Le 11 octobre dernier sortait dans les salles françaises Detroit, dernier film de Katrhyn Bigelow, l’occasion de se pencher à nouveau sur la carrière de celle qu’on taxe régulièrement « de seule réalisatrice de films d’action en activité » mais également sur la polémique qui entoure Detroit, révélatrice des enjeux et tensions de son art.
G comme genre
Par genre, on entend d’abord celui du film. Parce que oui, quand on dit Bigelow, on pense films d’action. Kathryn « Action » Bigelow, pour les intimes. D’elle, le grand public (de ma génération) connaît avant tout The Hurt Locker (a.k.a. Le Démineur) et Zero Dark Thirty, deux films qui prennent la grande Histoire, et plus particulièrement le conflit armé Afghan et la traque de Ben Laden, comme points de départ à des destins particuliers. Deux films qui traitent de l’actualité, mais aussi de la guerre, un « truc de bonhommes », comme l’action quoi. Bigelow a des couilles. Bigelow a pas peur de montrer des soldats partir en fumée, désamorcer des bombes et boire du whisky sec au goulot.
On peut également citer Point Break, référence du genre dont on fait déjà des remakes, où là, les hommes surfent, ont la peau hâlé, braquent des banques et se lancent dans des courses poursuites phénoménales à pieds, en voiture et même dans les airs avec brio. Kathryn Bigelow maîtrise les codes du genre, ceux qui visent à mettre en place la tension, à tenir le spectateur en haleine : il se retrouve à épier l’action – par la fenêtre d’un bungalow de surfeurs, par-dessus l’épaule du démineur, à travers des lunettes à vision nocturne – aux première loges. L’apogée s’en trouvant dans Strange Days, film de SF, où le point de vue subjectif met le spectateur à la place des utilisateurs d’un étrange système – précurseur de la VR – leur permettant de vivre des moments, souvent violents, de la vie des autres.
La réalisatrice fait donc ses armes dans le genre, que ce soit le film d’action, de guerre, fantastique, voire même le film de bikers, comme dans son premier long-métrage The Loveless. Et ce genre, elle le déconstruit, lui insuffle une vision qui est bien celle d’une artiste formée tout d’abord aux arts visuels et notamment à la peinture. Elle sème dans The Hurtlocker d’insoutenables ralentis, images d’un temps qui se suspend, d’une réalité parallèle séparée du temps naturel, et des plans de paysages désertiques picturaux et arides. Dans Point Break, elle filme l’océan comme jamais, les vagues sont un chatoiement gris-perle et la scène de surf nocturne parvient à faire de la nuit américaine un objet esthétique.
Le genre qu’elle ne déconstruit pas, c’est l’identité. Kathryn Bigelow, si elle reconnaît que le milieu du cinéma est moins sympa avec les femmes, n’est pas une fervente défenseuse du féminisme. Outre Maya, personnage principal de Zero Dark Thirty, ses personnages féminins sont assez rares, voire anecdotiques. Ils ont le mérite de tenter d’échapper aux clichés et si on déplore qu’elles ne soient pas plus nombreuses et présentes, c’est bien parce que pour beaucoup, elles détiennent la promesse d’une psychologie fine et travaillée. Tyler (Lori Petty) dans Point Break, ou Mace (Angela Basset) dans Strange Days restent avant tout des love interests. Mais, chez l’une comme chez l’autre, on sent un potentiel badass qui nous laisse sur notre faim.
