencontre de nos instincts les plus primaux.

Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d'après Eschyle. Orestea 2015 © Guido Mencari Source : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/orestie.
Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d’après Eschyle.
Orestea 2015 © Guido Mencari
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Dans une sorte d’ambivalence entre esthétisation de la violence et mise en lumière de ses aspects les plus noirs et les plus cruels, la mise en scène de Romeo Castellucci nous plonge dans une parenthèse hors du temps et de l’espace, où les paroles et les actes des protagonistes de la tragédie percutent directement les spectateurs, à la fois mentalement et physiquement, dans une perception immédiate et viscérale. Des frissons nous parcourent lorsque Cassandre apparaît, triste femme enfermée dans une cage de verre translucide, anéantie par le tragique fardeau qu’Apollon lui a donné, celui de prédire l’avenir sans être crue. Le sang coule sur les parois de verre, les paroles de désespoir résonnent et pénètrent violemment les corps des spectateurs. La violence s’exsude par les cris des personnages, par les imprécations des bourreaux, des hommes outragés ou pétris de vanité cherchant la vengeance et faisant couler le sang. La nudité des acteurs renforce cet aspect bestial des passions humaines, les rendant universelles parce qu’incarnées par des parangons d’hommes et de femmes, qui pourraient être n’importe qui. Baignant dans des atmosphères sombres et sinistres, accompagnés de crissements et de sons anxiogènes, les tristes protagonistes de la tragédie accomplissent sous nos yeux la tragique histoire des Atrides, condamnés par leurs passions. En trois parties, soulignées par trois atmosphères singulières dont les décors et les environnements sonores diffèrent de façon notable, la tragédie prend corps, plongeant dans l’effroi les spectateurs devant lesquels s’offre la violence des passions, derrière un voile qui permet à la fois de distancier et de mettre en valeur cette violence.

Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d'après Eschyle. Orestea 2015 © Guido Mencari Source : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015-2016/spectacles/orestie.
Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d’après Eschyle.
Orestea 2015 © Guido Mencari
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Les éléments de décor renforcent cette impression, donnée par le voile, d’assister à une histoire atemporelle, dans laquelle le déchaînement des passions peut être replacé dans n’importe quel contexte. Des fragments du tableau Guernica de Picasso, suspendus aux cintres dans la première partie, accompagnés d’éléments métalliques pouvant convoquer tout un imaginaire lié à la torture, viennent accentuer l’universalité de ces passions antiques que l’on nous donne à voir, qui ne sont finalement que les prémisses d’autres à venir. Les décors blancs et vaporeux de la deuxième partie placent l’action dans des sortes de limbes éthérées et impalpables ; le profond silence de ces scènes, accompagné de la nudité et de la blancheur des acteurs, donne une dimension universelle et atemporelle à l’action, action composée pour l’essentiel du meurtre de Clytemnestre par ses enfants, ainsi que de celui de son amant Égisthe, qui dans la partie précédente était vêtu d’un costume de cuir évoquant, en sus de la lourde couronne métallique qu’il posait fièrement sur sa tête après l’assassinat d’Agamemnon, une sorte d’apologie de la violence. Enfin, dans la troisième partie, l’épure devient plus manifeste : placé dans une sphère de verre éclairée d’une lumière jaune et placée au centre du rideau tiré et découpé autour d’elle, Oreste, assailli de doutes concernant ses actes, se meut de façon bestiale au milieu de chimpanzés dont les cris de frayeur résonnent douloureusement avec la musique.

On en ressort tout chose, l’esprit troublé et empli d’images et de sons qui ont incarné la violence à son point ultime, le corps blessé et malmené à force d’avoir frémi et d’avoir été glacé d’horreur face aux manifestations de la violence dans ce qu’elle a de plus cru. Et cependant, une réflexion peut émerger à la suite de la représentation qui était toute en perception viscérale et organique. Une réflexion sur les notions même de violence et de vengeance qui, incarnées par les Atrides, atteignaient un statut d’allégories. Après avoir perçu et ressenti la violence dans ce qu’elle a de plus primal et de plus bestial, il s’agit dès lors de lui donner un volet réflexif et de l’intellectualiser afin de mieux la distancier, en apposant un voile intellectuel devant ces passions qui agitent les hommes et les femmes dépeints par Eschyle et auxquels Romeo Castellucci redonne vie afin de mieux les laisser s’entretuer à nouveau.

Orestie (une comédie organique ?), mise en scène de Romeo Castellucci d’après Eschyle, en italien surtitré en français, déconseillé aux moins de 16 ans, en tournée :
– La Rose des Vents, Villeneuve-d’Ascq – du 3 au 5 février 2016
– deSingel, Anvers – du 10 au 12 mars 2016
– Le Maillon, Strasbourg – du 20 au 22 avril 2016
– L’Hippodrome, Douai – les 26 et 27 avril 2016
– TNT, Toulouse – du 25 au 28 mai 2016
– Roaeuropa Festival, Rome – du 5 au 9 octobre 2016

Suzy PIAT

1. Texte inédit de Romeo Castellucci, mai 1994, traduit de l’italien par Daniel Loayza, cité sur le site du Théâtre de l’Odéon.
2. Présentation de la pièce sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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