On est dans une époque où, qu’on le veuille ou non, l’instrumentalisation des corps féminins, mais aussi des voix, est politique.
Elle ne l’a pas choisi, mais elle a le nom le plus chouette de la terre : Florie Bavard. Et elle le porte bien. L’œil vif et le sourire facile, la jeune chercheuse-réalisatrice de 25 ans n’a pas sa langue dans sa poche. C’est pendant presque deux heures que nous l’avons rencontrée pour parler genre, féminisme intersectionnel, post-colonialisme et identité, à l’occasion du lancement ce mois-ci de son webdocumentaire Womanhood.
Womanhood est un « kaléidoscope égyptien » : « plaisir », « féminité », « lutte », « foi », « activisme », « harcèlement »… En 80 courtes séquences vidéo, quinze femmes du Caire, de 18 à 95 ans, tentent ainsi de définir ce qu’est « être femme » en Égypte aujourd’hui, mais surtout ce qu’est « être femme » tout court.
Au départ initié par un projet de mémoire en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Womanhood aurait pu en rester au stade de la recherche universitaire. Florie Bavard va plus loin en faisant de cet abécédaire une plateforme ludique et accessible, qui démontre son ambition de rendre visibles ces voix oubliées en inventant un nouveau langage.
Manifesto XXI – On entre dans le webdoc par une liste de mots : selon toi, est-il important de nommer les choses pour s’affirmer en tant que femme ?
Florie Bavard : Il est important de savoir les mots qui nous parlent, qui ont un sens pour nous. Proposer une liste de mots aux participantes (à laquelle elles pouvaient en ajouter), ça permettait de ne pas poser de questions, de ne pas orienter la réponse en donnant l’impression que je les interrogeais. Ce qui m’intéresse, c’est l’auto-définition. Que les gens puissent me parler soit de leur vision de tel mot, soit de leur expérience autour de ce mot.
Finalement totalement à rebours de la démarche universitaire, qui cherche d’abord à définir les mots du sujet…
Exactement. Par exemple, le mot « genre », moi qui ai fait des études là-dessus, j’en ai des définitions très précises, assez académiques. Mais l’actrice Mona Hala, qui a été confrontée à plusieurs scandales où elle a été slut-shamée, ne l’entend pas comme ça : elle me parle de « genre » dans le sens de sexe biologique. Elle veut un monde où le mot « genre » n’existe pas. Voilà, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise définition : ce sont des mots vécus, incarnés, qui suscitent des réactions. Et le format webdoc permet de garder cette flexibilité, de montrer la polyphonie des voix.
Depuis quand t’intéresses-tu à l’Égypte ?
J’ai d’abord habité en Égypte quand j’étais petite, à deux moments qui étaient forts historiquement : en 1996, juste après les attentats [ndlr : dix-huit touristes tués dans un hôtel près des pyramides de Gizeh], puis en 2001, au moment du 11 septembre. Puis je suis entrée en master à l’EHESS, c’était juste après la révolution de 2011 donc j’étais déjà engagée sur ces questions-là. Mais j’ai découvert que ce n’était pas du tout une « Facebook revolution » – cette expression fait croire que les gens ont découvert la technologie et que ça a lancé la démocratie d’un coup ! Non, il y a eu un processus de mobilisation sur le temps long, qui a commencé avec les blogs, apparus dès 2004.
J’ai donc voulu aborder ce sujet par l’angle du genre, en travaillant sur les écritures autobiographiques de femmes en Égypte, des auteures ou des blogueuses ayant été confrontées à cette question. C’est seulement après que la politique et la révolution ont aussi façonné mon projet.
Pourquoi la question du genre en particulier ?
Là aussi, ma biographie répond un peu à la question ! Après l’Égypte, j’ai aussi habité aux États-Unis. Et, petite fille, tu sens les cristallisations qui se jouent sur les corps féminins, qui ne sont pas les mêmes que tu sois à Atlanta ou au Caire, mais qui sont tout aussi réelles. Par exemple, en Égypte, je sentais bien que le vêtement était une problématique ; et aux États-Unis, j’ai eu ce même sentiment, avec des petites filles de 8 ans qui étaient déjà conscientes de ce qu’était une marque, de la question du poids, de l’image de soi…
La place de la femme ne serait pas plus sensible là-bas qu’ici…
Ce projet a fait jaillir deux réflexions : il y a des mots comme « révolution » qui font prendre conscience que tout est contextualisé et qu’en effet, vivre en Égypte en 2011 n’est pas la même chose que vivre en France au même moment. À l’inverse, il y a des mots comme « corps » qui démontrent qu’il y a des points communs, quelque chose d’humain qui nous relie. En France aussi, on aurait besoin de montrer la pluralité des féminins, d’interroger la question de la norme, qui éclipse ce qu’il y a de riche dans le pluriel.
