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Violences policières et déni politique : comment Castaner a refusé la réconciliation

Violences policières et déni politique : comment Castaner a refusé la réconciliation

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Le 23 mai, la chanteuse Camélia Jordana a mis sur la table d’un plateau télé le problème du racisme et des violences policières : « Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fais partie. (…) Il y a des hommes, des femmes qui se font massacrer quotidiennement en France, tous les jours, pour nulle autre raison que leur couleur de peau. » Une déclaration mal vécue par le gouvernement, qui n’a cessé de s’enfoncer, de déclarations mal placées en projets de lois autoritaires, dans le déni et le mépris de la réalité de ces violences. Analyse de la rhétorique d’un malaise français.

C’est un moment qui fera date dans l’histoire de la télévision. C’est l’histoire d’une occasion manquée de grande discussion nationale, et d’un aveu de complicité. Les phrases prononcées par Camélia Jordana samedi 23 mai, sur le plateau d’On n’est pas couché (ONPC) disent simplement la réalité de milliers de Français, qui ont très vite salué cette déclaration sur les réseaux sociaux. À travers son ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, le gouvernement a donné une réponse lapidaire, et a exposé tout net son refus d’entendre toute parole s’écartant du récit officiel. À ce stade, la mauvaise foi politique révèle l’ampleur d’une dérive policière approuvée au plus haut sommet de l’État.

Considérant la rapidité – qui n’est pas sans rappeler une certaine compulsivité sur les réseaux outre-Atlantique – avec laquelle ce tweet a fusé, on aurait pu espérer, de la part du ministre de l’Intérieur, une certaine ouverture. Ou au moins une forme d’intérêt pour l’émotion suscitée par la déclaration de Camélia Jordana pour toute une partie de la population française. Mais le vendredi 29 mai, sur RTL, Christophe Castaner faisait le choix de s’enfoncer un peu plus dans le déni : « La police est certainement un des métiers dans notre pays le plus surveillé, le plus contrôlé, et le plus sanctionné quand il y a des fautes, mais elles sont marginales. » Le discours de l’Intérieur semble ainsi nier les innombrables témoignages, déclarations, vidéos, apportant quotidiennement les preuves des violences policières dans les banlieues, notamment au cours du confinement. Ces violences policières, nombre de citoyens en ont été victimes, quelles que soient leurs origines sociales ou culturelles, et particulièrement pendant la crise des gilets jaunes. 

Ce refus de dialogue est de plus en plus insupportable, quand le monde entier crie « Justice » et « Black Lives Matter » ; de plus en plus absurde, quand la manifestation « Révolte contre le déni de justice » en hommage à Adama Traoré a rassemblé pacifiquement 20 000 personnes le 2 juin devant le Tribunal de Paris, porte de Clichy.

Flagrant déni 

De toutes parts des récits confirment l’essor d’exactions commises sur la seule base du délit de faciès, enracinant dans les mentalités cette crainte que Camélia Jordana pointait justement. « Cela devient un réflexe pour certains de craindre les policiers en les voyant : moi-même je me sens toujours obligé d’une certaine façon quand je les vois, je me dis : fais attention, n’aie pas l’air trop suspect, peut-être qu’ils vont t’arrêter », expliquait voilà un mois le journaliste Anas Daif, dans le podcast À l’intersection où il interrogeait des jeunes ayant grandi en banlieue sur leur rapport aux forces de l’ordre.

Le ministre de l’Intérieur ne peut ignorer l’existence des délits de faciès. L’argument du fantasme et du procès d’intention a officiellement cessé d’être valable, lorsqu’en 2016 la Cour de cassation, plus haute juridiction française, a condamné l’État français à trois reprises, après le recours de 13 personnes d’origines africaine et nord-africaine, qui avaient subi un contrôle dans une zone commerciale de La Défense. Dans le jugement qu’elle avait rendu, la Cour de cassation avait alors estimé qu’« un contrôle d’identité fondé sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable est discriminatoire : il s’agit d’une faute lourde ».

Aussi semblerait-il que le ministre de l’Intérieur ne supporte pas la faiblesse croissante des prétextes pour justifier, voire excuser les violences policières. Auparavant, la mêlée des manifestations, notamment pendant le mouvement des gilets jaunes, offrait un terrain propice aux abus : dans le désordre des charges, des gaz lacrymogènes, des cris, des mouvements de foule, il est facile de cacher et maquiller n’importe quelle exaction. 

A contrario, les récits venus des quartiers populaires, qui affluent chaque jour sur le net, rendent beaucoup plus difficile l’entreprise de mystification des policiers : les vidéos montrent des gens seuls, en pleine rue, désarmés, violemment interpellés par des policiers ayant immanquablement l’avantage du nombre. La véhémence de la réaction du ministre de l’Intérieur, qui joue la carte de l’indignation, ressemble donc à une tentative de jeter un voile sur l’absence terrible d’argument pour répondre. En essayant d’accuser Camélia Jordana, Christophe Castaner s’est efforcé ainsi de jouer sur le fait que « dans l’imaginaire collectif français, on associe les gens qui s’élèvent contre les violences policières à des partisans du chaos », comme le résume Anas Daif.

