Publié cet octobre aux éditions trouble, Harde, de Mardi Forestier, est un vrai alien. En s’y plongeant, on a l’impression d’assister à une expérimentation entre le scientifique et le littéraire, à l’élaboration d’une langue aussi nouvelle que détonante par la qualité de sa recherche lexicale. Peut-être il s’agit là d’une « langue bâtarde », mais aussi d’un véritable catalyseur d’imagination. Les personnages de la commedia dell’arte sont impliqués dans une relation polyamoureuse foisonnante, capable, avec humour et poésie, de mettre en question nos acquis et nos croyances sur le sujet. Même à l’ère du binge reading, il est donc possible de livrer des histoires queer qui font la part belle aux néologismes audacieux, aux écritures inclusives radicales, à des synonymes inconnus et révélateurs. Retrouvez le livre dans les meilleures librairires et chez trouble.
Le « plan à trois » reste un fantasme de cul, mais pas matière à faire de belles histoires d’amour. Je me suis dit que j’allais résoudre ce manque et écrire une histoire de trouple joyeuse, épanouie (et très sexy, tant qu’à faire).
Comment tu as eu l’idée de ce roman ?
C’est né de discussions estivales avec Beth Georgia Gordon, avec qui j’ai coécrit les chansons qui accompagnent le roman. À la base, on voulait approfondir notre collaboration musicale autour d’un projet un peu plus ambitieux que ce qu’on avait fait ensemble au sein de La Satellite. C’est Beth qui a eu l’idée du personnage humaine-oiselle de « Colombine », et le lien à la commedia dell’arte est parti de là. Mais l’impulsion majeure, c’est une conversation sur le fantasme du trouple dans les représentations populaires, du moins celles auxquelles on avait eu accès enfants ou ados. On s’est rendu compte qu’on avait toutes les deux été marquées par une série française un peu improbable des années 2000, Clara Sheller, qui aborde franchement le ménage à trois, ou du moins qui fait glisser un triangle amoureux impossible vers ça. Il y a cette série et dans les mêmes années, la chanson et le clip de Quatre mots sur un piano (P. Fiori, JJ. Goldman et C. Ricol) sur le même thème ! Moi, ça a suscité énormément de désir chez l’enfant que j’étais, mais de frustration surtout, puisque ces histoires de trouple, qui impliquaient rarement une bisexualité avouée, ne finissaient jamais bien. Idem Vicky Cristina Barcelona. Tous les trouples étaient rattrapés par une sorte de fatalité monogame moralisante. Plus tard, à l’adolescence, le trope du triangle amoureux – toujours pour générer du conflit narratif qui ne peut être traité que par de la jalousie et un choix – revenait dans toutes mes lectures de romances. Le « plan à trois » reste un fantasme de cul, mais pas matière à faire de belles histoires d’amour. Je me suis dit que j’allais résoudre ce manque et écrire une histoire de trouple joyeuse, épanouie (et très sexy, tant qu’à faire). La dimension grivoise de la comptine Au clair de la lune, qui est une adresse d’Arlequin à Pierrot, m’a aussi donné envie d’approfondir la relation entre ces deux-là…
Les textes scientifiques, c’est le matériau parfait : des infos factuelles qui appartiennent à tout le monde, qu’on peut agencer comme bon nous semble pour écrire de la fiction. Souvent, c’est plus fantastique que ce à quoi on aurait pu penser soi-même !
Quel est ton processus d’écriture ?
Café + recherches. Je n’écris quasi que le matin, certains matins, motivée par la caféine. En même temps que j’écris, j’ai quinze onglets ouverts : dictionnaire de synonymes, plein de recherches Wikipédia, un répertoire de couleurs, des listes de champs lexicaux en fonction de mon sujet du moment, etc. Ce qui génère le plus d’inspiration pour moi, ce sont les articles scientifiques. Lire des bonnes fictions à côté, ça peut inspirer, mais c’est aussi un obstacle : on se compare, on voudrait faire ça, mais il ne faut pas plagier, on risque de trop absorber le fond et/ou la forme. Les textes scientifiques, c’est le matériau parfait : des infos factuelles qui appartiennent à tout le monde, qu’on peut agencer comme bon nous semble pour écrire de la fiction. Souvent, c’est plus fantastique que ce à quoi on aurait pu penser soi-même ! La dimension merveilleuse et la puissance esthétique des phénomènes liés à la faune et à la flore me médusent souvent. Quand c’est le cas, j’ai juste à me les approprier de sorte à servir mon projet.
On perçoit dans ton écriture une recherche précise autour des synonymes et des tournures. On y ressent aussi une volonté d’amener la langue vers des terrains nouveaux, qui croisent l’ancien français avec une perception très moderne de celui-ci. Peut-on parler d’une langue queer des temps anciens ? Est-ce que c’est quelque chose que tu travailles ?