À cette absence féminine répond selon moi un pendant esthétique intéressant : la façon dont sont traités les corps masculins chez Bigelow. À bien des reprises, on frôle l’homoérotisme et une leçon nous est donnée sur la female gaze. Les corps d’Utah et Bohdi, le brun et le blond, nous sont montrés à de multiples reprises à moitié nus, mais aussi ceux de James et Sanborn dans The Hurtlocker, notamment lorsqu’ils se tatannent la gueule gratuitement, dans une scène qui est censée puer la virilité à un kilomètre. Kathryn Bigelow met en scène la virilité sans pourtant chercher à la nuancer. Chez Vance (Willem Dafoe), personnage principal de The Loveless, biker à la dérive, taciturne et philosophe à ses heures perdues, comme Bodhi, le surfeur hippie, plein de principes humanistes qui n’hésite pas tuer, on sent une tentative – bancale – d’échapper aux clichés pour finalement presque y retourner, en passant parfois par l’incohérence. Et puis autant de guns, ça ne peut que mettre en scène la puissance phallique…
V comme violence
Il semble avant tout que Kathryn Bigelow nous parle d’autre chose. Le fil rouge de sa carrière est sûrement la violence. Le film d’action la sous-entend, mais la réalisatrice ne se cantonne pas à ce genre pour la mettre en scène. Avec The Loveless, son premier film, ayant pour sujet un groupe de bikers tout de cuir vêtus, coincés dans une bourgade paumée des Etats-Unis, et Detroit plus tard, elle peint une violence sociale et s’attaque à la réalité des marginaux et des opprimés.
Comme on l’aura compris, de la grande Histoire, ce qui intéresse Kathryn, ce sont les destins individuels, contrariés, transformés, estropiés même par la société.
Et, comme on dit « it’s a men’s world ». Dès ses premiers pas, la réalisatrice se penche sur la question dans son court-métrage The Set Up – introuvable en ligne. Dans celui-ci, elle filme deux skinheads se cassant la gueule dans des ruelles sombres tandis que deux sémioticiens taillent une bavette en voix off. Pour la petite anecdote, Kathryn Bigelow, alors novice en effets spéciaux, met ses deux acteurs littéralement K.O. De son premier film, elle dit : « I’m not sure what the origin story would be. I’ve always seen violence as political. I see it as a power strategy. »
La cinéaste met donc en scène la violence, parce qu’elle est omniprésente, parce qu’elle incarne un moyen d’oppression, et on pourrait presque dire, un moyen tout court – et comme on pourra le voir, ce genre de raccourci hasardeux peut poser quelques problèmes. La violence qu’elle montre se révèle d’abord à travers le maître-étalon du corps. On y revient : le corps, que ce soit celui des hommes ou des femmes, semble omniprésent chez Bigelow, dans la mesure où il est bien souvent malmené. On note également dans ses films dits de genre une absence quasi-totale de scène de sexe :
le corps est là, en tant que machine organique, en tant que matière vouée à être déchirée, transpercée.
Un pied troué par une balle dans Point Break, une visière tachée de sang dans The Hurt Locker, les exemples sont nombreux de la violence d’abord physique peinte dans les films de la réalisatrice. Ces corps qu’elle malmène sont bien souvent magnifiés par les costumes qui les parent, révélant encore un peu plus à quel point celui-ci est politique. Bodhi porte aussi bien rien du tout que le costume-cravate, preuve de son ambivalence, et se rhabille au fur et à mesure que le film avance.
Will James semble tout démuni sans sa combinaison ou son uniforme, comme déguisé lorsqu’il revient au bercail. C’est dans Detroit que la puissance de l’uniforme en tant que métaphore de l’aliénation atteint son comble : ils foisonnent, et on ne parle pas seulement de ceux, traditionnels, des forces de l’ordre, mais même de celui, implicite, des inspecteurs de police (le fameux costume-cravate).
Tous les hommes blancs sont réduits à une foule d’uniformes. Est-ce à dire qu’ils partagent tous le même système de pensée ? On n’en est pas loin. On pourrait en voir une proto-exploration dans The Loveless, avec ces bikers tout en cuir – uniforme sur lequel Kathryn Bigelow s’attarde goulument dans une série de gros plans qui ne sont pas sans rappeler le travail de Weinberger. Vance (Willem Dafoe), outsider parmi les outsiders est alors le seul à porter un tee-shirt blanc, qu’il arbore fièrement, comme l’étendard de son indépendance de pensée.