L’attaque comme défense

La vivacité de la réaction est pourtant d’autant plus déroutante que Camélia Jordana n’avait pas injurié la police. Elle ne l’a pas même accusée. Elle n’a pas même écrit de tribune dans un journal ou sur internet pour dénoncer les exactions policières. Elle a simplement parlé à une émission télé – pas même une émission à l’occasion d’un « grand débat » électoral : il ne s’agit que d’ONPC. Et pourtant, Yves Lefebvre, secrétaire du syndicat Unité SGP Police, de s’indigner dans le sillon de Christophe Castaner : « Je vais porter plainte (…) J’attends une réaction massive de l’opinion politique (…) Comment peut-on dire, et comment peut-on laisser dire sur une chaîne du service public de tels propos ? » Le fait est qu’il faudrait plutôt se féliciter qu’on puisse (encore) tenir de tels propos sur une chaîne du service public. Car les propos de Camélia Jordana ne sont pas une déclaration de guerre – contrairement à ceux de Castaner, lorsqu’il appelle à une « condamnation sans réserve » – mais comme la chanteuse l’affirme en réponse, une tentative « d’alimenter un dialogue avec nos dirigeants (vous) pour faire avancer les choses ».

Les réactions des principaux syndicaux de police et du ministre de l’Intérieur témoignent de la susceptibilité du régime macronien, régime amoureux de son image, et par conséquent incapable de supporter la critique. La déclaration d’Yves Lefebvre a même ceci d’inquiétant qu’elle appelle non pas au soutien de l’opinion « publique », mais uniquement à celui de l’opinion « politique ». Police et corps dirigeant feraient-ils donc officiellement bloc contre des citoyens qu’ils prétendent représenter et protéger ? Jamais la police ne semble avoir été aussi loin que ce que la Déclaration des droits de l’homme lui intime d’être, lorsque l’article 12 dispose que : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

On pourrait presque pardonner cette intolérance puérile vis-à-vis de la critique si elle n’était qu’une façon de ne pas perdre la face, et était, dans l’ombre, suivie d’améliorations. Malheureusement, en plus d’afficher le mépris pour le vécu douloureux des victimes d’exactions, elle n’est qu’un signe supplémentaire du refus du gouvernement de prendre ses responsabilités à l’égard d’actes de persécution et d’intimidation qui ne forment plus seulement une menace, mais bien les prémices d’un État policier, si ce n’est autoritaire. « C’est un fait de dire qu’aujourd’hui, l’État mise prioritairement sur sa police pour diriger le pays », analysait ainsi David Dufresne, journaliste et auteur du roman Dernière sommation (Grasset) dans un entretien avec Les Inrocks.

Faire de la discorde un délit, ou l’essor de l’État policier  

À bien y regarder, les mots de Castaner trahissent une certaine tendance de l’État français à vouloir faire de cette violence dont il a le monopole une institution intouchable ; aussi, lorsqu’il voit dans des propos aussi modérés que ceux de Camélia Jordana un message « alimentant la haine », on ne peut s’empêcher de penser à la loi Avia, votée le 13 mai, visant à censurer les contenus haineux sur les réseaux sociaux. On se fait alors une légère idée des déclarations qui seront censurées, sous prétexte d’être des « contenus haineux ». Sans même passer par un juge, ce sera la police elle-même qui avertira les « modérateurs » des plateformes de l’illégalité de tel ou tel post, leur intimant ainsi de les supprimer dans un délai de 24 heures. L’institution policière laissera-t-elle passer des contenus remettant en cause sa façon de « maintenir l’ordre » ?

On perçoit la logique de vase clos que le gouvernement est en train de mettre en place, on prend la mesure du mur d’impunité qu’il est en train de bâtir pour émanciper la violence dont il a l’usage, de tout contrôle juridique et citoyen. Par cette loi, l’État assume sa volonté de faire de toute discorde un délit. 

Malheureusement, cette tendance ne se borne pas au parti présidentiel. Cette volonté de criminaliser la critique de la force n’a pas dit son dernier mot (le pire, devrions-nous plutôt dire) : le 26 mai, sous prétexte d’empêcher le « police bashing »,  le député LR Eric Ciotti déposait ainsi à l’Assemblée une proposition de loi visant à censurer la diffusion sur les réseaux d’images et de vidéos… où les forces de l’ordre apparaissent. Le contenu du texte défie toute réalité, notamment lorsqu’on approche de ce paragraphe proposant d’interdire « la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d’agents des douanes », précisant que les forces de l’ordre doivent être « non identifiables dans l’espace médiatique, y compris sur les réseaux sociaux ». Quiconque se rendrait coupable d’un tel délit s’exposerait à une amende de 15 000 euros… et à un an d’emprisonnement. 

