Triste Tigre de Neige Sinno, Politiser l’enfance de Vincent Romagny, L’inceste de Camille Laurans : ce ne sont que quelques titres de livres sortis en 2023 autour de l’inceste et de la politisation de l’enfance. Une richesse de pensée et de pratiques au sein de laquelle Firestar d’AD Rose se démarque par le choix d’une poésie acérée et d’un objet de couleur rouge, sans équivoque. Tout, dans ce recueil de poèmes publié chez Rotolux Press, est explosif.
En 2021, le souvenir traumatique de l’inceste fait surface et AD Rose confronte ses parents. Il n’obtient aucune réparation. Il est mis face à un mur d’omerta. S’ensuit cette cascade entraînante de notes prises sur son portable, presque pas retouchées. Comme l’écrit dans la préface la poétesse Victoria Xardel : « Avec Firestar, AD Rose tire une balle dans les jambes de celleux qui regardent leurs pieds. »
J’ai aimé Firestar et il m’a libéré. J’ai trouvé ce recueil féroce et indulgent à la fois. Et je m’y suis senti à l’aise, parce que c’est un langage oxymorique que je connais. Cette frontière subtile entre la quête d’un amour véritable et la connaissance profonde de la violence de l’intime. Ce petit livre détonant m’a rappelé quelque chose qui ne semble pas acquis par toustes : se faire justice n’est pas une affaire de politesse et de médiations, mais un geste extrême de courage qui met en péril nos corps et nos existences, surtout quand on est enfant. J’ai aimé ces poèmes précisément parce qu’ils ne sont pas un essai sur l’inceste, ni une production polie qui mettrait à distance la violence et ce qu’elle fait à nos corps. AD Rose n’essaie pas d’enrober nos pires angoisses de coton et de mots aussi mielleux que vides. Ces poèmes sont une autorisation collective à bannir la communication non-violente et le suprématisme de celleux qui se pensent « adultes », pour contempler l’inceste sans filtre. Le lexique du cœur, de la vie, du souffle, du ciel, de l’amour nous projette néanmoins dans la guérison. Pour sortir de son état de « mort-vivant », AD cherche et prodigue du soin. La détonation laisse la place au choix de l’amour. Firestar me fait penser à Rihanna : « we found love in a hopeless place ».
Manifesto XXI – Des démarches d’organisation collective sont en cours, un peu partout en France, autour de la question de la protection des enfants des violences qu’iels peuvent subir, dont l’inceste. Ton livre vient apporter une belle pierre à cet édifice. Comment interviens-tu dans ce mouvement de politisation de l’enfance, qui a accompagné la sortie, entre autres, de Politiser l’enfance, dirigé par Vincent Romagny ?
AD Rose : L’idée, avec Firestar, a toujours été de s’insérer dans un mouvement et de ne pas s’arrêter à la sortie d’un livre. Je voulais créer un projet collectif et qu’on réfléchisse ensemble à comment s’organiser, pour cesser d’être des figures isolées. Avec ces sujets, le risque est de s’arrêter à la sensibilisation. Mais il faut aussi pouvoir donner des outils concrets pour répondre à des questions concrètes : comment on accueille la parole des personnes incestuées ? Comment on se confronte à sa famille quand on est victime d’inceste ?
Créer un réseau d’entraide permet également de se donner un relais. Ce sont souvent les personnes concernées qui travaillent sur l’inceste et les violences, et c’est épuisant. T’as pas envie que ta life, ce soit ça tout le temps. On a donc contacté Vincent Romagny pour mettre en place des présentations croisées, pendant lesquelles on laisse la parole aux gens. On fait circuler collectivement la pensée critique, certain·es témoignent, la parole est libre. On essaie de mettre en pratique l’idée de Tal Piterbraut-Merx selon laquelle, en nous remémorant nos souvenirs traumatiques d’enfance, nous faisons classe, et on crée un rapport de force : conjurer l’oubli.
L’intersectionnalité, c’est faire de la politique de la multitude. On lutte contre le patriarcat, pas contre les jeunes garçons qui ont été incestués, violés, torturés, et qui disent “nous aussi”.
AD Rose
Quand je t’ai proposé cette interview, tu m’as dit par message que tu avais envie de raconter un autre récit de l’inceste, qui ne soit pas celui des femmes cis de classes sup. Qu’entendais-tu par là ?
J’étais en colère parce que je voyais des féministes médiatiques se prônant « intersectionnelles », capitaliser sur le récit de l’inceste, en excluant les hommes victimes d’inceste de leur propre lutte contre le patriarcat, tout en tokenisant mes camarades LGBT+ dans le même mouvement. Ce qui en dit long sur leur proposition politique. Pour ces personnes, l’intersectionnalité signifie : politique de l’identité. Pour moi, l’intersectionnalité signifie : politique de domination multiple, c’est-à-dire que le politique ne vient pas de mon identité mais des rapports de force qui la produisent. Ainsi, le discours que ces personnes ont tend à dépolitiser la lutte contre l’inceste et les rapports de domination adultes/enfants, reconduisant inévitablement les mêmes dynamiques de silenciation dont souffrent les victimes d’inceste. Ce sont ces mêmes personnes qui prônent la libération des paroles, mais qui sont terrifiées à l’idée d’intégrer la question des hommes victimes dans la lutte féministe. Or, l’intersectionnalité, c’est faire de la politique de la multitude. On lutte contre le patriarcat, pas contre les jeunes garçons qui ont été incestués, violés, torturés, et qui disent « nous aussi ».
