C’était un hangar abandonné dans le Queens à la fin des années 2000, où des artistes circassien·nes voulaient créer un monde magique. Aujourd’hui, c’est un espace de fêtes extravagantes et de performances burlesques, considéré par beaucoup comme le meilleur club de tout New York : retour sur l’histoire de House of Yes.
Dans un sas d’entrée, Madame Vivien, une drag queen en bottes à plateforme et extensions de cheveux XXL, briefe énergiquement un petit groupe de personnes qui attend de pouvoir passer la porte : « Tout ce qui n’est pas un “oui”, un “oh, oui” ou un “putain, oui”, c’est un “non” ferme, et cela vaut pour absolument n’importe quel genre. Vous ne toucherez en aucun cas une autre personne sans son consentement verbal explicite. » Un homme et une femme l’écoutent attentivement, main dans la main. « C’est notre troisième date » sourit timidement la fille en culotte et bas résille, un harnais en cuir noir recouvrant son torse et son cou. Après un échange de regards complices, son rencard, les yeux rieurs et scintillants de paillettes rouges et dorées, ajoute : « Dès qu’on s’est rencontrés, on s’est dit qu’il fallait qu’on vienne ici ensemble. » Aujourd’hui a lieu la soirée mensuelle House of Love, un évènement sex positive sur invitation uniquement, dédié à la culture fetish et BDSM. À l’intérieur, dans la grande pièce centrale recouverte de boules disco et de sculptures représentant des animaux et des parties du corps humain, une femme dévêtue est suspendue au plafond par des cordes. Elle coupe de fines tranches d’un imposant morceau de viande et nourrit, du bout de son couteau, les bouches grandes ouvertes des visiteur·ses. Quelques minutes plus tôt, un spectacle somptueux mêlant acrobaties aériennes, danses africaines et numéros pyrotechniques érotiques a pris fin. La salle de performances s’est progressivement vidée, laissant place à un dancefloor où résonne de la musique house. Il est 22h, et avant de commencer à danser, les groupes d’ami·es font connaissance avec des inconnu·es et se complimentent sur leurs tenues respectives. Dehors, les avenues de Brooklyn peuplées d’entrepôts sont endormies.
Chaque soir, House of Yes se réinvente. Chaque soir, une foule multicolore et extravagante de jeunes et de moins jeunes, de personnes queers ou hétéro, étrangères ou bien d’ici, s’y retrouve et s’y rencontre. Dans une salle brumeuse, adossée contre une porte, une jeune femme blond platine en corset et porte-jarretelles se confie : « Ici, c’est comme ma deuxième maison. C’est un endroit super important pour nous, les New-Yorkais·es. » Entre les murs du club recouverts de dessins psychédéliques, les performeur·ses suspendu·es dans des cages et la foule joyeuse vêtue de tenues en cuir, règne une atmosphère insaisissable. « C’était un secret bien gardé qui a été découvert par le reste du monde, mais iels ont su rester authentiques, continue la New-Yorkaise. Le cœur de House of Yes continue de battre. »
La ville qui ne dort jamais
Tout commence en 2007 lorsque Kae Burke et Anya Sapozhnikova, deux amies inséparables, étudiantes en art et en mode fraîchement débarquées à New York, décident de s’installer dans un hangar dans le Queens pour y vivre en communauté aux côtés de danseur·ses, musicien·nes et autres artistes circassien·nes. Elles y donnent des spectacles, des cours de cirque et de couture, et laissent leurs ami·es y organiser des soirées le week-end. À ce moment-là, le milieu de la fête de New York se trouve dans une phase de transition : au début des années 90, la bouillonnante scène locale portée successivement par des clubs comme Studio 54, Paradise Garage, Limelight ou Tunnel, s’effrite peu à peu alors que l’épidémie du sida fait des ravages et que la célèbre communauté de fêtard·es des Club Kids implose suite à un meurtre. À l’aube du XXIème siècle, l’industrie de la nuit est largement affaiblie par le deuil des attentats du 11 septembre et par les politiques anti-boîtes de nuit du maire Rudy Giuliani, en mandat de 1994 à 2001. Les soirées illégales se multiplient et, lorsque House of Yes voit le jour au début des années 2000, la scène underground new-yorkaise est regroupée à Brooklyn et dans le Queens, où des soirées DIY comme Rubulad, Danger ou Gemini & Scorpio offrent une alternative extravagante aux nuits plus chics et exclusives de Manhattan, le borough central de New York. « Les soirées à Manhattan n’étaient pas amusantes. Tout tournait autour de l’argent. Les gens restaient assis, ils ne se parlaient pas. Il n’y avait pas d’exploration » explique Kae Burke, co-fondatrice et directrice créative de House of Yes.
