Après une année 2020 complexe, la rédaction de Manifesto XXI a retrouvé avec joie les salles obscures et vous livre donc son bilan enthousiaste des meilleurs films de 2021.
Selon une étude Harris Interactive commandée par le ministère de la Culture et publiée en octobre, seulement 51% des interrogé·es sont retourné·es au cinéma depuis la mise en place du passe sanitaire. Peur de la contagion ou changement d’habitudes profond ? Vous êtes en tout cas peut-être passé·e à côté de films pépites.
Quelques indices sur la sélection de cette année : le confinement nous aura au moins apporté un projet drôle et réussi. Après des mois de distanciation sociale, deux œuvres ont exploré en finesse la grande thématique des liens familiaux et de la transmission. Vous trouverez un fil rouge autour de l’émancipation des femmes, après #MeToo ou avant même le droit à l’avortement. Dans les films qui ont fait notre année, des personnages féminins forts cherchent à s’émanciper dans leur vie affective et sexuelle – jusqu’à l’aliénation ?
2021 nous aura aussi amené plusieurs excellents documentaires qui éclairent d’une lumière nouvelle des questions de société sensibles : l’Algérie, l’adoption et les classes populaires. Une tension politique semble également être ravivée en cette année pré-électorale, où la France qui a connu une pandémie et les Gilets jaunes est appelée aux urnes. En bref, de la jungle des Philippines à New York en passant par la Russie et le Japon, ce top films a la fièvre, et pas celle du covid.
Bo Burnham: Inside
Bo Burnham
Écrit, filmé, monté, chanté dans l’appartement du comédien Bo Burnham pendant le premier confinement américain, Bo Burnham: Inside signe un renouveau du sketch satyrique qui grince aux endroits qui font du bien. Bo Burnham – qui se fait connaître avec ses chansons adolescentes aux débuts de YouTube – est l’homme à tout faire, mis en scène par lui-même pour lui-même et par extension pour nous toustes. C’est peut-être l’œuvre « confinement » la plus aboutie jusqu’ici, Bo s’érigeant en héros d’une génération internet coincée entre Jeff Bezos, un « white woman’s Instagram », la crise de la trentaine et l’éco-anxiété. Une machine à tubes, une catharsis dont on avait besoin et à laquelle on ne peut qu’acquiescer quand il personnifie internet seul devant son piano : « Could I interest you with everything all of the time ? »
LM.
Annette
Leos Carax
Œuvre magistrale, Annette est une tragédie chantée qui se déroule à Hollywood et nous parle d’économie des sentiments, de violence familiale, de société du spectacle et donc du cinéma américain. Réjouissance de tous nos sens, les yeux comme les oreilles sont embarqués dans un scénario implacable. Leos Carax ouvre-t-il une nouvelle page, celle d’un Hollywood post-MeToo ? En tout cas, c’est un fuck you aux pères très salvateur.
LF.
La Fracture
Catherine Corsini
C’est une France un peu cassée, divisée, fracturée au sens littéral et métaphorique que Catherine Corsini laisse à voir avec La Fracture. Présenté en compétition officielle du festival de Cannes, et finalement récompensé par la Queer Palm, le dernier long-métrage de la réalisatrice prend à bras-le-corps deux crises contemporaines : les revendications du mouvement des Gilets jaunes – et par extension les violences policières – et la détresse de l’hôpital public. Si le scénario a tout d’une pièce de théâtre (condensé sur quelques heures la nuit du 1er décembre 2018 au sein d’un hôpital de Paris où les personnages se croisent, s’écoutent et souvent se gueulent leurs douleurs), Corsini livre tout de même un pur cinéma social mélangeant le huis clos du thriller au film de guerre, sans jamais se détourner du cri alarmant et contestataire.
LM.
L’Événement
Audrey Diwan
Sur le papier un récit somme toute classique, une adaptation du récit autobiographique de l’autrice Annie Ernaux, où cette dernière relate le déroulement de son avortement clandestin au début de ses études. Pourtant, cette histoire connue est ici merveilleusement mise en scène et traduite à l’écran par le jeu d’Anamaria Vartolomei qui campe le rôle principal. Une parenthèse de vie saisissante qui vient nous immerger amèrement dans un passé pas si lointain que cela.
CF.
Promising Young Woman
Emerald Fennell
Le renouveau du « rape and revenge » nous arrive des USA, incarné par une Carey Mulligan aux joues roses en exact opposé de la vengeresse brutale que le genre avait l’habitude de nous présenter. L’Oscar du meilleur scénario a récompensé ce premier film réalisé par l’actrice et productrice Emerald Fennell qui nous livre une vengeance post-MeToo ultra pop : Cassie piège régulièrement les hommes en feignant d’être sur-alcoolisée, seule manière pour elle de vivre après le viol et la mort de son amie d’enfance lorsqu’elles étaient toutes deux étudiantes. Le viol s’est déjà produit, et le film donne donc toute la place à la vengeance qui nous tiraille entre le rire et l’effroi (par le choix inventif d’un casting orienté comédie romantique et les tubes girlpop de Paris Hilton). On tremble avec Cassie jusqu’à la fin, elle qui brise les espoirs d’une vie amoureuse de conte de fée que les studios américains ont pris tant de plaisir à nous soumettre : il ne restera la sororité flamboyante et organisée, érigée en doigt d’honneur à la culture du viol.
LM.