À un niveau personnel, comment as-tu vécu cette sensation d’être invisibilisé par celleux que tu avais perçu comme des allié·es ?
En colère, car imagine : tu sors du silence, ce qui est déjà une aventure extrêmement périlleuse et souvent malheureusement mortelle. Tu le fais en puisant, entre autres, dans les ressources féministes et queers. Et puis tu as des personnes qui peuvent incarner ces savoirs et ces pratiques, qui se positionnent sur l’inceste, voire qui sont activistes à plein temps sur le sujet, qui elleux-mêmes finissent par te nier profondément et politiquement : c’est humiliant et tu te sens dépossédé·e d’une parole qui t’avait semblé jusqu’alors avoir une valeur politique. Et cela en plus de potentiellement t’exclure des réseaux matériels de solidarité.
Les livres, ça ne sauve pas la vie, et les gens qui prennent position existent, mais ils ne sont pas médiatisés.
AD Rose
Dans le message que tu m’as envoyé, tu parlais aussi d’une « façon bourgeoise » de raconter l’inceste. En quoi consisterait-elle ?
Toutes les personnes qui ont témoigné sur l’inceste ces derniers temps sont des femmes de classes sup qui ont sorti des livres et/ou des podcasts. Cela participe à une réception très positive de ces productions culturelles autour de l’inceste – et tant mieux, personnellement j’ai beaucoup aimé Triste Tigre de Neige Sinno. Mais cela entraîne aussi des discours élitistes : « les livres ça sauve la vie », « c’est rare qu’on prenne position sur ces thématiques »… Tout ceci est faux : les livres, ça ne sauve pas la vie, et les gens qui prennent position existent, mais iels ne sont pas médiatisé·es.
Une des choses fondamentales qui fait la différence entre les gens qui survivent à l’inceste et celleux qui se suicident à la fin, c’est le soutien matériel, notamment économique, surtout dans le cas d’une personne isolée parce qu’elle a quitté sa famille alors qu’elle en était tributaire, comme ça a pu être mon cas. Tu peux avoir accès à toute la production culturelle, la plus critique qui soit sur ta situation, si tu ne peux pas dormir et manger, te prendre en charge psychologiquement, après avoir rompu avec tes parents par exemple, t’y passes. Ça repose donc la question classique de savoir de quelles manières ces luttes sont visibilisées, et surtout au détriment de quels autres discours ?
Créer un réseau d’entraide permet également de se donner un relais. Ce sont souvent les personnes concernées qui travaillent sur l’inceste et les violences, et c’est épuisant. T’as pas envie que ta life se résume à ça.
AD Rose
Il me semble que le souci de la mercantilisation des luttes, c’est qu’il y a des discours avec lesquels il est moins évident de capitaliser. Par exemple, je me demande à quel point, dans les travaux grand public sur l’inceste, on inclut le travail du chercheur queer transféministe Tal Piterbraut-Merx, disparu en 2021.
Pour moi, le travail de Tal Piterbraut-Merx, c’est l’apport théorique le plus radical sur l’inceste et la politisation de l’enfance qu’on a aujourd’hui en France. Je vous encourage à écouter un podcast que j’ai co-produit avec Margot Mourrier Sanyas pour la sortie du livre, dans lequel un épisode est dédié à la pensée de Tal, avec la philosophe et proche de Tal, Sam Ducourant. Ensuite, sa pensée a quand même circulé dans des espaces plutôt destinés à des personnes très éduquées, comme le livre collectif La Culture de l’inceste, dirigé par Juliet Drouar et Iris Brey, où il y a bien un chapitre posthume de Tal Piterbraut-Merx. Son apport est précieux, car au-delà de la philosophie politique, il était un militant très actif, ce qui fait que sa pensée a toujours été en relation avec le terrain – ce qui lui a permis de répondre à des questionnements triviaux comme : doit-on protéger les enfants ? et quels outils et postures déployer en ce sens ? Selon lui, les enfants sont considéré·es comme des individus autonomes et comme une classe sociale à part entière, dont nous pourrions être les allié·es.
Le principal travail a été de ne pas me censurer. De ne pas faire des trucs théoriques pour mettre de la distance. De ne pas essayer de faire des trucs “nobles”.
AD Rose
Venons-en au livre en lui-même et à ton geste d’écriture. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais la poésie permet peut-être de ne pas enrober les choses, de ne pas contenir la colère, de ne pas faire de la communication non-violente, un outil souvent utilisé comme un moyen blanc et bourgeois d’éviter le conflit et qui renverse les rapports de force. Après avoir lu ton poème « Les volets de l’humanité capitaliste », j’ai dû faire une heure de pause et réfléchir à ce que je venais de lire. Qu’est-ce que cette forme t’a permis ?