Plusieurs intervenantes du webdoc se réfèrent à l’Occident, alors que chez nous personne ne ressent le besoin de se comparer à la femme orientale… Comment as-tu abordé cette distinction ?
La région Moyen-Orient/Afrique du Nord a beaucoup dû répondre à l’orientalisme [ndlr : le regard sur l’Orient par l’Occident], donc il y a cette idée d’un autre bloc qui définit son identité. Nous, on est tellement ethnocentrés qu’on n’envisage même pas qu’il puisse y avoir quoi que ce soit qui nous ait façonnés ! Yasmine Zeid, l’une des intervenantes, nous a fait remarquer : « Nous aussi, quand on utilise les mots Orient/Occident, on reproduit une polarisation. » Elle pointe toutes ces identités hybrides, que ce soit par le métissage, par les chemins de vie, lorsque les gens naissent à un endroit et grandissent ailleurs, qui font que dans nos identifications, on n’est pas aussi binaires que « Orient/Occident ».
On veut lutter contre cette idéologie du binaire qui est instrumentalisée par des pensées radicales, politiquement ou religieusement. La première étape est de reconnaître l’existence de blocs et de ne pas laisser le monopole de cette réflexion au Nord ; mais il y a aussi une deuxième étape, qui est de trouver nous-mêmes de nouveaux mots pour sortir de cette logique.
Il faudrait inventer un nouveau langage ?
Oui, un langage qui représente ce qu’on est aujourd’hui, sans minimiser l’altérité mais en mettant en exergue les points de continuité. C’est un vocabulaire qui se crée ensemble, à travers le dialogue, la réflexion commune sur les mots qu’on utilise ou non, ce que ça veut dire pour chacun. Il y a quelques nouvelles plateformes pour faire entendre les identités plurielles, mais ce n’est pas encore ce que l’on voit le plus dans les médias dominants. Aujourd’hui, ce qui peut être proposé en termes de nouveaux formats est assez stimulant. Que ce soient des webséries, des fanzines, qui montrent qu’il existe des discours plus nuancés ; c’est à notre génération de proposer des choses nouvelles.
Tu dirais que ton projet est politique ?
Je dirais qu’on est « en situation » ! (rires) On est dans une époque où, qu’on le veuille ou non, l’instrumentalisation des corps féminins, mais aussi des voix, est politique. J’aimerais que ce projet soit avant tout une réflexion sur l’humain ; mais penser l’humain, c’est forcément politique, social et économique. Le féminisme intersectionnel montre qu’autour du féminin, il y a toutes ces couches de domination qui s’exercent [ndlr : par rapport au genre mais aussi à l’origine, à la religion, etc.], et on ne peut penser l’une sans les autres. Renouer avec la voix des concernés, c’est déjà tellement ce qui manque dans la sphère politique que c’est forcément politique, du coup. Après, je ne m’identifie pas à une forme de militantisme, parce que ça voudrait dire insérer leur voix dans un discours. Tout ce qui finit en « -isme », d’ordre idéologique, se finit par un point d’exclamation ; nous, on veut mettre un point d’interrogation à la fin.
Et toi, quels mots aurais-tu choisis pour décrire « être femme » ?
Bonne question ! J’aurais choisi « cheminement ». Ce sont elles qui ont ajouté ce mot à la liste, et il me plaît, parce que c’est cette idée d’évolution, de zone grise, de tâtonnement, de processus, de choses qui sont complexes et jamais définies. Aussi parce que ce projet m’a tellement fait avancer moi-même que ça m’a montré à quel point la vie est un cheminement.
Womanhood sera diffusé lors du Festival international d’art féministe Chouftouhonna à Tunis, du 7 au 10 septembre. Il est déjà disponible ici !
Je viens de sortir de la projection d’aujourd’hui (22.09.17) et je trouve que le travail est super ! J’avais déjà vu plusieurs vidéos sur le site Web de Womanhood et cette interview complète un peu la projection que je viens de voir.
C’est super intéressant et je recommande vivement le visionnage des différentes vidéos qu’on retrouve sur le site.
Encore bravo à Florie et merci à Sarah pour cette interview.
Amicalement.