Dans Transvocalités, notre chroniqueur Charles Wesley sonde comment les voix enregistrées, samplées, traitées, pouvant participer d’un processus émancipatoire, s’incarnent au sein des musiques électroniques actuelles. Ce premier épisode est dédié à celle qui a sculpté parmi les morceaux pop/ club les plus vifs des années 2010. La regrettée SOPHIE nous a quittés il y a tout juste un an, en janvier 2021, à l’âge de 34 ans.
Quand elle intègre le collectif PC Music fondé par A.G. Cook en 2013, elle raconte à i-D y avoir trouvé « une atmosphère de collaboration très forte » et que « pour une fois » elle n’était « pas confrontée à l’atmosphère machiste qui était très lourde à ce moment-là. »
Elle confiait également avoir « toujours rêvé de créer une atmosphère de l’ordre de la communauté, qui soit queer, fluide, diverse, dynamique (…) Je voulais amener quelque chose de différent, innover et ouvrir un autre espace pour les gens. »
Dans la conclusion de leur étude The Second Sound, Conversations on Gender and Music (Umland editions) Julia Eckhardt et Leen De Graeve expliquent : « Les questions de genre et de sexualité sont entrées dans le domaine musical, le même les ayant longtemps occultées, en se déclarant du royaume de l’abstrait et de l’art objectif. Une rupture est en train de se produire. Celle-ci renonce à la hiérarchie du concept de génie et se tourne vers une musique plus inclusive, qui comprend son·sa fabricant·e, sa culture, son genre, sa race etc. Une écoute impartiale doit suivre, en changeant les attentes, en considérant le contexte. »
Pousser le son
Dans un entretien pour Tsugi au festival des Eurockéennes en 2018, SOPHIE disait que : « déconstruire les binaires semble être une chose importante à faire. » La binarité de genre mais aussi la binarité vue plus largement, celle qui dicte, obstrue insidieusement nos perceptions. Pour elle, la pop et la musique expérimentale ne sont pas deux entités distinctes. L’approche de niche de la musique expérimentale, qui n’est pas problématique en soi, peut le devenir pour quelqu’un comme SOPHIE qui avait pour ambition de toucher un large public et œuvrait à une meilleure visibilité, une plus grande représentation de l’existence trans sur la scène électronique internationale. Son album OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES notamment, nominé dans la catégorie Best Electronic Album aux Grammys en 2018, a montré le succès de sa démarche.
Quand vous écoutez le son il vous pousse mais vous le poussez également. Il y a cette tension entre les deux.
SOPHIE au micro de Tsugi aux Eurockéennes en 2018
Au micro des journalistes de Tsugi, SOPHIE disait aussi la nécessité « de faire de la musique pertinente en ce moment, au regard de qui je suis en ce moment. » Et quand on lui demandait si elle fait de la pop elle répondait : « Oui, j’aimerais. Toute musique devrait être pop. Quand je fais le tour de ce qui m’intéresse, c’est de la musique pop. C’est une musique qui vise à communiquer aux sens, à communiquer aux gens, de façon très basique. C’est ce que la musique pop représente pour moi. L’intention ici est de communiquer, plutôt que d’obscurcir ou d’abstraire quelque chose au point d’aliéner quelqu’un·e. »
Imprégnés de la quête d’identité, ou plutôt de la jouissance d’être et de devenir, les sons de SOPHIE ont une qualité flexible. À Tsugi encore, elle expliquait que « quand vous écoutez le son il vous pousse mais vous le poussez également. Il y a cette tension entre les deux. »
C’est dans son élan sonique pour résister à des classifications sociales et culturelles du féminin et du masculin fabriquées par le système sexe/genre binaire et normatif qu’elle réussit à pousser sa vérité, en emmenant avec elle ses auditeur·ices vivants les mêmes oppressions.
Lorsqu’on lui posait la question dans PAPER MAGAZINE, qu’est-ce que c’est, être trans, elle répondait : « c’est prendre le contrôle pour aligner votre corps à votre âme et votre esprit afin que les deux ne se battent pas l’un contre l’autre et ne luttent pas pour survivre. (…) Sur cette Terre, c’est comme ça que vous vous rapprochez de la façon dont vous ressentez votre véritable essence sans les pressions sociétales liées à l’obligation de remplir certains rôles traditionnels basés sur le sexe. Cela signifie que vous n’êtes ni une mère ni un père – vous êtes une personne qui regarde le monde et ressent le monde. Et c’est en quelque sorte plus humain et universel, je pense. »
Tout nouveau monde
OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES (Transgressive Records, 2018) contient un message subliminal : « I love every persons insides. » ou « J’aime les intériorités de chacun·e. » Une déclaration d’amour qui s’adresse à tout·e un·e chacun·e, où est tapie également le principe d’émancipation des corps. SOPHIE y explore des émotions exacerbées, et de manière viscérale, une plasticité par l’usage de matières et mélodies synthétiques. Ça claque, vrombit, gémit, crie.