Du déni de Castaner à la proposition de loi d’Eric Ciotti, en passant par le vote de la loi Avia, un certaine classe politique dévoile ainsi chaque jour, un peu plus, et un peu plus vite, son véritable projet pour la France : celui d’un pays administré par un gouvernement comptant moins sur son action politique pour asseoir son autorité, que sur la censure et la dissuasion. 

Violence et politique : les enchaînés 

Cette politique se quantifie, les chiffres sont là : nous vivons dans un pays mettant en garde à vue un citoyen sur six par an. Pour rappel, en 2010 dans son ouvrage Gardés à vue (Les Arènes), le journaliste Matthieu Aron parlait ainsi de près de 900 000 gardes à vue par an (soit plus de 2400 par jour, plus d’une par minute). Si le livre avait fait débat à l’époque, n’est-il pourtant pas étrange de ne pouvoir toujours trouver aucun compte-rendu officiel du nombre et de la nature des gardes à vue annuelles ? 

Voir Aussi

Si Christophe Castaner acceptait le débat, il serait donc bon de lui faire entendre auparavant les récits recueillis par des journalistes indépendants comme Taha Bouhafs, Sihame Assbague ou Anas Daif. Ces témoignages montrent, entre autres, que les violences policières en banlieue s’étendent de plus en plus à des mineurs – comme, pour ne citer qu’un exemple, lorsque le 25 mai à Bondy, Gabriel, 14 ans est passé à tabac par la police.

On pourrait aussi lui faire lire ce rapport sur les violences policières paru en 2016, dans lequel l’ONG ACAT notait qu’en dix ans, sur 39 blessés graves par des tirs de flashball, 12 étaient des mineurs… On pourrait aussi aller visiter le site Rebellyon, qui recense 12 décès (étouffement, accident de voiture…) suite des interpellations dans la seule période du confinement. Dans l’entretien aux Inrocks, David Dufresne précisait que ce chiffre atteint « normalement » 25 pour une année entière.

On pourrait encore lui (re)montrer la vidéo sur laquelle un homme supposé dangereux est mis à terre et fouetté par un policier avec la muselière de son chien. On pourrait le mettre face au récit emblématique de l’interpellation de deux jeunes hommes à Villepinte, paru le 7 mai sur Street Press, qui s’est conclu par un arrêt de travail pour un jeune homme de 22 ans – ainsi qu’un « traumatisme crânien sans perte de connaissance » et des « pétéchies au niveau du cou à gauche suite à une tentative de strangulation », selon le « certificat (…) de constatation de coups et blessures » délivré par l’hôpital.

À l’heure où se masse Porte de Clichy la foule qui soutient La Vérité pour Adama, alors même que le préfet de police a tenté d’interdire le rassemblement, sous prétexte de cet état d’urgence sanitaire qu’on aimerait prolonger jusqu’à octobre, il serait bon de rappeler tout cela, et aussi, le nom des autres, si nombreux qu’ils ne tiendraient pas dans un seul article. On pourrait faire tout cela. Car les violences listées dans les livres de Matthieu Aron et David Dufresne, les violences filmées et racontées quotidiennement sur les réseaux, nous montrent que le problème des exactions policières n’est pas un problème qui se limite aux banlieues : c’est un problème national. Malheureusement, nous devons admettre que cela ne servirait à rien.

Ce que Christophe Castaner a raté, en refusant d’écouter le message que porte Camélia Jordana, ce n’est pas seulement l’occasion de réconcilier un peuple avec une classe politique dont il se défie chaque jour un peu plus, c’est aussi la possibilité de ne pas suivre un chemin qui mène immanquablement à la violence. Et même lorsque dans un discours à l’Assemblée, le 4 juin, le ministre ose enfin évoquer ces « fautes », il ne fait que dévoiler encore un peu plus son mépris des victimes : « L’exigence que nous avons vis-à-vis des policiers qui fauteraient, c’est garantir justement la sérénité du travail de l’ensemble de la police et de la gendarmerie. (…) Nous devons être attentifs en nous engageant auprès de la police et de la gendarmerie. » Ainsi les condamnations entendent-elles bénéficier à la police, mais nullement protéger les citoyens…

De fait, le déni de Christophe Castaner, qui s’affiche au grand jour, fait non plus état de la mauvaise foi du ministère de l’Intérieur et des forces de police de plus en plus violentes et arbitraires, mais simplement de leur complicité – et pire, de leur (inter)dépendance.


Image à la une : Camélia Jordana sur le plateau d’On n’est pas couché samedi 23 mai 2020, still

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