Lana Del Rey, bande originale de la queer mélancolie

Dans un cycle de 5 chroniques, l’auteur et journaliste Hanneli Victoire décrypte certains phénomènes pop des années 2010 qui ont marqué la culture des jeunes queers, à l’aube d’une décennie de luttes et de conquêtes politiques.

Mélancolie, nom féminin : « État de tristesse vague accompagné de rêverie ». Bien connu des queers, ce sentiment de vague à l’âme résonne avec le mal-être de ne pas trouver sa place, celui de se sentir décalé·e par rapport aux autres ou encore d’essuyer un premier chagrin amoureux face à un crush hétéro. Ça vous parle ? Dans les années 2010, Lana Del Rey s’est imposée comme la reine des âmes en peine. Avec sa pop et son esthétique vintage, sa belle voix grave et son allure de pin-up 50’s, elle a accompagné nombre de nos moments solitaires, des yeux dans le flou lors d’un trajet contre la vitre du bus, aux grosses larmes au fond de son lit après une rupture. Alors, pourquoi la musique de Lana Del Rey a-t-elle tant marqué les teenagers et jeunes adultes des années 2010 ? 

Un ancrage musical et visuel immédiat chez les queers

Édouard Louis l’adore, Xavier Dolan aussi. Ces deux artistes gays qui ont, eux aussi, façonné la décennie 10’s la citent à tour de bras dans leurs œuvres et interviews. Tous·tes les fans de Dolan ont d’ailleurs en tête la scène de fin du film culte Mommy, sur le titre tout aussi culte « Born to Die ». Pour le journaliste musical et architecte Valentin Poirier, le lien entre musique et esthétique est un facteur clé : « Lana Del Rey est arrivée avec le clip de « Video Games », qui était assez maladroit, home made et ressemblait beaucoup à l’esthétique Tumblr de l’époque. » Des images au format 7/8 en noir et blanc ou sépia, des couronnes de fleurs dans les cheveux, des références à l’Amérique des 50’s ou 60’s… Lana Del Rey s’est créé une esthétique reconnaissable entre mille, notamment grâce au concours d’une autre personnalité ouvertement gay de l’époque : Woodkid. L’artiste français a réalisé pour elle les clips « Born to Die » et « Blue Jeans », lui prêtant son esthétique crépusculaire tirant sur le fantastique. Arrivée sur le devant de la scène en 2012 avec son album Born to Die, elle a d’abord été descendue par la critique, même si l’album s’est révélé être un immense succès. En face d’elle, une autre queen : Lady Gaga, et son album Born this way paru quelques mois plus tôt. Outre la proximité du nom, les deux opus permettent à leurs stars d’accéder au statut d’icône queer en même temps. D’après Valentin Poirier « Gaga et Del Rey représentent pour les queers les deux facettes d’une même pièce. D’un côté, la fierté, la joie et la force triomphante incarnées par l’hymne de Pride « Born This Way », et de l’autre le côté torturé, mélancolique, solitaire, plus sombre, que l’on a également toustes connu avec des titres comme « Dark Paradise ». » Un rapport à l’intime et à la solitude que beaucoup ressentent dans leur chair avec la musique de Del Rey. 

Un rapport ultra-intime 

Pour Yana, fan de Lana Del Rey pendant son adolescence : « c’était vraiment plonger dans une autre identité, avec l’envie de ne pas être comme tout le monde, d’être quelqu’un de deep et de mystérieux. » Le sentiment est partagé par Anthony, qui avait 14 ans quand l’album Born to Die est sorti : « cet album marque le summum de ma période un peu “dark edgy”, dans le sens où j’avais besoin d’extérioriser un certain mal-être dû à ma queerness. Je l’écoutais en boucle. » Quand on évoque Lana, la question de la mélancolie revient toujours sur la table, une tristesse souvent liée pour beaucoup d’adolescent·es des années 2010 à la contrainte du placard, ou en tout cas, aux doutes face à ses désirs et la perception de soi. « À l’époque, je ne savais même pas que j’étais gay et j’écoutais Lana en secret, pour ne pas me faire moquer. Elle me permettait de me calmer, je crois. Quand j’y repense, elle m’a un peu sauvé la vie » nous relate Victor, qui avait 16 ans en 2012. Face aux harcèlements, à l’incertitude ou encore aux premières déceptions amoureuses, l’écoute de sa musique a été un baume au cœur pour nombre de jeunes ados queers. « J’avais l’impression qu’elle me parlait à moi. Ses clips, la manière dont elle se mettait en scène, je voulais vraiment lui ressembler » explique Sylvia, jeune femme trans. Avec son esthétique de diva vintage, Lana Del Rey a aussi été, pour certain·es, un modèle, loin des icônes à la féminité ultra-exacerbée. Pour le journaliste Valentin Poirier : « Lana Del Rey rentre dans la catégorie des icônes telles que Björk, Kate Bush, ou encore Florence and the Machine : leurs engagements d’alliées LGBT passent plutôt par l’écriture et par la musique que par des revendications concrètes. » Pourtant, certaines prises de positions de Del Rey ne la placent pas forcément en icône féministe. 

Un engagement pourtant peu visible 

Lana Del Rey a toujours revendiqué son amour pour les hommes. D’après Valentin Poirier, « elle porte quand même un message assez problématique autour de l’amour interdit, torturé, voire abusif. » C’est en effet un reproche qui lui a beaucoup été adressé par les communautés LGBT+ et féministes en ligne, à savoir celui d’esthétiser et de valoriser des relations violentes et toxiques. En 2020, suite à ces attaques, elle s’explique dans un post Instagram en se comparant à d’autres femmes de l’industrie musicale qui chantent sur les mêmes thématiques qu’elle, sans se faire pour autant attaquer. Le problème ? Elle ne cite que des chanteuses racisées, telles que Beyoncé ou Rihanna. Le post suscite un tollé en ligne qu’elle essaye de rattraper en participant aux marches de protestations du mouvement Black Lives Matter, et en les citant dans son dernier album. Cependant, son histoire d’amour avec un policier à cette période lui font prendre des positions pro-police qui ne sont pas du tout du goût de nombre de ses fans, alors que les États-Unis se déchirent sur la question des violences policières après l’assassinat de George Floyd. Doit-on la déclasser de son statut d’icône LGBT + ? Comme pour d’autres, la question de ne pas séparer la personne de l’artiste se pose légitimement. 

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Si on laisse chacun·e se faire son avis, Lana Del Rey reste tout de même un marqueur important de l’adolescence de nombreux queers des années 2010, et son titre « Summertime sadness », l’un des hits de nos étés, pour l’éternité. 


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Illustration © Léane Alestra

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