En février 2023, sortait aux éditions Hors d’atteinte L’amour de nous-mêmes d’Erika Nomeni. Récit hybride, à mi-chemin entre le roman épistolaire, l’auto-fiction et le texte d’anticipation, il dépeint la vie amoureuse d’Aloé, une femme noire précaire lesbienne vivant à Marseille. Au fil des pages, elle décrit la difficulté de faire lien et d’être en relation avec d’autres personnes éloignées de ces réalités. L’occasion pour nous de revenir sur le parcours de son autrice, figure des luttes intersectionnelles à Marseille.
J’ai rencontré Erika Nomeni il y a sept ans lors de son installation à Marseille, après une quinzaine d’années de vie parisienne ponctuée de moments de luttes et d’éclats. À l’époque, je gravitais dans les milieux musicaux féministes de la capitale et nos chemins se sont croisés sur l’organisation du festival Umoja. Je me rappelle avoir été frappée par le charisme et l’engagement sans pareil de cette jeune femme qui tentait déjà, avec son acolyte et ami de toujours Paulo, de bouger les lignes des sphères culturelles associatives en visibilisant des publics minoritaires, queers, racisés, sur les scènes rap marseillaise et parisienne. Je me rappelle avoir vécu ces deux rencontres comme des petites claques m’orientant dans une direction politique toujours plus radicale.
Au fil du temps, j’ai continué à suivre le travail de cette artiviste née au Cameroun en 1993, tantôt programmatrice radio, tantôt organisatrice de festival avec son projet Baham Arts, mais aussi autrice, rappeuse et beatmakeuse. En 2020, alors que je viens tout juste de m’installer dans la cité phocéenne, Erika me parle du projet rédactionnel qu’elle mène depuis le confinement. Elle y esquisse alors une réflexion sur l’amour, sur le rejet, l’exotisation de certains corps, la pleine acceptation de soi. Des thèmes m’ayant tout de suite donné envie de parcourir le manuscrit.
Alors, lorsque j’ai ouvert L’amour de nous-mêmes, je n’ai pu contenir mon émotion. À la lecture des premières pages, j’ai tout de suite été frappée par le style d’Erika, à la fois simple, fluide, facile d’accès à première vue, mais laissant toujours un goût de vérité tue, étouffée par une société toujours plus hypocrite lorsqu’il est question d’amour, de sexualité, de pauvreté et de race. À mesure que je parcourais les pages de ce récit hybride, je prenais conscience de l’importance d’un tel ouvrage. Il met à jour le parcours d’une femme noire précaire lesbienne, tiraillée entre une envie viscérale d’aimer et d’être aimée, et les rappels à son identité et à sa condition dans la société. Une fois encore, la question de la représentation, la nécessité d’avoir des figures d’identification me sautaient au visage. Erika Nomeni, par la force de sa prose, vient incarner nos voix, trop longtemps passées sous silence.
Manifesto XXI – Je t’ai rencontrée à travers la première édition du festival Umoja à Marseille, avec Paulo. J’aimerais que l’on revienne sur ton implication dans le monde militant marseillais, et sur les actions de Baham Arts dans la cité phocéenne…
Erika Nomeni : Sept ans, c’est une étape charnière. Quand je suis venue à Marseille, il y avait plein de choses qui n’allaient pas dans ma vie personnelle et ici, j’ai trouvé une forme de repos, d’apaisement, même si ce n’était pas facile. J’ai trouvé un boulot en tant qu’AVS, en tant qu’aide à domicile, puis j’ai eu envie de trouver des espaces où il y avait des gens comme moi, donc des personnes noires, queers, pas dans les normes de beauté. À ce moment-là, j’étais rarement à l’aise en société et les gens n’étaient pas forcément bienveillants avec moi. J’étais déjà rappeuse et beatmakeuse, et je voulais trop qu’il y ait un festival de rappeuses, de musiques noires à Marseille ! À l’époque, il n’y avait rien. C’était le désert. Quand on a commencé, je ne voulais pas faire quelque chose de militant, je voulais juste qu’il y ait un espace qui nous ressemble. C’est comme ça que l’on a commencé à monter le festival Umoja, en 2017.