Si on invite les gens à se déguiser avec leurs costumes les plus fous, c’est pour qu’iels puissent s’exprimer, jouer, créer des liens avec de nouvelles personnes et explorer qui iels sont.
Pixel the Drag Jester, performeuse
Malgré un incendie provoqué par un grille-pain qui les pousse à déménager dans le quartier voisin de Williamsburg à Brooklyn, House of Yes poursuit son chemin et se développe comme un lieu de vie multifonction pour artistes. Les soirées organisées par les ami·es de Kae et Anya restent ponctuelles et ne sont connues que d’une petite communauté d’artistes, pour beaucoup issu·es de l’univers du festival Burning Man et de la scène circassienne. « À ce moment-là, il n’y avait pas Instagram, on ne faisait pas de promo, les gens qui venaient étaient surtout nos ami·es ou bien les ami·es de nos ami·es. » Pour payer le loyer du hangar, Kae et Anya travaillent comme performeuses dans des clubs tout autour de la ville. Mais en 2013, elles sont à nouveau forcées de quitter le lieu qu’elles louent lorsque le propriétaire décide de multiplier leur loyer par deux. Pour les deux amies, c’est un déchirement. En parallèle, la scène des soirées warehouse de Brooklyn fait face à un contrôle plus fréquent et plus strict des autorités et commence quelque peu à se vider. « New York avait changé, affirme Kae. C’était devenu difficile d’organiser des grosses soirées illégales. Clairement, il fallait qu’on commence à faire les choses bien comme il faut, de façon officielle. » Kae et Anya doivent faire un choix : accepter que House of Yes soit arrivé à sa fin, ou bien se battre pour faire vivre leur lieu. Mais dans ce cas-là, il fallait voir les choses en plus grand.
Une maison de poupées pour adultes
Après avoir demandé de l’aide à l’ensemble de leur carnet d’adresses et tenté de rassembler de l’argent pendant de longs mois, Kae et Anya finissent par être contactées par deux investisseurs du monde de la restauration et des bars qui leur proposent de s’associer. Ils trouvent un ancien entrepôt à glaces à Bushwick, un quartier de Brooklyn à prédominance latino-américaine réputé pour son street art, sa scène artistique et ses soirées techno, situé à la frontière du Queens. Elles s’y installent et, pendant deux ans, réalisent d’importants travaux de rénovation, réhaussant notamment le plafond, tout en œuvrant en parallèle pour l’obtention des licences pour l’ouverture légale du lieu.
Là où le monde de la nuit peut parfois être sombre ou glauque, House of Yes est venu apporter de la lumière et de la positivité.
