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Noah Truong, poète de la métamorphose

Noah Truong, poète de la métamorphose

Début 2024, le poète Noah Truong publiait son premier recueil aux éditions Cambourakis. D’une plume taquine et sensible, Manuel pour changer de corps déroule une poésie du quotidien qui vient apaiser l’expérience trans et ancrer les corps minoritaires dans « l’ordre des choses ». Rencontre avec son auteur.

En janvier dernier, lors d’une résidence entre artistes d’origine vietnamienne, je fouille dans les livres ramenés par les un·es et les autres. Un recueil attire mon attention, il semble flambant neuf et je constate qu’il vient à peine d’être publié. J’en tourne les premières pages, et voilà que les poèmes s’enchaînent et me happent par leur simplicité puissante et bouleversante. Ça parle de révolution, de slips, de renaissance, d’un corps qui change et qu’on s’approprie. C’est souvent court, c’est frais, parfois drôle, ça nous gifle d’intelligence et de sensibilité. Derrière les icônes queers, les souvenirs d’enfance et les vers amoureux, Noah Truong nous partage son expérience de transition au prisme des cailloux et du soleil. Il nous rappelle qu’on appartient toustes à « l’ordre des choses », et que ce qui vaut la peine de vivre se cache dans de tout petits détails.

Né en 1992 à Paris où il vit toujours, le poète est finaliste du Prix de Vocation de la poésie en 2022 pour son premier recueil, Manuel pour changer de corps, qui paraît aux éditions Cambourakis début 2024. Un ouvrage hybride et joueur, à l’image de son auteur, « weirdo sensible » tel qu’il se définit. Dans ce long entretien mené sous un soleil d’hiver [en février dernier] à une terrasse marseillaise, il nous raconte le processus de deuil et de transformation qui l’a mené à l’écriture de son recueil, et se livre sur son rapport au monde, au langage, à la transidentité et aux communautés queers.

Ce sentiment que j’appartiens à la nature, je l’ai ressenti profondément et j’en ai eu besoin, surtout au début de la transition, parce qu’en fait, le jugement sur soi, l’altérité, c’est quelque chose qui vient des humains. Il n’y a pas d’altérité avec la nature.

Noah Truong © Nguyễn Trâm Anh

Manifesto XXI – Pourquoi écris-tu de la poésie et la partages-tu au monde ?

Noah Truong : Je ne sais pas si j’ai toujours écrit de la poésie, même si rétrospectivement, je me rends compte que mes tout premiers textes relèvent quand même d’une langue poétique. Mais ce livre [Manuel pour changer de corps], je l’ai écrit dans un contexte où j’avais justement un peu abandonné l’écriture. J’étais très perdu dans ma vie, j’avais pris une année de césure de mon master de création littéraire et j’étais parti en Grèce, et je m’étais dit : je ne veux plus écrire. Et c’est dans cet espace que je me suis laissé qu’une écriture est venue, qui était beaucoup plus déchargée, spontanée. Des petites bribes de mots que je notais sur mon portable, par exemple un tout petit poème sur un chat dans un rayon de soleil qui m’avait regardé puis qui avait tourné le dos. J’étais dans un moment d’intensité émotionnelle, et je récupérais des petits instants comme ça, qui me semblaient beaux et que j’avais envie de garder.

Et en continuant sur ce chemin-là, sans chercher à plaire, à faire quelque chose d’arrêté, je me suis rendu compte que finalement, il y avait un endroit où j’arrivais à m’exprimer. Peut-être justement parce que c’était plus court, plus délié, je ne me souciais pas de savoir si j’écrivais bien. Je trouve qu’avec la forme longue, il y a quelque chose d’hyper stressant et presque étouffant, parce qu’avant de pouvoir dire quelque chose, tu dois t’assurer que t’es capable de le tenir pendant 150 pages. C’est horrible ! J’étais un peu écrasé par les projets comme ça qu’il faut mener à bien. C’est de cette façon que j’en suis arrivé à cette structure fragmentaire, qui me permet d’exprimer quelque chose et de le rendre en mots au moment même où je le sens.