Dans mon cas, je joue énormément avec les différentes formes d’écriture inclusive, de préférence quand elles proposent des néologismes non-binaires (donc pas le point médian). Au-delà des questions essentielles de représentativité, ces formes inclusives radicales, elles sont de parfaits prétextes à jouer avec la langue, la rendre élastique. Cette recherche autour de la plasticité du langage, c’est quelque chose qui traverse tous mes textes et à plusieurs niveaux, et d’ailleurs, je crois que je suis une poétesse avant d’être une romancière. Plus mes textes sont courts, plus je me permets d’être expérimentale dans la langue, et plus je suis convaincue. J’ai pas mal de textes qui relèvent de la science-fiction, et j’ai parfois décrit mon écriture comme une manière « d’anticiper le futur de la langue ». Mais, en défrichant son futur, on en réveille les fantômes : les propositions d’Alpheratz ou de Clara Pacotte en écriture inclusive, ça crée des clins d’œil à des formes anciennes, comme si on réintroduisait des lettres disparues. Donc oui, on pourrait dire que mon travail se situe exactement à un croisement très « ornemental », très stylisé entre formes anciennes et hyper-contemporaines, et que la queerness y trouve une place de choix. Et puis c’est jouissif de venir bousculer la rigidité orthographique à laquelle s’accrochent les conservatismes… La langue française n’a été fixée qu’à partir du XVIIe siècle, donc très tard dans notre histoire. Moi, j’essaie (par endroits) de revendiquer une langue plus bâtarde et mouvante, telle que je m’imagine le français pré-renaissant, quelque chose de rabelaisien, de sonore, d’inconfortable, de queer en ce sens.
Il y a toujours un jeu de pouvoir assumé, mais les positions s’intervertissent au fil du récit […]. On attend le faux-pas, le déferlement toxique. Mais, encore une fois, c’est une attente déçue, iels se contiennent plus ou moins dans leurs défauts et se métamorphosent tendrement au contact les uns des autres.
Comment tu as mené les recherches esthétiques, géographiques et artistiques pour créer ton scénario ?
Mes premières inspirations pour Harde tournaient autour de la peinture, et de la couleur en peinture. Je voulais, au début du livre, qu’on se sente comme dans une toile rococo, entre Watteau et Fragonard, avec un personnage décoloré, blafard : Pierrot. Que les décors relèvent du baroque flamand, avec des tons très jaunes, des paysages embrumés, des intérieurs pleins de natures mortes. Et que Colombine, malheureuse dans toute cette jauneur fade, lassée de son amant luneux, parte en quête de couleurs plus vives.
Ça faisait écho à un dilemme géographique personnel : je vis à Bruxelles, donc dans un climat plutôt humide et froid, et je m’y plais énormément, mais mon partenaire a le mal des montagnes et du soleil. Moi, je ne voudrais pas spécialement vivre plus au sud, mais j’essayais de m’imaginer ce qui serait le compromis parfait entre nos attentes/besoins. Et donc, dans le récit, il y a toute une quête pour trouver un bon équilibre amoureux, mais aussi paysager, géographique. Carioc et ses alentours sont plutôt inspirés des Pyrénées orientales, même si, pour la scène du lac, je restituais mon expérience d’une randonnée dans les Alpes. Orionne et Mintra font référence au Portugal, à la côte atlantique. Je venais de visiter Lisbonne et Sintra.
Que ce soit dans l’esthétique architecturale, les plats consommés par les personnages ou la flore évoquée, j’ai essayé de rendre cette histoire crédible dans sa géographie. J’ai fait beaucoup de recherches pour ne pas être à côté de la plaque en termes de biome local. Mais je me suis laissée une grosse marge scénaristique, je n’ai pas une écriture dite d’ « architecte », je fais un plan très sommaire et je laisse entrer les choses au fil du temps, je ne prévois en amont que le minimum, de quoi avoir une direction.
Globalement, j’ai du mal avec le drame et les fins tragiques. J’ai besoin que les fictions me réconfortent de la réalité.
Qui sont tes personnages ? Peux-tu nous les présenter ?
Ce sont des réecritures des personnages de la commedia dell’arte du même nom, donc des personnages de théâtre qui correspondent à des caractères prédéfinis, des situations préétablies, des archétypes. Dans le cas de Pierrot et d’Arlequin, on peut parler de motifs, ils ont été énormément représentés depuis le XVI-XVIIe s., dans le théâtre mais aussi dans la peinture, la poésie, la musique, au cinéma, etc. Ce sont des personnages qui ont un long héritage et qui donc convoquent avec eux un imaginaire collectif fort. C’est cette intemporalité et leurs contextes fixes de base qui m’intéressaient en premier lieu, leur potentiel de clichés.
