En visitant l’exposition Le Bord des Mondes au Palais de Tokyo, une chose m’a frappée – la création artistique est semblable à un voyage d’exploration. L’artiste est, à l’image des grands explorateurs des 15ème et 16ème siècle, un découvreur de nouveaux territoires. Et dans cette exposition au Palais de Tokyo, le parallèle saute aux yeux. « Le Bord des Mondes » … Christophe Colomb n’a pas eu peur des « bords » de notre monde, que l’on imaginait encore plat. Il est parti repousser les limites de ce qui était connu et il a découvert de nouveaux territoires. Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire de l’exposition, cherche elle aussi de nouveaux territoires dans le champ artistique.
L’exposition est née d’une intuition – l’art s’étend bien au delà des territoires traditionnellement consacrés à l’art. Dans les interstices, les zones frontières entre le champ de l’art et le reste de nos connaissances, les créateurs et inventeurs en tout genre font advenir des formes, des objets, des créations que l’on associe pas nécessairement à l’art en premier lieu … Et pourtant, en parcourant l’exposition, on prend conscience à quel point les contours du champ artistique sont flous, fluctuants … et permettent à l’artiste d’explorer sans cesse de nouveaux possibles, de nouveaux territoires.
En 1913, Marcel Duchamp se demandait : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? ». Avec ses ready-made, il suggère que la création artistique ne réside pas seulement dans la production d’un objet, mais dans l’évocation d’une idée, la provocation d’une émotion chez le spectateur … On retrouve son influence dans l’art conceptuel, qui apparait dans les années 1960. L’idée générale est que l’art ne réside pas dans la forme de l’œuvre mais dans l’idée ou le questionnement qu’elle évoque, ou provoque. Les créateurs présentés dans l’exposition du Palais de Tokyo ont fait naitre, par leurs recherches, des concepts et des formes qui s’apparentent à cela. Le concept à la source de l’œuvre est trop loufoque, trop démesuré pour entrer dans le champ de la recherche (ou tout autre champ). Et en même temps, on ne peut la réduire à sa seule dimension esthétique.
L’exposition s’ouvre avec l’installation de Bridget Polk, artiste américaine née en 1960. Un champ de pierres, parpaings, gravats où elle a érigé des sculptures à l’équilibre précaire, des empilements de pierres qui ne tiennent qu’à un fil, littéralement. Tout à coup, l’artiste se lève, se saisi d’une pierre et lentement, à tâtons, l’installe en équilibre au sommet d’un de ses totems de pierre. Bridget Polk s’amuse à « organiser le chaos » et joue avec la gravité. Éphémères, ses sculptures tiennent quelques minutes ou plusieurs jours, et obligent ainsi l’artiste à renouveler sans cesse les formes de ses constructions fragiles.
A la frontière avec le monde scientifique, on trouve les équations de Laurent Derobert qui explorent des notions subjectives comme le manque ou l’attraction. Ou encore, les « pièges à brume » du physicien Carlos Espinosa qui capturent les nuages pour irriguer des régions arides et les inventions loufoques et parfaitement inutiles du japonais Kenji Kawakami.
La mode s’invite aussi dans l’art avec les créations expérimentales et digitales d’Iris van Herpen ou les Sapeurs de Kinshasa – prêtres d’une religion dont la finalité est d’élever le vêtement au rang de langage et d’œuvre à part entière.
Le voyage n’est pas seulement celui des artistes. Nous voyageons nous-même au fil de cette incroyable exposition dans les méandres de la créativité humaine. Finalement, l’art est partout où nous souhaitons qu’il soit. À nous de tenter le voyage.
Anne-Sophie Furic