Puis je me suis rendu compte qu’il y avait une suite dans ce moment de transition, qui était à la fois une transition physique, mais aussi de vie, parce qu’en rentrant en France, je prenais des décisions pour moi-même et je changeais. Raconter ce moment-là en poèmes me permet aussi de dire ces petites choses sans avoir à dire tout le reste. Je ne pourrais pas raconter cette période dans un récit long où je dirais tout, ce serait impossible pour moi. Fonctionner par fragments me permet de retrouver les moments que je veux partager, sans parler de ce dont je n’ai pas envie de parler.

Ce qui m’a frappée assez rapidement dans le recueil, c’est une forme de sagesse un peu bouddhiste sur le rapport à l’instant présent. Tu dépeins des images de choses qui peuvent paraître ordinaires ou éphémères, des instants qui passent. Une forme de connexion au cosmos qui dépasse la condition humaine. Quel est ton rapport à la spiritualité ?

Franchement, moi-même je ne sais pas… Récemment, je me suis dit que je voulais en savoir plus, notamment sur le bouddhisme, que je voulais aller à la pagode de Vincennes… Quand j’étais en Grèce, j’étais dans un moment de deuil très intense à plein d’égards. Comme si j’avais abandonné tout ce que j’avais été, et qu’il fallait que je reconstruise. Et dans le deuil, j’avais perdu même le langage. Je ne voulais plus parler français, et je ne voulais plus parler tout court. J’étais dans un éloignement du monde. 

La pensée qui m’est venue ensuite, c’était : après tout ça, qu’est-ce qui va à nouveau compter pour toi ? Qu’est-ce qui va valoir la peine de vivre ? Ce qui fait que j’ai envie de vivre, moi en tout cas, ce sont des choses minuscules. Athènes, c’est une ville baignée de soleil, où il y a des collines. J’avais beaucoup de temps, du coup j’étais dans un réapprentissage à la vie à travers le fait de me promener, de suivre le soleil, de regarder les chats et de faire comme eux, c’est-à-dire chercher les endroits où il y a du soleil, et simplement vivre… Il y avait un autre rapport au présent. C’est vrai que moi, idéalement, c’est-à-dire quand je ne suis pas écrasé par la vie quotidienne, c’est dans cet étirement du temps que je m’apaise, que je remarque le monde, et les petites choses qui sont belles, dans leur particularité. Le poème [« l’herbe »], par exemple, « l’herbe pousse / ma barbe pousse / ce matin les cailloux sous mes pieds / sont les mêmes qu’hier »… Ce sentiment que j’appartiens à la nature, je l’ai ressenti profondément et j’en ai eu besoin, surtout au début de la transition, parce qu’en fait, le jugement sur soi, l’altérité, c’est quelque chose qui vient des humains. Il n’y a pas d’altérité avec la nature.

Au moment de l’annonce de ma transition, je sentais un trop-plein de mots : mes parents veulent savoir, ils s’inquiètent, ils ont toute une vision de quelque chose qui pour moi est ultra simple. Je me souviens de ce poème [« Caterpillar »] :

J’ai parlé à une chenille sur mon chemin aujourd’hui :
– « Que fais-tu ? »
– « Je dois parcourir des centaines de kilomètres
En portant la plus petite d’entre nous
Sans perdre celui devant moi
Et sans m’arrêter pour ne pas retarder celle qui est derrière.
Et toi ? », dit la chenille.

– « Moi,
Je marche juste
En pensant à ce que sera mon nom
Et d’autres choses de ce genre. »

– « Petit joueur »
Je crois l’avoir entendue dire.
Mais je ne suis pas sûr.

Je voulais mettre en perspective cette chose qui pour les gens est tellement invraisemblable alors que dans l’ordre du monde, choisir son nom, c’est rien ! Je sentais que la transformation était partout, en fait. Que mon corps était dans une forme de naturalité, que j’avais besoin de cet enveloppement du soleil, du silence, parce que c’était protecteur. J’étais apaisé par cette idée qu’on est des choses, qu’on appartient à l’ordre des choses et que, fiou ! pas besoin de trop stresser ! (Rires)

Il y a aussi ce titre… On ne s’attend pas à autant de beauté en ouvrant un « manuel » ! Dans un des poèmes, tu dis avoir envie que ce soit une bible. Était-ce aussi une manière d’offrir à d’autres une référence, un moyen de réparation, comme ce qui te manquait, ce à quoi tu aurais parfois aimé te raccrocher ?