Lors de la sortie de l’EP Nothing More to Say (2012) et de la compilation Product (2015), SOPHIE ne se présente pas encore comme une artiste pop revendiquée et préfère produire dans l’ombre, pour elle et pour les autres (Charli XCX, Kim Petras, Vince Staples…). Mais avec la chanson « It’s Okay to Cry » single de OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES et son clip, « elle a fait de son identité, ou d’une version de celle-ci, une partie essentielle de son art. Désormais, ses chansons et leurs paroles sont liées à une personne réelle, ce qui les recadre de manière surprenante. Jusqu’à présent si artificiellement ludique, la musique de SOPHIE est, tout d’un coup, d’une authenticité émouvante. Ou, mieux encore, c’est les deux. » écrit Will Lynch pour Resident Advisor.
Visionnaire, genre-bending, sculptural, OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES utilise la synthèse sonore pour communiquer des affects queer et hybrider les influences. Aussi, selon Sessi Kuwabara Blanchard, l’album « amplifie cet esprit transgenre d’auto-ingénierie en utilisant le son comme chair artistique, opération chirurgicale ».
Ce qui y est frappant notamment, c’est l’agencement et le traitement des voix. Lancinantes, entêtantes, elles ordonnent un « Whole New World » (dernière chanson de l’album) et « beaucoup (…) sonnent (…) épanouies, mais prolongées – vertigineuses, gazeuses, lumineuses. » « Des mots et des mélodies se répètent, mais l’instrumentation continue de muter, une combinaison de stase et de flux conçue pour maximiser la dopamine. » selon Sacha Geffen pour Artforum.
Élément rythmique, gémissements, chorales, attroupement (« Immaterial »), solo enjoué (Cecile Believe dans « Is It Cold in the Water? ») le DAW autrement dit le dispositif audio numérique lui a permis de complètement tordre le matériel vocal. D’en faire un matériau à sculpter au même titre que des percussions, qu’une nappe ou qu’une séquence synthétique. En ça, la voix n’occupe plus seulement l’espace du chant, de la parole, mais est bousculée par les possibilités de transformations : les hauteurs, le timbre, les découpages, la réverbération, le panning… et est portée par l’outil qui prolonge notre rapport aux autres et à nous-même : l’ordinateur, la machine. Le matériel enregistré et transformé dissout le Je, tout en le remettant au centre.
Le « you and I » de la pop musique est aussi rebattu au sein d’OIL OF EVERY PEARL’S UN-INSIDES. Ensemble, ce sont des battant·es, des militant·es. L’amour reste un thème central à l’album, toujours abordé au présent, exprimant aussi une confiance inégalable en l’avenir.
I looked into your eyes and I thought that I could see a whole new world.
SOPHIE – Whole New World/Pretend World
Dans « Whole New World/Pretend World », il y a autant une empathie qu’une foi en un monde qui dépasse ses limites, qui revoit son rapport aux autres, aux normes et esthétiques établies. À Dazed en 2013, elle disait aussi qu’elle aimerait que sa musique « soit l’antithèse de la nostalgie – sensuelle : un assaut des sens. Rien qui vous rappelle le passé, juste ce que vous ressentez en ce moment. »
Par le biais du plaisir et d’une écoute festive, sa musique cherche l’inclusion, la compréhension, la visibilité – avec une maîtrise sonore implacable et cette aisance à assembler des bruits dissonants et abrasifs à des mélodies naïves, jolies – en saisissant au vol cette puissance « transformative ».
Parfois proche de l’intensité d’une alarme, ses chansons sont un appel à la célébration de soi. Sans forcément revendiquer explicitement l’étendard LGBTQI+, elles invitent l’auditeur·ice à embrasser sa sensibilité, sa différence, son unique capacité à sentir le Monde. Exploratoires, expérimentales – rappelant parfois la radicalité de la musique concrète – mais toujours accessibles, elles dressent un portrait nouveau et futuriste des possibles en musique pop à l’ère post-digitale et post-humaniste.
Si la musique populaire enregistrée peut communiquer, donner de la visibilité et rassembler, SOPHIE est une figure clef de cette génération de musicien·nes qui intègrent la notion de flexibilité queer au sein de leur œuvre. Elle a révolutionné les façons dont on peut produire du musical dans le cadre de la machine commerciale, en remettant à jour l’expression des affects et le rapport que la musique électronique entretient à l’érotisme, aux sens. On ne peut pas ne pas voir l’immensité lumineuse qu’elle laisse derrière elle, et reconnaître l’influence qu’elle a et aura sur les générations de compositeur·ices présentes et à venir.
Une compilation hommage à SOPHIE, XEON, vient de paraître, elle rassemble les travaux de musiciennes de différents horizons, toutes influencées par sa musique. Chaque track incorpore des fragments de son œuvre, que ce soit en reprenant ses chansons ou en réutilisant certains de ses samples. Si vous téléchargez la compilation, (ou même si vous ne la téléchargez pas), vous pouvez faire un don aux FAST (Fond d’Action Sociale Trans) via ce lien.