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Trashy influenceuses : Comment j’ai soigné ma détestation d’EnjoyPhoenix

Trashy influenceuses : Comment j’ai soigné ma détestation d’EnjoyPhoenix

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Depuis ma tendre adolescence et mes premières excursions sur internet ( à l’époque limitées au skyblog et forums Harry Potter), j’ai ce besoin compulsif de hate-follow et d’y suivre des personnes pour le simple plaisir de m’en moquer. L’arrivée des influenceuses et des youtubeuses a empiré mon cas : aujourd’hui à 25 ans, j’ai même un groupe messenger dédié à ce plaisir coupable où je retrouve d’autres compagnes de médisance. 

Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi ce besoin perpétuel de juger et de critiquer pire que soi ? Sans parler de jalousie, l’intégration parfaite des codes de la féminité par les influenceuses m’exaspère. Le look impeccable, la bouffe healthy, les mecs parfaits toujours obéissants et bien peignés : tous ces points qui ont toujours été difficiles pour moi, depuis l’adolescence jusqu’à aujourd’hui. Cela explique peut-être mon comportement de petite peste qui se moque des autres pour cacher son propre manque de confiance en elle. Soit.

Bobonnes 2.0

Au-delà de mes problèmes psychologiques persos, les influenceuses comme EnjoyPhoenix m’agacent pour des raisons plus politiques. Non seulement leur relation fumeuse avec les marques et les publicités en font de parfaites soldates du consumérisme ; mais en plus de ça le style de vie qu’elles affichent n’est rien de moins qu’un retour à la féminité des années 50 : leur vie est tournée vers l’intérieur et le soi : la beauté, le maquillage, la décoration, la cuisine, le couple… Avec les années, beaucoup se tournent maintenant vers le blogging parental, avec tout ce que cela peut comporter comme injonction, culpabilisation et essentialisation de la mère. Il faudrait accoucher naturellement, faire ses propres purées bios, appliquer les principes de Montessori, etc…

Jamais on ne les voit sortir, que ce soit pour un concert, une expo, un film ou ne serait-ce même que boire un  verre avec des amies (leur peu d’amies étant généralement elles-mêmes influenceuses…). À part évidemment si une marque les invite pour un voyage ou une soirée, leur vie est centrée sur la domesticité et le paraître. Et tout ça se passe devant des audiences jeunes voire très jeunes qui n’ont pas les armes ou le recul nécessaire pour faire la part des choses. Un gagne-pain devenu un mode de vie qui fait rêver les jeunes filles, au point que certaines font désormais croire que les marques les sponsorisent avant même d’obtenir une véritable audience pour construire le personnage d’influenceuse…

Le pire de tout depuis le début de l’ère des blogueuses ? Toute cette frange des féministes en stilettos qui ont complètement gobé les discours marketing et les défendent bec et ongle : sous prétexte d’empowerement et parce que ce sont des femmes, le recul et la critique ne sont plus permis, sous peine d’être taxés de misogynie. 

Au nom de la “bienveillance”, toute critique — même justifiée — est présentée comme du harcèlement et de la haine. Or le harcèlement en ligne est un fléau encore bien trop présent et dangereux pour qu’on dilue sa définition et qu’on s’en serve pour se défendre contre la remise en question. La pseudo-jalousie ou le fameux fossé entre médias traditionnels et internet sont aussi invoqués pour ne surtout pas prendre en compte des critiques souvent fondées…

Remèdes au conformisme

Mais parmi cette jungle ou plutôt cette foire aux vanités remplie de cupidité, d’hypocrisie et surtout de vide, j’ai trouvé mes oasis. Des personnalités qui ont su hisser l’échec, le mauvais goût et l’hystérie à un rang d’art. Des filles qui ont décidé de ne rien en avoir à faire du regard des autres et qui bouleversent Internet ; et peut être un jour le monde ?