Oui c’est sûr. Il y a un truc qui s’est passé quand je suis rentré en France, que j’ai rencontré d’autres mecs trans. C’était comme dénouer quelque chose qui s’était noué dans mon enfance, « il ne faut pas en parler, tu es seul, etc. ». J’avais l’impression de rencontrer une sorte de fratrie, de camaraderie. J’avais vécu pendant très longtemps dans un silence avec le sentiment de ne me retrouver nulle part dans le monde, donc c’était nécessaire et important que je puisse parler, ne serait-ce que pour les autres personnes trans et queers qui ont vécu la même chose que moi. Après je ne pense pas que le texte serve vraiment de « manuel » au sens où il ne sert à rien, à part à partager quelque chose d’émotionnel. 

Il y a aussi une volonté d’inscrire la communauté. Pour moi, le texte, c’est vraiment un lieu, au sens d’un lieu symbolique, quasi matériel. C’est pour ça qu’il y a des poèmes qui frôlent la poésie concrète. Tu peux à la fois y changer des choses matériellement, et en inscrire d’autres. Par exemple, le poème [« chante, Billy »] où je parle de Marsha P. Johnson, de Jeanne d’Arc, etc. en plaçant ensuite des prénoms de gens que je connais, avec un trou au milieu, il vient d’un besoin d’inscrire une ascendance, tout ce que j’avais l’impression qu’il me manquait quand je croyais que j’étais seul au monde à sentir ce que je sentais et que je n’avais aucun héritage, aucune filiation. C’est un geste d’intervention culturelle, de le mettre dans un endroit de texte et que cette ascendance devienne concrète. En allant voir l’exposition de la photographe sud-africain·e lesbien·ne Zanele Muholi à la MEP (Maison européenne de la photographie), juste au moment où je terminais le recueil, j’ai vu qu’iel avait eu la même volonté et ça m’a beaucoup ému. Il y avait une salle entière faite uniquement de portraits de la communauté queer noire sud-africaine, magnifiques, et un mur vide, avec les membres de la communauté qui sont absents, ou inconnus, qu’on n’a pas pu connaître pour plein de raisons, mais à qui on donne un lieu, dont on inscrit la présence. C’était une sorte de temple, de lieu de résidence pour cette communauté concrète et symbolique à la fois.

Même chose pour le « Poème = ADN », dans lequel je cite des figures masculines de la culture populaire du début des années 90 et 2000, qui m’ont permis de m’identifier quand j’étais un petit enfant trans. Je les juxtapose avec des prénoms de mecs trans que je connais, créant une sorte d’effet de génération. Ce qu’on voit sur le poème, ce sont les mailles d’un ADN formé de prénoms de garçons trans et de personnages issus de la culture populaire. L’idée est de nous inscrire, en tant que personnes trans, dans la culture « mainstream ». L’hybrider avec notre présence. C’est une démarche inspirée des travaux de théoricien·nes des cultural studies postcoloniales, féministes et queers. Notamment Homi K. Bhabha qui m’a beaucoup influencé. Il y a des générations trans, elles ne se reconnaissent pas à travers une filiation classique mais par sauts, par déplacements. On y appartient et on n’a pas à souffrir de solitude.

Quand on est trans, on se pose toujours cette question : qui va lire sur les trans ? Soit des personnes concernées, soit des gens qui vont se dire ‘mmh, une personne trans’. Et quand j’écrivais, je ne pouvais pas supporter ce regard, que je vivais comme une intrusion ou une objectivation.

Et dans ce titre, Manuel pour changer de corps, il y a l’idée que par le langage on peut aussi changer des choses dans la perception du corps. C’est une expérience que j’ai vraiment traversée. Au tout début, juste avant que je commence les hormones, j’avais changé de prénom et de pronoms, c’était une période de perception accrue, où je sentais que le langage était trop pesant, et que j’avais besoin de me retrancher pour sentir mon corps. J’ai commencé à me nommer différemment, j’ai dit « il » ou « iel », et je pouvais regarder mon corps d’une autre manière. Je pense que c’est une expérience partagée par les personnes queers ou celles qui connaissent des personnes trans et qui ont l’habitude : quand quelqu’un·e t’annonce son changement de pronom, tu te mets à voir cette personne dans le genre qu’iel t’indique, quel que soit son aspect. C’est une gymnastique mentale que tu finis même par oublier. L’expérience de perception du monde change par le langage.

