À l’occasion de la sortie de son premier EP Deflection of Realness sur le label berlinois Unguarded, on a rencontré le jeune producteur marseillais Virgile. Entre field recording et expérimentations électroniques, son univers cherche à s’émanciper des tendances pour toucher à plus grand que soi.
Performances de poésie sonore, lives d’ambient expérimentale en pleine nuit, banquets et scénographies féériques en après-midi, au bord de l’eau ou sur les hauteurs des calanques… La scène alternative marseillaise ne cesse de se renouveler, au rythme de collectifs sans nom qui repensent nos façons de se réunir, de boire, de manger, et d’écouter de la musique. C’est au détour d’une de ces joyeusetés printanières, entre les murs d’une chapelle abandonnée dans le nord de la ville, que j’ai été pour la première fois happée par les nappes magistrales de Virgile. Dissimulé sous sa casquette à strass et ses cheveux longs, le musicien virevoltait entre son ordinateur, sa guitare et son synthé, chef d’orchestre de paysages sonores fantastiques qu’il faisait naître devant nos yeux.
Sorti le 4 novembre sur le label berlinois Unguarded, son premier EP Deflection of Realness raconte la création d’un monde. D’une genèse argileuse (« Emerge From Mud »), on entend résonner les échos de chants lointains, rapidement noyés dans une floraison d’arpèges sous delay lancinant. On pourrait croire au début d’une berceuse (« Dawn Ritual »), avant que le frissonnement des cordes (« Swamp ») se fracasse contre les textures glitchées chaotiques, les rythmiques imprécises et les voix saturées jusqu’à frôler la noise dissonante (« We Shall Fall »). Six titres électroniques imprévisibles, dans lesquels on ne sait plus bien si c’est du larsen que naît l’harmonie, du calme que surgit la tempête, peut-être l’inverse, ou tout ça à la fois.
Une collision des contraires qui s’explique par un processus créatif expansif proche de l’improvisation. À l’image de sa musique, le flot de paroles de Virgile est généreux lorsqu’on le rencontre sous le soleil d’un matin sur la Plaine. « Je commence souvent par les détails, des choses un peu aléatoires. Je dirais même qu’à la base, c’est presque du bruit, du sound design. Je pars du matériau sonore, ensuite j’essaye de le rendre musical, de trouver ce qui va bien sonner à l’intérieur de ça. Parfois ce sera juste une note par-ci par-là, des petites harmonies. Du coup j’arrive assez rapidement à une forme hyper destructurée et chaotique, dans laquelle il faut que je mette de l’ordre. Je ne me fais vraiment pas de cadeau, c’est toujours une galère après ! »
« Une fuite de la réalité »
Cette ligne ténue entre l’expérimentation et la contrainte, entre la liberté et la discipline, Virgile l’a travaillée tout au long d’un parcours marqué par un enseignement classique dont il a appris à se détacher. Il commence la guitare à l’âge de 6 ans, poursuit des cours particuliers à Tokyo avant de revenir en France et d’intégrer le conservatoire régional de Nancy à l’adolescence, avec une grande virtuosité technique mais sans aucun bagage en solfège. On lui propose des classes aménagées à cheval entre deux cycles, un emploi du temps intenable qui lui laisse quelques traumas et l’amène à une première rupture radicale. « Petit, j’étais comme un singe savant, je jouais de la guitare avec un très bon niveau technique mais pas forcément beaucoup de musicalité. La formation classique a tendance à résumer la musique à une partition, une suite de notes, sans prendre forcément en compte les caractéristiques de l’instrument, son timbre et ses particularités. Ce rejet du conservatoire m’a permis de découvrir la musique vraiment différemment. »
Au lycée, l’ambient et en particulier l’album Bad Vibes de Shlohmo marquent le jeune musicien déjà désabusé, « notamment dans l’utilisation qui y est faite de la guitare, sur quelques accords très simples en boucle. On peut faire varier une note selon des facteurs différents, la spatialisation, plein de subtilités… » Il en tire des envies nouvelles, et des expérimentations, dont celle de « jouer avec des instruments désaccordés. C’est un bon exercice pour prêter attention au son en lui-même ». Une passion du détail et du réel que Virgile développe à travers le field recording, inspiré par les environnements naturels hors des villes, qu’il vient teinter d’artefacts numériques, en bon enfant d’une génération qui a trouvé refuge dans les jeux vidéo et les réseaux virtuels, « une fuite de la réalité, seul·e chez soi derrière son ordinateur ou son téléphone ».
Après quelques projets précédents qu’il juge non aboutis et efface finalement des internets, cette première sortie en tant que Virgile consacre la naissance d’une identité artistique plus affirmée. Mais s’il utilise désormais son propre prénom, « il ne s’agit pas de moi. On met forcément de soi dans ce qu’on raconte, mais exposer son intimité dans la forme la plus brute aux autres, ce n’est pas toujours agréable. Il faut transposer son histoire dans une narration, dans une histoire ». Une quête d’universalité qui entend aller au-delà des tendances, de l’esthétique, des goûts et des couleurs de l’époque, pour toucher à plus grand que soi. La recherche d’une musique hors du temps, et clairement hors des 4-temps.
Photo à la Une : © Maxime Morice