Dans Harde, ces personnages ont des compagnons animaux, qui sont des sortes d’attributs ou d’alters, qui vont traverser avec eux le récit, si bien que les trames humaines et animales vont s’entremêler. Pierrot, c’est un rentier oisif entiché de ses chiennes lévrier, clown triste et amoureux transi, souvent ridicule. C’est la figure pathétique par excellence, qui entre en collision avec un autre stéréotype, celui de l’esthète romantique bourgeois à la Orlando. En cela, Pierrot diffère déjà de son archétype traditionnel, puisqu’il est censé être un « zanni », un valet dans la commedia. Mais il conserve son caractère naïf, amoureux soumis, en qui on peut avoir confiance.
Arlequin, c’est son parfait opposé. C’est traditionnellement un personnage de la ruse, du faux-semblant, de l’ambivalence. Il a parfois été représenté sous les traits d’une femme dans la peinture ou au cinéma. J’en ai fait un personnage queer et polyamoureux, en reprenant à dessein un autre cliché qui veut qu’on associe souvent la bisexualité et le polyamour à des personnages fourbes, méchants, louches. Je voulais que tout le long de Harde, on læ* suspecte de jouer double jeu, d’avoir des intentions mauvaises. Iel est fauconnier·e au trouble statut, entre chasse et spectacle. Ses deux rapaces fonctionnent comme des augmentations de son corps, ça lui donne une allure mythique. Iel veut être le centre du monde et est perpétuellement dans un jeu de séduction. Mais nos attentes archétypales restent déçues, car iel est plus sincère qu’il n’y paraît.
Colombine est un peu différente. Elle est moins définie par son archétype, et c’est elle qui va créer le mouvement dans le récit, faire le lien entre les deux pôles esthétiques et de caractères que sont Pierrot et Arlequin, entre la lune et le soleil. Elle n’a pas d’animal : Colombine est carrément, et d’une manière un peu mystérieuse, un oiseau. Elle est têtue et irrévérencieuse. Elle est motivée par ses appétits d’oiselle. Pour moi, c’est aussi le personnage auquel on s’identifie le plus facilement.
Tous ces personnages sont bien sûr amenés à déborder leurs archétypes, à s’émanciper de ce qu’on projette sur eux.
Quelles sont tes lectures et les ambiances dans lesquelles tu aimes te plonger ?
Beaucoup de poésie et beaucoup de « chick-litt » pas super recommandable. J’ai aussi un faible pour le merveilleux, les récits initiatiques magiques souvent propres à la littérature jeunesse. Je lis aussi pas mal de science-fiction mais pas tant pour l’esthétique en soi, plutôt le fait que c’est là qu’on trouve les pépites féministes, par opposition à la fantasy, dont je suis à la base plus proche mais qui génère moins de récits émancipateurs. Peut-être parce que la fantasy nous projette dans notre passé, même fabulé, tandis que la SF postule nos futurs, ouvre le champ des possibles. Globalement, j’ai du mal avec le drame et les fins tragiques. J’ai besoin que les fictions me réconfortent de la réalité. Mes derniers gros coups de cœur, c’est la saga Terra Ignota d’Ada Palmer et le roman jeunesse Millepertuis de Julia Thévenot. Je trouve souvent mon compte dans la poésie contemporaine québecoise.
C’est quoi pour toi un « bon roman » ?
Mon roman idéal, ce serait l’équilibre parfait entre un récit haletant, page-turner,
et une écriture ciselée. Ça paraît banal dit comme ça, mais j’ai rarement le
sentiment d’avoir le meilleur des deux mondes réunis en un même ouvrage. Quand
ça tend vers un des deux pôles, ça pèche souvent pour l’autre. Je dévore des
romances relativement pauvres en termes d’écriture, mais qui, au niveau du
rythme, me saisissent comme rien d’autre n’y parvient. Il y a d’autres romans
dont la perfection de la langue me foudroie, et je les tiens en très haute
estime, mais je n’arrive pas souvent à les finir…
Mon autre critère, c’est le happy end. Il y a une citation de Coline Pierré,
justement dans son Eloge des fins heureuses, qui résume assez bien mes
attentes et mes intentions : « Nous devons nous réapproprier les fins
heureuses dans une perspective féministe. Plus que revendiquer la
« chick-litt », il faut la hacker, l’extirper du sexisme dans lequel
elle est embourbée pour inventer une fiction sentimentale féministe et
idéaliste, une chick-litt exigeante et populaire, radicalement subversive,
radicalement romantique. Et faire de même avec nos vies ». C’est mon
nouveau mantra, j’ai envie de finir là-dessus.
*Pour faciliter la compréhension durant l’entretien, les notations inclusives les plus courantes (en « iel », points médians et quelques néologismes simples) sont utilisées pour qualifier Arlequin. La forme masculine est employée quant il s’agit de la figure traditionnelle d’Arlequin, qui est un personnage masculin dans la commedia dell’arte. Au sein du roman, la grammaire non-binaire utilisée pour parler d’ellui est celle proposée par Alpheratz dans son ouvrage Grammaire du français inclusif (ed. Vents Solars, 2018) et sur son site internet.
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