Après j’aime bien les titres comme ça : Manuel pour changer de corps, « Poème pour muscler sa langue »… Je chéris le côté blague, je suis tout le temps un peu malicieux. Le fait d’être un peu procédurier me rassure parce que j’ai beaucoup de mal à montrer ma sensibilité, à parler vraiment de ce qui me touche, du coup ça me protège de mettre de l’humour, de la politique, et d’ignorer presque que je parle d’un rapport très intime au monde, à la métamorphose, à l’amour aussi…

Tu proposes des formats assez drôles, des poèmes sous forme de recettes, des notes de téléphone… Rébecca Chaillon disait notamment [lors d’un événement Transform! au Théâtre de l’Œuvre à Marseille en février] qu’à cause de son sentiment d’illégitimité, pendant très longtemps elle a écrit des listes et des listes. C’est comme ça qu’elle a construit beaucoup de ses pièces. Se raccrocher à ces formats-là, était-ce pour contrer toi aussi ton sentiment d’illégitimité ? Pour revendiquer aussi que tous les formats se valent, que c’est ok de passer par des codes… 

Oui, je pense que tous les formats se valent. Il y a un·e auteur·ice américain·e que j’adore, qui s’appelle Danez Smith, un·e poète·sse noir·e pédé·e né·e dans le Minnesota. Ses livres m’ont beaucoup influencé, notamment son usage de la forme. Son troisième livre, Homie, on dirait une forme de danse, iel se déplace dans la page… Iel va utiliser une forme ou une autre, selon ce dont iel a besoin pour servir son propos. En France, la réception de mon écriture m’a surpris. On me pointait beaucoup que « ça va dans tous les sens ». Notamment les éditeurs : « tu mêles des poèmes biographiques et d’autres formats »… Mais on s’en fiche, c’est pas grave. J’ai eu la sensation, peut-être erronée, qu’il y a là une vision française de la poésie, qui veut qu’elle soit très expérimentale, ou très lyrique, l’un ou l’autre. Moi je me suis dit : s’il y a bien un endroit où je peux faire ce que je veux, c’est quand même en poésie.

Par ailleurs, j’ai aussi des opinions politiques sur le fait que la forme d’écriture, c’est une façon d’empêcher de parler. Toute personne qui vient d’un endroit minoritaire sait que quand on te dit « tout le monde a le droit de parler », ce n’est pas vrai. Par exemple, si quelqu’un meurt en écrivant « je meur » sans s, on va presque dire qu’il l’a mérité, tu vois ! Même dans mes études de sciences politiques, j’avais l’impression que pour dire quelque chose qui était, pour moi, une expérience vraie, évidente, comme celle de la misogynie que je subissais, il fallait trois pages de bibliographie. Et ça, c’est quelque chose qui fonctionne comme une fermeture de l’accès à la parole. Pourquoi on n’aurait pas le droit d’utiliser certaines formes et de les mêler à d’autres ? Pourquoi certaines sont dévaluées ? Moi, ce qui me venait, je le mettais dedans, et après je me suis rendu compte qu’il y avait peut-être un jeu d’accès variable au texte. Que les poèmes manuels servent à encadrer les poèmes biographiques qui sont plus vulnérables, que ça me permet de mettre un peu de distance là encore. Je trouve que c’est dur d’être vulnérable.

Toute personne qui vient d’un endroit minoritaire sait que quand on te dit ‘tout le monde a le droit de parler’, ce n’est pas vrai. Par exemple, si quelqu’un meurt en écrivant ‘je meur’ sans s, on va presque dire qu’il l’a mérité !

De quoi te protèges-tu ?