Aujourd’hui, le discours a changé, on parle de « communauté de genre » alors qu’à l’époque, quand on disait que l’on organisait un événement pour et avec des personnes trans, on nous crachait à la gueule, on nous demandait : pourquoi vous voulez faire des choses en non-mixité ? Et maintenant, les gens font la même chose, parlent de violences en soirée, organisent des cercles en non-mixité. Mine de rien, #MeToo est passé par là. Ce qu’on a mis en place, c’était bien avant, et maintenant que certaines personnes ont poussé des portes, ont lancé le mouvement, c’est plus facile pour les gens d’intégrer ces codes. Mais ce n’est pas encore le cas partout. Je pense qu’il est important que l’on programme des choses pour nous, qui nous ressemblent, car nous sommes les seul·es à même de connaître et de comprendre nos besoins, contrairement à toutes ces personnes qui s’emparent des subventions pour mettre en place des programmations dont iels sont totalement déconnecté·es, juste parce qu’il y a une forme de hype.
En tant que personne noire, on nous attend dans la musique, dans le rap, parce que c’est associé aux quartiers, aux États-Unis, à la précarité, aux minorités opprimées. Mais on ne nous attend pas dans la littérature, dans la fiction.
Erika Nomeni
On parlait d’écriture, et du fait que tu écrives comme tu rapes. Tu écris d’une manière simple, fluide, et en même temps, tu as une capacité à délivrer des messages d’une grande force. Tu viens de publier ton premier roman, L’amour de nous-mêmes, un récit résolument politique et intimiste où tu reviens sur ton parcours amoureux à travers le personnage d’Aloé. Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet ? Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ce récit ? Quelles ont été les premières réactions critiques ?
En tant que personne noire, on nous attend dans la musique, dans le rap, parce que c’est associé aux quartiers, aux États-Unis, à la précarité, aux minorités opprimées. Mais on ne nous attend pas dans la littérature, dans la fiction. On nous attend à la rigueur dans le champ des essais, car nos vécus sont des sujets d’étude. On ne s’attend pas à ce que l’on parle de nos émotions. On ne nous perçoit que comme des sujets. Pour moi, c’était important de faire autre chose qu’un essai pour ça.
Il y a plein de gens que je connaissais d’avant et qui ne comprennent pas tout le bien que l’on peut penser de ce livre. Iels n’arrivent pas à faire le lien entre le fait que l’on peut être noir·e et que l’on peut écrire un livre. Tu peux être queer et tu peux écrire un livre, tu peux être en surpoids, et tu peux être tout ça et écrire un livre. Entre la manière dont la société nous décrit et ce que l’on est vraiment, il y a un gap, il n’y a que de la construction.
Pour revenir à l’écriture, c’était important d’avoir un livre comme celui-là. Quand j’étais adolescente et que je lisais Virginie Despentes, j’aurais voulu lire une autrice noire, queer, lesbienne. Quand j’ai découvert Audre Lorde, je gravitais déjà dans les milieux militants, j’avais déjà 20 ans et plus. En France, il n’y a pas grand-chose, même en termes de fiction, mettant en scène deux femmes noires qui s’aiment, qui ont une histoire. Et ce n’est pas normal. Je pense que c’est important pour les jeunes générations d’avoir des figures d’identification.
Dans ma vie personnelle, j’ai écrit beaucoup de lettres et j’ai reçu très peu de réponses.
Erika Nomeni
On a cité Franz Fanon et Audre Lorde avant cette interview mais j’aimerais savoir si d’autres inspirations t’ont influencée pendant la rédaction de ce livre. Quand j’ai lu ton récit, j’ai pensé à des autrices qui se sont penchées sur la question du black love, notamment Douce Dibondo et Christelle Murhula. Est-ce que des livres ou des podcasts t’ont inspirée, et si oui lesquels ?
En vrai, j’ai lu les livres de Christelle Murhula [Amours silenciées] et de bell hooks [All About Love] après. Je lis peu, car je n’ai pas beaucoup de temps. Il y a un livre qui m’a particulièrement marquée, qui s’appelle Sous les branches de l’udala de Chinelo Okparanta, je pense qu’il m’a beaucoup inspirée. J’ai lu Octavia Butler, mais c’est une lecture assez ancienne. En fait, je crois que je n’ai pas eu particulièrement d’inspiration pour la rédaction de ce livre.