Kae Burke, cofondatrice de House of Yes
Le soir du réveillon 2016, House of Yes rouvre officiellement ses portes au public. Devenu un établissement commercial, House of Yes ne peut plus se contenter d’être un lieu de vie et, pendant plus de six mois, l’équipe teste différents formats de restaurant ou de brunch mais s’aperçoit rapidement que l’aspect club est celui qui fonctionne le mieux. « Jusqu’à présent on louait l’espace à nos ami·es pour qu’iels organisent des soirées, mais cette fois-ci on a commencé à les faire nous-mêmes, raconte Kae. On a découvert que c’était notre truc, et c’est à ce moment-là qu’on a trouvé notre public. On a commencé modestement, ça ne se remplissait pas toujours mais petit à petit, en expérimentant, on a trouvé ce qui marchait et ce qui plaisait au public. » Inspirées par la scène Burning Man, leurs débuts dans le milieu du cirque et leur goût pour le décalé, Kae et Anya se mettent à dessiner l’univers des soirées House of Yes. Petit à petit, on commence à y trouver chaque semaine des performances burlesques, des drag shows, du voguing, des spectacles de magie, des ateliers de cirque, des talent shows, mais surtout d’incroyables fêtes dantesques dans une ambiance DIY abracadabrante de couleurs et de paillettes. Chaque soirée répond à un thème unique qui détermine le ton des performances, de la musique et du code vestimentaire, guidé par un moodboard Pinterest auquel ont accès les participant·es. Années 90, Britney Spears, Chromatica, bad bitch, fruits juteux ou Y2K, la politique est claire : quel que soit le thème, les personnes arborant des tenues simples, telles que des jeans ou t-shirts, se verront refuser l’entrée. « Si on invite les gens à se déguiser avec leurs costumes les plus fous, c’est pour qu’iels puissent s’exprimer, jouer, créer des liens avec des nouvelles personnes et explorer qui iels sont, explique Pixel the Drag Jester, performeuse à House of Yes. C’est pour ça qu’on propose tous ces nombreux thèmes : on veut que les gens puissent se perdre dans plein de mondes différents. »
Il y a un gars qui vient souvent, qui aime s’enrouler dans un tapis et être écrasé par les gens. Il s’allonge devant le bar et quand tu vas prendre ton verre, tu lui marches dessus et il aime ça. C’est le genre de personnes que tu rencontres à House of Yes.
Sadiq, habitué des soirées House of Yes
Une fois la machine lancée, le succès de House of Yes ne se fait pas attendre. En 2018, Time Out les place en deuxième position des 50 meilleures choses à faire dans le monde. La même année, DJ Mag les distingue comme la meilleure boîte de nuit de la région Nord-Est de l’Amérique du Nord. Mi-club, mi-théâtre circassien, détenu par deux femmes, dont l’une s’identifie comme queer, House of Yes propose un format de fête inédit et semble faire un pied de nez au milieu nocturne new-yorkais, largement dominé par les hommes. « Là où le monde de la nuit peut parfois être sombre ou glauque, House of Yes est venu apporter de la lumière et de la positivité, conclut Kae. Avoir quelque chose qui ressemble à une maison de poupées pour adultes, où les gens sont heureux, libres, et peuvent s’exprimer sans être jugés, c’était quelque chose de nouveau, surtout au sein d’un établissement légal. »
Côté bande-son, House of Yes se concentre essentiellement sur la house et travaille majoritairement avec des DJs émergent·es et issu·es de la scène locale. Marshall Jefferson, Dimitri from Paris ou bien Skrillex sont passés par les platines du club, mais la venue d’artistes renommé·es reste ponctuelle. « Bien sûr, on adorerait avoir des gros noms comme Honey Dijon, mais on n’en a pas les moyens » précise Kae. Si les line-up sont soigneusement choisis de façon à ce que les soirées s’y passent à danser jusqu’à l’aube, l’attraction principale de House of Yes réside bien dans les rencontres que l’on y fait. Pour Kae, House of Yes offre au public un espace où « on n’a pas besoin d’aller fumer des cigarettes » pour discuter avec les gens. « C’est un endroit fait pour la socialisation, fait pour explorer ses inhibitions et pour être exposé·e à des choses que tu ne connais pas » explique Sadiq, un trentenaire humoriste vêtu d’un costume robotique. L’habitué des soirées House of Yes cherche un exemple éclairant : « Il y a un gars qui vient souvent, qui aime s’enrouler dans un tapis et être écrasé par les gens. Il s’allonge devant le bar et quand tu vas prendre ton verre, tu lui marches dessus et il aime ça. C’est le genre de personnes que tu rencontres à House of Yes. »
C’est l’endroit le plus gender inclusive et body inclusive que j’aie jamais connu.