Quand on est trans, on se pose toujours cette question : qui va lire sur les trans ? Soit des personnes concernées, soit des gens qui vont se dire « mmh, une personne trans ». Et quand j’écrivais, je ne pouvais pas supporter ce regard, que je vivais comme une intrusion ou une objectivation, j’avais besoin de m’en protéger. De ne pas faire un livre qui serait un témoignage, parce que ce serait céder au regard qui me réduit à l’expérience que j’ai eue. Au même titre que d’autres personnes minoritaires sont vues comme ne pouvant pas créer de la vraie littérature. Ces textes-là, ils servent à renvoyer ce regard. Ce sont presque des poèmes adressés à une forme d’ennemi. Par exemple, « Poème pour muscler sa langue », c’est une forme de blague sur la façon dont on regarde les néo pronoms, comme quelque chose de très compliqué, alors que le décret de simplification de la langue qui transforme oignon en ognon fait peu ou prou la même chose. « Poème pour augmenter sa virilité » fait référence aux mecs cis qui s’échangent des messages sur des entraînements de muscu. Pour moi, c’est une citation d’un « signe » sociétal associé au masculin. Comme un langage performatif qui te rend plus « homme » (au sens de l’objet social « homme »), plus « masculin » chaque fois que tu l’utilises. Et les hommes qui vont à la salle le font pour être plus « masculins » avec des muscles, puisque le muscle est encore associé à un signe masculin. Je voulais dire : tout ce que vous faites pour être des « meufs », être des « mecs » n’est pas foncièrement différent des efforts que je fais, moi, pour transitionner. Donc ce sont des poèmes de retournement du regard, pour me défendre aussi, qu’on ne me mette pas dans une case.

Noah Truong © Nguyễn Trâm Anh

Tant que t’es consommable, en tant que corps exotisé, altérisé, t’es accepté·e dans la blanchité.

Tu développes assez peu la question raciale dans le recueil – il y a un poème, « ils n’ont pas d’ennemis », qui l’évoque – mais tu partages parfois des textes qui l’abordent plus explicitement. Comment te positionnes-tu par rapport à ces thématiques-là, du corps racisé dans la société ?

Effectivement, c’est une question compliquée. Je dirais que dans Manuel pour changer de corps, il y a le corps social. La question de la race existe aussi, même si c’est de façon périphérique. Disons qu’il y a une volonté de rupture avec une certaine inscription dans la structure sociale qui ne me convenait plus. Je pense qu’en tant que personne « métisse » asiodescendante et blanche [perçue comme une femme cis avant la transition], j’étais beaucoup plus intégrée à la blanchité. Je ne sais pas comment le dire et c’est beaucoup plus complexe que ça, mais c’est mon sentiment : tant que t’es consommable, en tant que corps exotisé, altérisé, t’es accepté·e dans la blanchité. On le sait, quand elle est féminine, la race est digérée par le système patriarcal qui produit des métis·ses. La masculinité racisée ne soulève pas les mêmes problématiques que la féminité racisée. En transitionnant, je me suis déplacé dans le corps social, et notamment dans le corps racial. Maintenant je suis beaucoup plus racisé, pas forcément dans mon identité, dans comment je me définis, même si c’est peut-être le cas, mais dans comment on me perçoit, c’est-à-dire au sens premier de « racisé ». Dans les rapports sociaux, dans la façon dont on me laisse ou non m’asseoir tranquillement dans le métro… Tu sens qu’on te regarde mal, qu’on te parle mal, parce que t’es juste un petit mec asiat. Tout de suite, il y a une inscription de classe, on pense que tu viens forcément d’un quartier populaire… Donc de la même façon que j’ai entrepris la transition, j’ai voulu rompre avec le destin bourgeois, avec une forme de tolérance aux codes de la domination sociale, pour ne plus participer à cette violence-là, même si j’en avais appris les codes en traversant certaines espaces, notamment Sciences Po ou des milieux professionnels. Dans mon cœur, je veux créer une fratrie solidaire et une existence commune, en dehors de ces rapports de domination, de classe, etc. Après, c’est difficile, et on hérite toujours de sa classe, mais j’ai ressenti une envie forte d’affirmer : je ne veux plus ça, je n’y participerai plus.

