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Un Autre Air : 3 jours de festival virtuel sous COVID-19

Un Autre Air : 3 jours de festival virtuel sous COVID-19

Un autre Air

OVNI ou crash test ? Le festival Un Autre Air, version 2.0 du Bon Air, s’est installé à la Friche Belle de Mai à Marseille et sur vos écrans le weekend du 13 juin. Reporté, annulé puis digitalisé, on revient sur ce format particulier qui promeut le clubbing virtuel et essaie d’imaginer un avenir de la fête en temps de distanciation sociale.

« Tout s’est fait un peu à la dernière minute. Ce qu’on monte en quatre mois d’habitude, on a eu deux semaines pour le mettre sur pied » explique Marine Leca, chargée de production du festival. Certains disent « pas de public, pas de problèmes » mais organiser un événement virtuel en temps de coronavirus représente une charge de travail conséquente, et autant de couacs que l’équipe n’a pas l’habitude de gérer. « Les artistes Dasha et Sasha demandent s’ils peuvent s’embrasser à l’écran, même si ça n’est pas très covid-friendly ? » s’interroge Jules Domage, habituellement délégué à la billetterie, devenu pour l’occasion référent sanitaire. Des masques aux couleurs du festival sont distribués et des bonbonnes de gel hydro-alcoolique déposées aux quatre coins du lieu. L’évènement se tient à huis-clos dans différentes salles de la Friche, auxquelles seuls les artistes, techniciens et l’équipe de production ont accès.

Le live de Mystique, monté en direct © Naïri pour Un Autre Air / festival Le Bon Air, Bi:Pole

Voilà 5 ans que le Bon Air met en avant la scène électronique indépendante et locale, mêlant newcomers à des mastodontes des musiques électroniques, comme Laurent Garnier ou Floating Points qui étaient attendus cette année. Pour survivre à la crise du covid, la programmation a été revue pour devenir 100% locale, mettant à l’honneur les artistes et collectifs marseillais. TTristana, Musique Chienne, les collectifs Maraboutage ou Tropicold, et bien sûr les infatigables du Méta, tous ont joué sans public entourés de caméras, pour un évènement streamé en direct.

Les 12, 13 et 14 juin, Un Autre Air était accessible gratuitement depuis une plateforme lancée pendant le confinement par l’opérateur de billetterie Shotgun. Maintenir le festival, un risque financier en cette période trouble ? « On n’est plus à ça près » répond un poil sarcastique Cyril Tomas-Cimmino, directeur de la structure organisatrice de l’évènement. Avec la crise, Bi:Pole, qui est également une agence de booking, a perdu pas moins de 300 dates et une part non négligeable de son chiffre d’affaires. Pour Cyril Tomas-Cimmino, Un Autre Air est une façon de soutenir la filière culturelle, en donnant un coup de pouce aux artistes et techniciens avec la mise en place d’un cachet unique, et surtout une occasion de rassembler la scène locale florissante. « Pour certains, notamment ceux programmés sur la Boiler Room du festival, le Bon Air représentait un véritable tremplin », regrette le directeur d’agence. En envisageant Un Autre Air, Bi:Pole offre un écrin vidéo aux artistes, leur donnant ainsi plus de chance d’être programmés sur d’autres dates par la suite.

Dasha et Sasha © Naïri pour Un Autre Air / festival Le Bon Air, Bi:Pole

Des caméras en guise de public

Lors des premières captations à la Friche, tout le monde a le trac et l’ambiance est presque solennelle. « J’ai rarement joué aussi sobre », lance Sasha du duo Dasha et Sasha. Il explique aussi avoir atteint des sommets d’appréhension avant ce DJ set millimétré. « Quand tu joues devant des gens, l’erreur est possible, et crée même une complicité énorme avec le public, qui se rend compte que tu manipules vraiment la musique que tu passes. Là, on devait faire un sans-faute. »

« La façon dont réagissent les gens, s’ils accrochent ou si un morceau dérange, tout ça influence mes lives et génère une atmosphère particulière », raconte à son tour la DJ et productrice Moesha 13. Avec deux Boiler Room à son actif, on pourrait la croire habituée aux caméras. Elle avoue pourtant s’être sentie totalement désorientée par l’absence de public : « J’avais l’impression d’avancer dans une pièce noire, les yeux bandés, et de chercher le mur à tâtons pour me rassurer et retrouver mes repères. » Elle voit dans cette date un côté quasi-militant, et soutient que les industries culturelles ont un rôle à jouer dans la crise, en supportant et médiatisant les artistes : « On est dans une période fragile, on a tous perdu quelque chose. Essayer de construire ensemble, c’est ça notre force ! »