Fabricio Seraphin, performeur
Le joyau de la couronne
Très tôt, House of Yes se positionne comme un lieu accueillant pour les communautés LGBTQIA+, et applique une politique de tolérance zéro concernant les violences sexistes et sexuelles. Chaque soir, une équipe de consenticorns, des membres du personnel spécialement formé·es aux questions de consentement, se promène dans la foule pour s’assurer que chaque interaction se fait dans le respect de l’autre et intervient dès que nécessaire. Pour Ariel Palitz, ancienne adjointe à la mairie de New York chargée de la vie nocturne, House of Yes a été un exemple positif et précurseur pour de nombreuses initiatives du Bureau de la vie nocturne et pour certains établissements concernant les questions de prévention de la discrimination et de bienveillance dans les lieux festifs. « House of Yes est un leader dans le mouvement de la “nuit conscientisée” et dans la réduction des risques en milieu festif, soutient-elle. Iels ont créé un espace où les gens prennent soin les un·es des autres, se protègent mutuellement. » Pour de nombreux·ses fêtard·es et performeur·ses qui ont du mal à trouver leur place dans d’autres lieux nocturnes, c’est aussi l’occasion de se sentir représenté·e et apprécié·e dans un endroit sans jugement. « C’est l’endroit le plus gender inclusive et body inclusive que j’aie jamais connu, affirme Fabricio Seraphin, performeur à House of Yes. Absolument chaque type de corps est représenté. Tu vois des gens qui te ressemblent sur la scène. Tu ne vois pas ça dans les autres clubs. »
Si la popularité que rencontre le club depuis sa réouverture en 2016 a fait passer House of Yes du monde underground à la catégorie grand public, attirant une foule que les Américain·es aiment qualifier de « normies » – un public hétérosexuel moins excentrique et parfois moins sensibilisé aux questions de consentement –, la plupart des habitué·es de la première heure continuent à s’y sentir comme chez elles·eux. « Les équipes de House of Yes sont queer as fuck. Impossible d’échapper au côté queer. Donc tu sais à quoi t’attendre en y allant et si ce n’est pas pour toi, tu peux partir » pose Fabricio. « Même si ça attire aujourd’hui plus de normies, tu vas toujours y rencontrer les meilleures personnes que tu aurais jamais pu espérer » assure Pixel the Drag Jester. Pour Sadiq, plus mitigé, le public varie sensiblement en fonction des soirées. « Il y a beaucoup de normies car iels veulent être exposé·es à ce monde-là. Je préfère certaines soirées plus sélectives, comme House of Love, où la probabilité que les gens connaissent bien la culture du consentement est considérablement plus élevée, développe-t-il. Il n’empêche qu’en tant que personne racisée, immigrante, queer, handicapée et ayant globalement un mode de pensée alternatif, c’est quand même à House of Yes que je vais pour rencontrer des gens qui me ressemblent. »
Le 6 janvier 2023, House of Yes fêtait son 7ème anniversaire, un jalon significatif pour une ville comme New York où la vie est parfois rude pour les lieux festifs. En quelques années, le club a multiplié les projets en parallèle des soirées, avec son propre festival hors-les-murs et en expérimentant l’ouverture d’autres clubs. Ainsi, en 2021, Kae et Anya s’associent à Ian Schrager, illustre créateur du Studio 54, pour ouvrir House of X, un espace intimiste burlesque à Manhattan. Pour Ariel Palitz, grâce à House of Yes et à de nombreux autres établissements « qui ont créé un espace pour leurs communautés », la nuit de New York continue à ne pas avoir d’égal. « Ce qui rend la vie nocturne new-yorkaise unique, c’est la diversité des personnes qui la composent, qui viennent du monde entier, explique-t-elle. Historiquement, nous avons toujours été une ville d’immigrant·es, et c’est ce mélange unique, ethnique, social, sexuel, intellectuel et créatif, qui rend New York spécial. Et ce que ce mélange apporte sur le dancefloor, tu ne le trouveras nulle part ailleurs. » L’ancienne maire adjointe est affirmative : « House of Yes est un joyau de la couronne de New York. » Au milieu de tous ces dancefloors new-yorkais, cachés dans des hangars, juchés sur des rooftops, improvisés dans des bars de quartier, House of Yes brille fièrement, prête à continuer à représenter les couleurs de la ville pendant de longues années. Avec un sourire étincelant, Pixel the Drag Jester conclut, mystérieuse : « On est toustes des personnes psychédéliques qui croyons au pouvoir de l’univers et de la connexion. Je pense que c’est cette énergie qui nous portera loin. C’est de la magie, tout simplement. »
Relecture et édition : Apolline Bazin et Sarah Diep
Image à la Une : ©Kenny Rodriguez