Dans ton poème « mauvais trans », tu dis « je suis un garçon trans. / le monde voudrait que je sois à fond cul / queer party musique drogue. / comme Preciado au fond. / mais moi […] je pleure en écoutant des poèmes. ». C’est vrai que dans la communauté queer, il peut y avoir des schémas et des imaginaires dominants : on t’attend à tel endroit, que tu agisses comme ci, que tu consommes comme ça, etc. Qu’est-ce que tu retires de ton expérience dans ces espaces ?

Ce poème, c’est à la fois une blague, et quelque chose de vrai : j’ai pu me sentir effectivement un peu mal à l’aise, mais je pense qu’au fond ce n’est pas propre à la communauté queer. Ce sont les mêmes dynamiques que j’ai ressenties au lycée, où j’ai vécu du harcèlement comme beaucoup de personnes qui ne parviennent pas à entrer dans la norme. Ce truc où tout le monde se connaît, où tu regardes qui est cool, ces mêmes choses qui m’angoissaient. J’ai pu me sentir décalé dans le fait de vouloir mettre en valeur, dans mon écriture, l’amour, plutôt que le sexe, par exemple… Ça peut m’arriver d’écrire sur le sexe, mais je n’en ai pas forcément envie, et j’ai du mal à m’identifier à des écrits principalement centrés là-dessus. Ce n’est pas du tout une critique, je pense que c’est important, mais là je voulais parler de mon rapport au monde, à la beauté, à la sensibilité, à l’amour, et que ça ait une place aussi.

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Le fait qu’on peine à dissocier le ‘queer’ d’une injonction implicite à la fête, au sexe, à la consommation… Les espaces sexe-positifs sont importants pour plein de gens, mais c’est bien aussi qu’on puisse laisser l’espace de dire qu’il y en a pour qui ce sont des espaces inconfortables, voire parfois de violence. 

Ce n’est pas tant lié à la communauté queer, mais plutôt à quels écrits transmasculins sont disponibles. Il y a quelques Américains, mais dans le domaine français, à part Preciado, il n’y a pas grand-chose. J’avais l’impression que c’était « la » figure, dont l’œuvre principale s’appelle quand même Testo Junkie… Moi quand j’étais très jeune enfant, six, sept ans, et que j’ai compris que j’étais queer, je me suis dit « j’ai un problème et je vais finir ma vie dans le malheur et l’opprobre », j’avais déjà cette idée dans la tête, du destin de « l’ignominie », du stigmate. Donc ça a réveillé cette peur de « mal finir », comme si le destin des transsexuels – j’emploie ce mot à dessein parce que c’était l’imaginaire de ces années-là – c’est le malheur, la maladie, la drogue, la violence. Le mot de « junkie » n’est quand même pas neutre : le début des années 2000, c’étaient des années d’angoisse sociétale autour de la jeunesse et de la drogue, on lisait « moi, machin, 13 ans, héroïnomane », etc. Preciado d’ailleurs le sait puisque c’est un des objets de Testo Junkie, de parler depuis la marginalité, pour retourner vers le « centre » ou « la norme » son regard stigmatisant et dire : qui sont les vrai·es junkies ? Et surtout, au fond, pourquoi certain·es sont qualifié·es de junkies et d’autres non ? Qui a le pouvoir de nommer et de stigmatiser autrui ? Les « drogues » pharmaceutiques sont partout, notamment le Viagra au service de la masculinité, etc. Mais les imaginaires des destins sociaux, malheureusement, nous marquent.

Ce poème parle à la fois de ça et de ma sensibilité qui ne trouve pas sa place dans la communauté queer, parce que beaucoup de choses m’y heurtent. Le fait qu’on peine à dissocier le « queer » d’une injonction implicite à la fête, au sexe, à la consommation… Les espaces sexe-positifs sont importants pour plein de gens, mais c’est bien aussi qu’on puisse laisser l’espace de dire qu’il y en a pour qui ce sont des espaces inconfortables, voire parfois de violence. Parce qu’on peut avoir vécu des choses, parce que la race joue aussi un rôle là-dedans et que ces espaces sont majoritairement blancs… Il y a vraiment une raison pour laquelle ils existent, mais je suis content d’avoir aussi trouvé des queers avec qui je suis à l’aise. Moi je suis un gros nerd, un weirdo sensible, et j’ai envie de pouvoir rester comme ça. Je peux performer le cool dans une certaine mesure, après je n’y arrive plus ! (Rires)

Tu lis parfois tes textes en public. À quel point est-ce que tu réfléchis à cet aspect performatif quand tu écris ? Comment passes-tu à l’oral, à la diction ?