Une fois l’écriture terminée, j’ai eu plus de temps pour lire. Je me suis beaucoup interrogée sur la forme que je voulais lui donner. À la base, je voulais que ce soit un livre afro-futuriste dans les inspirations. Mais au final, c’est un mélange de genres. La forme épistolaire est venue après. Je ne pouvais pas dire les mêmes choses en parlant de l’an 4000, il fallait que je revienne sur des choses plus concrètes. Dans ma vie personnelle, j’ai écrit beaucoup de lettres et j’ai reçu très peu de réponses. Aloé, elle écrit, mais elle se parle un peu toute seule, tous ses silences sont lourds. Moi, j’ai fait mon coming-out très tôt et j’ai dû me construire sans représentation. Quand je voyais des films, c’était avec des blanches et quand il y avait des femmes noires queers, elles sortaient avec des blanches. J’ai dû apprendre à devenir lesbienne. C’est pour ça que la fin du livre est importante, car cette solitude est importante. Encore aujourd’hui, je parle toute seule parce que personne ne sait répondre, comme dit Damso.
Tu as la faculté de mener un récit intime avec beaucoup de simplicité tout en articulant cette narration à des enjeux résolument politiques. Je pense notamment à la question de la fétichisation des corps noirs mais aussi des corps lesbiens, de la visibilité ou de l’invisibilité des corps noirs, des dynamiques de domination au sein des couples, de la précarité des jeunes et des personnes racisées. Comment es-tu parvenue à maintenir cet équilibre entre récit personnel et manifeste politique ?
L’intime est politique. Après, il y a des gens qui arrivent à parler de politique sans parler d’intime et je pense que c’est aussi le rôle des essais. Mais je ne voulais pas faire un essai, et au-delà de l’intime, c’est plus un livre où je parle d’émotions parce qu’on est toust·es traversé·es par ça. Pour moi, c’était un choix de nous humaniser et de ne pas relater des chiffres. L’idée était de nous remettre au centre. Je parle beaucoup de personnes blanches dans mon récit, car iels font partie de mon écosystème, mais si je réécris un livre, j’en parlerai moins.
La notion de cancre m’a poursuivie dans la vie. J’ai souvent été rebelle. Je pense que depuis l’enfance, j’ai toujours eu du mal avec cette société, au rôle que l’on doit endosser.
Erika Nomeni
D’autres écrits sont-ils en projet ? Sur quoi aimerais-tu écrire maintenant ?
Je me pose la question, car c’est très dur de se faire éditer. Mais je pense que si je republie, ça sera sur la notion du cancre, parce que les gens s’attendent à ce que l’on fasse du rap, ils ne s’attendent pas à ce qu’on écrive des livres. La notion de cancre m’a souvent poursuivie dans la vie. J’ai souvent été rebelle. Je pense que depuis l’enfance, j’ai toujours eu du mal avec cette société, au rôle que l’on doit endosser.
Pourquoi ça fait autant mal à certaines personnes de me voir à cette place ? Qu’est-ce que ça vient dire de leurs insécurités ? Depuis la sortie du livre, je vois que le regard de certaines personnes a changé. Sauf que je connais, je me rappelle de l’ancien regard. Et c’est compliqué à gérer. Il y a quand même des personnes blanches, et racisées aussi, qui m’ont demandé implicitement si c’était vraiment moi qui avais écrit ce livre. Ça arrive souvent pour des personnes comme nous. Cette place à laquelle on nous renvoie sans cesse, c’est sur ça que j’ai envie d’écrire.
Je dis souvent qu’on m’a mis des bâtons dans les roues, mais je suis à pied. J’ai arrêté de courir, maintenant je marche. Par contre, il y a des gens qui sont tombés, des gens qui n’arrivent plus à sortir de chez eux. Des gens qui ont développé de gros problèmes psy parce que c’est ça que ça fait le racisme. Il y a des gens qui se sont suicidés, qui ont fait une forme de suicide social. Donc moi, j’ai de la chance, j’ai fait des rencontres et je pense que j’ai une grande force de résilience, mais il faut que je la préserve. Il faut que je fasse attention, il faut que je m’apporte de l’amour, il ne faut pas que je donne ma confiance à n’importe qui. Il faut qu’on se donne de la force. Je suis convaincue qu’on n’y arrive pas tout·e seul·e, qu’on n’y arrive pas individuellement. Il faut le faire ensemble aussi.
Tu as un mot de la fin ?
Parfois, on croit faire des retours en arrière, mais sept fois à terre, huit fois debout. Il ne faut jamais désespérer. Une amie m’a dit que je ne revenais pas en arrière, mais que j’avais pris de l’élan pour aller plus loin.
L’amour de nous-mêmes, d’Erika Nomeni, éd. Hors d’atteinte, 210 p., 18€
Image à la Une : © Kevin Seisdedos
Édition et relecture : Apolline Bazin