Emilia Fart
Emilia Fart est une Youtubeuse (+ de 600 000 abonnés) américaine vivant à Montréal. Toujours équipée de son boa en plumes et son maquillage fluo, elle déambule dans la ville avec ses tenues improbables, filme ses dates, ses réunions de familles, ses pétages de plomb et nous parle de ses traumatismes d’enfance. Amoureuse de l’absurde, elle n’aime rien d’autre que manger des nuggets dans son bain, se teindre les cheveux au milieu de la forêt ou improviser une course poursuite avec les vigiles d’une bibliothèque.


Mais derrière cette façade délirante, Emilia tient surtout un discours d’acceptation de soi et de sa santé mentale et interroge la  pression sociale faite aux femmes quant à leur apparence.

À l’heure où beaucoup d’influenceuses vendent de l’authenticité marketée et jurent par tous les dieux être “elle-mêmes”, Emila Fart l’est vraiment, elle l’est même plus que n’importe qui. Même si elle peut et avoue elle-même être “insupportable”, elle offre avant tout une expérience sociale et artistique totale. 

Lisa Bouteldja 
Le documentaire Cagole Forever de Canal + avait montré la dimension féministe de cette figure populaire : Lisa Bouteldja en est la parfaite incarnation militante et intello. Autoproclamée “bledarde mais pas beurette”, Lisa se réapproprie deux archétypes : Celui de la cagole et celle de la “beurette”, un terme apparu dans les années 80 pour désigner les françaises d’origine maghrébine, et aujourd’hui utilisée pour dégrader les femmes identifiées comme “vulgaires”. Lisa explore cet imaginaire et se met en scène dans des tenues toujours plus kitsch.

Diplômée de la prestigieuse Central St-Martins, Lisa lutte à la fois contre le fétichisme que subissent les femmes maghrébines depuis les temps de l’orientalisme et contre le classisme que subissent les habitants de banlieue dont les hipsters s’approprient les codes mais qui ne voient toujours pas arriver la reconnaissance intellectuelle et sociale. Cagole mais lettrée : Lisa serait-elle la prochaine icône féministe ? Elle est en tout cas une antithèse des influenceuses sans discours.

Caroline Calloway
L’histoire de Caroline Calloway est un fail tellement géant qu’il atteint le stade d’œuvre d’art. Est-elle une arnaqueuse, une incompétente ou une artiste en pleine performance sur la vacuité d’Instagram ? Au vu du personnage, tous les doutes sont permis. 

Caroline reprend a priori tous les codes de l’instagrameuse classique mais pousse les curseurs du narcissisme et de l’avidité encore plus loin. Après deux contrats d’édition avortés car elle n’a tout simplement pas pris la peine d’écrire le livre commandé, elle devient la risée d’internet en lançant sa “tournée mondiale”. Le principe ? Faire payer 165 dollars une demi-journée à ses côtés. Le prix demandé au vu des prestations proposées (un cours de “créativité” et un atelier couronnes de fleurs) fait déjà lever quelques sourcils mais quand il s’avère que l’équipe de Caroline n’a pas pris la peine de louer des salles, commander des repas ou ne serait-ce qu’acheter des fleurs pour les fameuses couronnes, la moutarde commence à monter. La réaction de Caroline ? Mettre tout sur le coup de l’authenticité et de l’apprentissage. 

https://www.instagram.com/p/B1YxILrBxQt/

Et le pire, c’est que ça marche : beaucoup de ses fans continuent de l’aduler et de suivre ses logorrhées sur ses stories Instagram. Car c’est aussi ça le style Caroline Calloway : au lieu de suivre une stratégie RP bien calibrée, elle préfère attaquer ses détracteurs dans ses stories entre deux photos de ses plantes vertes ou de ses séances de cardio. 

Entre mauvaise foi, déchéance et narcissisme extrême, Caroline Calloway offre un spectacle plus trash que la pire télé-réalité et rafraîchit le monde polissé Instagram par son drama constant.


Toutes ces influenceuses se réapproprient les codes de la “pétasse” d’une façon bien à elles. En étant ouvertement outrancières, extrêmes et sans compromis, elles sont de vraies anti-héroïnes dans l’univers ultra marketé des réseaux sociaux. Alors que l’imperfection est aujourd’hui très curatée et utilisée à des fins commerciales, est-ce qu’être trash et l’afficher n’est pas la véritable authenticité ?

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