Je parle depuis une position située de prolo qui a eu accès à des formes d’érudition. Ces deux identités sont en conflit permanent en moi, alors le principal travail a été de ne pas me censurer. De ne pas faire de la théorie pour mettre de la distance. De ne pas essayer de faire des trucs « nobles ». J’ai été à l’écoute de ce que mon corps voulait exprimer, et mon corps, il voulait tabasser des choses. Il n’y a quasiment pas eu de retouches : je voulais prendre soin de cette partie de moi, de cet enfant prolo qui avait la haine tout en s’étant socialisé à une forme de culture bourgeoise. Une culture qui te fait sentir l’humiliation de mal parler et de ne pas savoir mettre des formes.
Ceci n’est pas un témoignage “salvateur”. Je veux entraîner les victimes dans un geste de réparation et d’organisation collective.
AD Rose
Dire la violence a tendance à crisper les audiences un peu trop habituées aux bonnes manières. Celleux qui se perdent dans des luttes métaphoriques et lointaines et qui se retrouvent démuni·es lorsque la violence devient tangible.
Oui. Et c’est une chose qu’on peut me reprocher encore aujourd’hui : de ne pas surveiller mon langage, de ne pas prendre de pincettes… mais ça, c’est un truc de classe. Ces remarques peuvent être pertinentes, mais le polissage n’est pas ce dont j’avais envie dans cet ouvrage. Je pense que ça ne sert à rien d’essayer de décrire l’inceste. En ce sens, j’aime que Neige Sinno avoue cet échec dès le départ. Ce qu’on peut faire en revanche, c’est affecter les gens. C’est donner envie aux victimes d’aller défoncer leurs parents. Brûler des foyers. Ceci n’est pas un témoignage « salvateur ». Je veux entraîner les victimes dans un geste de réparation et d’organisation collective.
Comment as-tu fait pour garder cette authenticité du ressenti dans ta poésie ?
Je n’avais pas pour but de faire de la poésie. Quand ma mémoire traumatique a ressurgi, je me suis rendu compte que j’avais été dissocié toute ma vie et que je le suis encore parfois. J’ai compris toute ma vie en quinze secondes. C’est arrivé en écoutant le podcast de Charlotte Pudlowski Ou peut-être une nuit. Je me suis d’ailleurs rendu compte que je l’avais déjà écouté un an auparavant, mais j’avais supprimé cette information de ma mémoire. C’était très douloureux mais aussi extraordinaire. Tu as été mal vingt-deux ans de ta vie et là, tu comprends pourquoi. Ça ne te sauve pas, mais ça te donne des clés pour essayer de t’en sortir. J’ai donc essayé de retranscrire ces quinze secondes sur le bloc-notes de mon téléphone portable, pour ne pas oublier. J’ai écrit en marchant dans la rue, lors de moments de colère, de façon très spontanée et (presque) sans retoucher mes écrits.
Faire le choix de l’amour n’est pas un truc débile de romantisme, c’est quelque chose de tangible et qui fait la différence. L’amour est une ressource déterminante. Je remercie mes ami·es qui m’ont fait comprendre à chaque instant que ma vie compte.
AD Rose
Dans ton livre, je sens une grande quête d’amour. D’en recevoir et d’en donner. Je ressens le début d’une belle réflexion sur le soin et sur la réparation. Je dirais que c’est finalement ce qui m’a le plus marqué. Une douceur radicale. Les deux cohabitent parfaitement et je dois t’avouer que ça me parle. L’explosion de colère libératrice qui permet de vraiment penser la réparation.
À la suite d’une présentation à La parole errante à Montreuil, avec Vincent [Romagny], je discutais avec une personne incestuée autour de la ressource économique, de comment elle détermine qui reste en vie et qui y passe. Dans ce discours, nous parlions aussi de l’amour que nous recevons dans ces moments. Il est déterminant. Il y a la ressource matérielle et la ressource de l’amour. Oui, il faut le dire, si je n’avais pas eu l’amour des gens qui m’ont entouré, je ne serais pas là. Iels m’ont appris ce qu’est l’amour, comment on le pratique, iels m’ont permis d’imaginer avec des outils de care. Faire le choix de l’amour n’est pas un truc débile de romantisme, c’est quelque chose de tangible et qui fait la différence. L’amour est une ressource déterminante. Je remercie mes ami·es qui m’ont fait comprendre à chaque instant que ma vie compte. J’espère, par mon livre, pouvoir contribuer à ce mouvement.
Firestar, par AD Rose, Rotolux Press, 160 p, 18€
Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut, Apolline Bazin, Sarah Diep
Bonjour et merci pour cette découverte!
Je viens de commander Firestar à ma libraire 🙂
De quel réseau d’entraide s’agit-il? ça m’intéresserait.
Merci!