La violence physique donc, si elle peut paraître accessoire dans certaines de ses œuvres – notamment celles considérées comme « grand public » – apparaît comme le pendant d’une violence davantage immatérielle dans d’autres. Ainsi que dans Strange Days, où c’est une addiction à la violence qui est matérialisée par une machine permettant de visionner des extraits de snuff. Bigelow chercherait-elle à nous dire que la violence nous aliène ? C’est probable ; quoiqu’il en soit, la violence qu’elle met en scène est loin de laisser indifférent, comme un certain nombre de polémiques semble le prouver.
D comme Detroit
Parce qu’il faut bien y revenir. Parce que la polémique qui entoure Detroit fait suite à celle qui a entouré Zero Dark Thirty, qui a vu la réalisatrice être accusée d’être pro-torture. Dans le cas Detroit, nombre ont décrié le fait qu’une femme blanche et bourgeoise puisse réaliser un film sur cette période de l’histoire des Etats-Unis – à savoir les émeutes de 1967 à Detroit, qui opposèrent des populations noires et pauvres aux forces de l’ordre. Cette polémique n’est pas sans lien avec les sujets abordés précédemment. En effet, Bigelow s’est, tout au long de sa carrière, évertuée à réaliser avec brio des films d’action qui ne soient pas seulement – pas pour tous – des blockbusters abrutissants, embryons de franchises en tout genre. Cela implique des choix artistiques, des outils de mise en scène.
À propos dans Zero Dark Thirty, la polémique qui a surgi concernant le film est pourtant symbolique de la limite sur laquelle danse Bigelow. Jusqu’où peut-on montrer la violence ? Jusqu’où est-il acceptable de dévoiler l’horreur bien trop réelle qu’elle représente ? Si elle se prête volontiers aux genres qu’elle a pu choisir précédemment dans sa carrière, elle devient profondément gênante lorsqu’elle apparaît dans Detroit. Le film n’est pas un film de guerre, ni un film policier à proprement parler, il s’agit d’une reconstitution historique, issue – à l’instar de Zero Dark Thirty – d’un long travail d’investigation mené en collaboration avec Mark Boal, son co-scénariste. Ce travail de recherches révèle le goût – avoué – de Bigelow pour le journalisme et donc explique l’approche quasi journalistique que l’on peut observer dans ses derniers films. Or, dans Detroit, on a un peu l’impression de tomber dans le journalisme à sensations, sordide.
Le film se penche sur un événement isolé des émeutes ; la mort de trois hommes noirs à l’Algiers Motel. Tout ça est donc based on a true story, et c’est bien là où le bât blesse : pendant près d’une heure, Kathryn recrée ce qui a pu se passer à l’intérieur de ce motel et plonge le spectateur dans un bain de violence proche de l’horreur. Cette violence, on le sait, et ce n’est en aucun cas ce qui est remis en question, a bien existé, elle est bien trop réelle, mais celle mise en scène par Bigelow – bien qu’elle joue également sur une culpabilité bien fondée – résulte de partis pris artistiques qui, s’ils avaient été utilisés dans un film d’action ou d’horreur, auraient été à propos. Dans cette seconde partie de Detroit, les gros plans, les mouvements de caméra qui suivent exactement ceux des personnages dénotent.
L’omniprésence des corps frappés et blessés, du sang et le traitement sonore des coups de feux et autres coups tout court, participent d’un processus immersif parfois à la limite du supportable.
Ils s’insèrent entre une partie présentant le contexte des émeutes et mettant merveilleusement en scène les foules – non uniformisées – et les paysages délabrés de Détroit dans des plans larges léchés, et une troisième partie, qui tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, revient à Larry – le destin individuel, chanteur de son métier, survivant du motel – après un bref détour par un procès bâclé. La première partie, prometteuse, laisse penser que le film aurait peut-être tout gagné à être un documentaire. Ces arguments ne sont en aucun cas là pour justifier le fait que Kathryn Bigelow se soit emparée du sujet des émeutes de 67, ils ne remettent en aucun cas en question la légitimité du questionnement « qui parle de quoi et pourquoi ? », ni du problème de la sous-représentation des minorités derrière et devant la caméra, bien au contraire. En révélant que, peut-être, Bigelow a été prise à son propre jeu, ils posent la question du « comment »…