Quand j’écris, l’oralité est très forte, mais une fois que les textes sont publiés, je n’ai plus envie de les dire, puisque j’ai honte. Il y a une forme de confrontation qui est intimidante. Peut-être que ce n’est pas le cas pour tout le monde, mais moi je sens la charge du fait d’écrire sur soi, sur son corps… Manuel pour changer de corps est particulièrement dur pour moi à mettre sur scène. Je me sens très à nu, je sens que toute ma personne est impliquée, et que ce n’est pas juste un texte. Ma tentation, c’est de dire « c’est un livre, lisez-le et moi je vais faire autre chose ! » mais quand même, ce geste de prendre de la place, je m’y essaie. Après, dans mon travail de performance, j’écris aussi des textes pour la scène qui sont beaucoup plus légers, beaucoup plus drôles, où je suis plus à l’aise parce que je peux jouer un personnage. Ce sont presque des textes de fiction, et j’adore, parce qu’il y a cette distance qui me protège. Quand on rit avec son audience, on ne peut pas être attaqué·e. Mais c’est un exercice, surtout une force très grande, de réussir à mettre vraiment de l’intime sur scène, en l’endossant. Le coût pour le corps est énorme. Tu parlais de Rébecca Chaillon, je pense aussi à Laurène Marx, je me dis « mais wow ! » quand elles sortent de scène. Moi je resterais en PLS pendant trois semaines ! Mais je pense que ça s’apprend. Pour l’instant, moi je suis encore hhh… un peu fragile. (Rires)

Une dernière question, c’est quoi la suite pour toi ?

Le premier texte que j’ai écrit, qui est important pour moi, je l’avais auto-édité mais il va sortir dans une maison d’édition en mars prochain [2025], chez Paulette Éditrice en Suisse, c’est cool. Il s’appelle Et pourtant et j’y fais une sémiologie des signes « masculin » et « féminin » dans ma vie et dans la société française des années 2000.

Puis j’ai envie d’écrire des textes de théorie, mais à ma façon. J’ai commencé à concevoir des jouets en plastique qui parlent de ce qu’a été mon enfance, et qui essaient aussi de figurer ce que seraient des jouets pour des enfants trans. Mais pas vraiment pour des enfants, plutôt des jouets d’adultes qui portent un regard sur l’enfance. C’est aussi un travail sur pourquoi j’ai ressenti le besoin de faire ça, pourquoi j’ai besoin de physicalité, pourquoi est-ce que le texte ne me suffit plus et que j’ai besoin d’objets. Parce que l’existence trans, celle que j’ai vécue en tout cas, n’existait à aucun moment en dehors de moi. J’étais obligé d’être caché à l’intérieur de moi, il n’y avait rien autour de moi qui soit trans. Maintenant ça a changé, mais à l’époque c’était très déstabilisant, et j’avais l’impression de ne pas exister, de n’être pas de l’ordre de la nature. Une malfaçon. Il y avait eu un problème dans la création, quelqu’un s’était trompé… Du coup, me réinscrire dans le monde, c’est le sens de cette démarche-là que je continue avec des objets, et des textes, plus intimes. Je n’étais pas prêt jusqu’à présent, mais là je fais ce travail.

Je travaille aussi sur un nouveau livre, qui cette fois va s’atteler à l’histoire postcoloniale de ma famille, et comment cette histoire traverse aussi mon corps. C’est très chargé émotionnellement, mais je suis content d’enfin regarder cette histoire en face – qui est moins visible que d’autres. La guerre d’Indochine et la colonisation française au Vietnam semble évanouie et oubliée…


Noah Truong fera une lecture lors du festival actoral le 26 septembre à 19h à la cômerie (Marseille).

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Pour l’écouter parler, on vous recommande cet épisode de l’émission « La 1ère chose que je peux vous dire » produite par La Marelle avec Radio Grenouille (12 avril 2024)

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Crédit photos : © Nguyễn Trâm Anh

Relecture : Coco Spina

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