En s’occupant de la captation de l’évènement, Sourdoreille (média et producteur de vidéos) relève un petit défi avec près de 24h de live à filmer. Pas de public, les conditions royales pour se concentrer sur l’artiste qui joue ? « Mon job, c’est aussi de mélanger le son du micro de l’artiste à l’ambiance du public, explique Alexis Dachet, ingénieur son pour la coopérative. Et j’avoue avoir hâte d’entendre à nouveau les gens applaudir. »

TTristana © Naïri pour Un Autre Air / festival Le Bon Air + Bi:Pole

Virtuel vs irl

Et justement, pour mobiliser le public, les équipes de Bi:Pole ont mis en place une flopée de partenariats pour diffuser le streaming. Certains lieux ont joué le jeu, comme la brasserie Zoumaï à Marseille ou le Super 5 à Lyon, d’autres se sont confrontés à des bugs techniques : problèmes de réseau dans la galerie Voiture 14, qui avait préparé un banquet médiéval pour l’occasion et finira par ne diffuser que le son du festival. À la Brasserie Communale, haut lieu des soirées marseillaises, le public est au rendez-vous mais la législation en temps de covid reste trop restrictive pour qu’on transforme le bar en club, au grand dam des danseurs.

Tout au long de l’évènement, on observera entre 100 et 200 personnes réunies sur la plateforme Shotgun, dont un journaliste de Vice, dépité de ne pas passer un festival comme les autres. Surprise, un événement virtuel n’offre pas les mêmes perspectives que 3000 personnes réunies dans un hangar avec de la techno. Pour autant, ce format naissant a le mérite d’être interrogé, au vu de l’ampleur que lui a donné le confinement.

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La Famille Maraboutage © Naïri pour Un Autre Air / festival Le Bon Air, Bi:Pole

Les fêtes virtuelles se sont multipliées pendant ces deux mois confinés. Une multitude d’initiatives personnelles ont vu le jour, et c’est peu à peu tout un pan la filière musicale qui s’est mobilisé pour l’avenir de la fête : Technopol chapeaute notamment United We Stream, ainsi que le passionnant cycle de conférences Danser Demain. On pense aussi au Maison Tsugi Festival ou à Je Reste à la Maison. « Avec le confinement, l’urgence de création a accéléré le mouvement et fait exploser l’offre de streaming live », détaille une enquête du webzine Be Yeah, où on apprend que le géant Facebook développe lui aussi sa plateforme de stream. L’article questionne notamment la viabilité économique de ces formats, jusqu’alors réservés à Cercle ou Boiler Room. Des versions virtuelles de clubs sont apparues sur Minecraft et Fortnite, qui a accueilli plus de 12 000 spectateurs pour un concert de Travis Scott – qualifié par un journaliste de Phonographe Corp de « décevant en termes d’expérience collective ».

Car pour beaucoup, ces projets ont tenté d’être au plus proche de ce que nous connaissons en se basant sur une expérience du réel : copies conformes de clubs dans des jeux vidéo, dancing-room et porte de toilettes à taguer virtuellement sur la plateforme de Shotgun. Après deux mois de confinement, il s’agissait de « retisser les fils de l’échange, d’inventer les formes d’une proximité sociale respectant la distance physique, de créer le lien collectif au temps des gestes barrières », écrivait l’anthropologue Emmanuelle Lallement dans le média AOC. Mais ne devrait-on pas, au contraire, se demander ce que peut nous offrir le numérique que la réalité ne nous permet pas ? En l’occurrence, pas le lâcher-prise, l’ivresse et la communion collective d’un festival. Et si le futur du clubbing virtuel se trouvait plutôt dans l’expérience digitale, l’immersion ?

Programmé sur Un Autre Air avec le collectif Tropicold, le DJ et producteur Akzidance s’interroge : « Aujourd’hui un artiste travaille son album, puis son live – ce sont déjà deux choses complètement différentes. Est-ce que bientôt le livestream sera le troisième volet ? Comme une nouvelle forme de création digitale, calibrée pour les réseaux ? » Plutôt que de penser le livestream comme un format par défaut, pourquoi ne pas saisir l’opportunité d’imaginer quelque chose de nouveau ? Introduire d’autres créateurs dans la boucle : développeurs, graphistes ou animateurs, et faire du 2.0 une vraie plus-value, pas juste une roue de secours. Car s’ils veulent exister, les festivals en livestream ne doivent pas être envisagés comme un ersatz du clubbing, mais comme un format en soi.

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