Une histoire à soi
Amandine Gay
L’autrice derrière Une poupée en chocolat (2021) donne avec Une histoire à soi un appendice essentiel à son travail sur les enjeux des adoptions internationales. En s’intéressant aux destins de cinq personnes, venant du Rwanda, du Sri Lanka, du Brésil, d’Australie et de Corée du Sud, elle donne à voir l’intimité d’une problématique collective et plus largement politique. Un récit servi en continu par des images, photos et vidéos d’archives, ainsi que par le flot de paroles de ces enfants adopté·es aux histoires émouvantes. Sans tomber dans le dramatique, Amandine Gay parvient à captiver et à donner à chacun·e une place et un positionnement nécessaire face à ce sujet encore trop souvent passé sous silence.
CF.
Freda
Gessica Généus
Présenté dans le cadre d’Un Certain Regard à Cannes cet été, Freda est ce portrait poignant d’une jeunesse contrainte et révoltée à Haïti. L’actrice principale, Néhémie Bastien, crève l’écran dans ce troisième film de la réalisatrice et comédienne Gessica Généus. Un film essentiel et profondément contemporain qui vient mettre l’accent sur le sens de la justice et sur l’enjeu complexe des relations familiales dans un pays encore trop peu visibilisé au cinéma.
CF.
Drive My Car
Ryusuke Hamaguchi
Trois heures d’une densité si étourdissante qu’on en perd le sens de la durée. Si dilater ou réduire le temps constitue l’art cinématographique, Ryusuke Hamaguchi le manie alors à merveille et réalise ici un chef-d’œuvre. Il donne à sentir l’expérience du deuil, dans laquelle toutes les temporalités s’enchevêtrent. Drive My Car sidère par sa virtuosité, toutes les langues sont maniées, aussi bien les langues humaines – jusqu’à une scène poignante de monologue silencieux en langue des signes – que les langues plus mystérieuses de l’érotisme, de la création et de l’amitié. On ressort du film avec l’impression d’avoir tout traversé : la vie, l’amour, le road movie, la scène et la vie qui devient théâtre avec tout l’univers de Tchekhov qui se transpose au Japon.
LF.
Onoda, 10 000 nuits dans la jungle
Arthur Harari
Donner corps à un film historique sur un fait divers aussi impressionnant que l’histoire du général Onoda relevait de la prouesse, et pourtant le résultat a été plus qu’à la hauteur avec Onoda, 10 000 nuits dans la jungle. Le réalisateur français Arthur Harari signe assurément un des films les plus impressionnants de cette année sur le plan technique avec cette épopée captivante de près de trois heures. Une fresque haletante qui revient sur la personnalité et sur le destin inédit de ce soldat japonais resté sur une île des Philippines pendant plus de trente ans, persuadé que la Seconde Guerre mondiale n’était pas achevée.
CF.
Gagarine
Fanny Liatard et Jérémy Trouilh
Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ont su avec ce tout premier long-métrage montrer toute l’ampleur de leur talent. Un film porté par Lyna Khoudri et Alsény Bathily, qui vient développer avec légèreté et sincérité l’histoire de la cité Gagarine d’Ivry et de sa population. Une démonstration sociologico-poétique qui se trouve servie par une maîtrise impeccable de l’image, venant décortiquer méticuleusement les vies de ces jeunes un peu perdu·es et de leur environnement. Une cité en ruines montrée avec toute son âme dans un processus narratif et scénaristique tout à fait original.
CF.
La Pièce rapportée
Antonin Peretjatko
Une comédie sociale qui commence par une chasse à cour où les châtelains tuent des Gilets jaunes. Un fils à maman richissime (Philippe Katerine) tombe amoureux d’une vendeuse de tickets de métro (Anaïs Demoustier) qui deviendra l’ennemie jurée de sa mère (Josiane Balasko magistrale en matriarche cruelle). L’esthétique absurde, rétro et décalée de Peretjatko revient dans un film qui prend un malin plaisir à montrer que les vrais assistés du système, ce sont les ultra-riches. Faisant le choix de la pastiche et de la satire, La Pièce rapportée se moque à la fois de la bonne culture bourgeoise (on y joue la musique d’intro de l’émission Le Masque et la Plume lors des concerts privés) mais arrive aussi à renouveler le stéréotype de la girl next door grâce à la malignité et la ruse de son personnage principal. Le réalisateur signe une comédie acerbe non sans pointe de cynisme car, à vouloir ruser le système, il n’est pas impossible que l’on prenne goût au jeu du maître…
BD.
Retour à Reims [Fragments]
Jean-Gabriel Périot
C’étaient nos grands-parents, ça aurait pu être nous. Imperturbable, la voix d’Adèle Haenel déroule l’essai culte de Didier Eribon, son histoire familiale et ses analyses politiques. Soigneusement sélectionnées par Jean-Gabriel Périot, les images d’archives amènent tour à tour légèreté et gravité, selon qu’elles illustrent des progrès ou la persistance des mécanismes de reproduction sociale. Au fil du film se dessine le portrait de la France du XXème siècle. À l’usine, dans ces logements pourris de l’après-guerre, à travers les mots de ces gens pris en étau par la pauvreté, leurs rêves d’émancipation écrasés par la morale et le capitalisme. On se réjouit que ce monument de la sociologie française soit accessible au plus grand nombre, amplifié par le pouvoir de l’image. Le film fait ressortir le versant sensible de cette production, son aura d’œuvre d’art. [Disponible sur Arte jusqu’au 27 février 2022]
AB.
Shiva Baby
Emma Seligman
Bienvenue dans le chaos existentiel de Danielle, jeune étudiante bisexuelle, juive et un peu paumée, qui se retrouve nez à nez avec son sugar daddy pendant une Shiv’ah familiale. Avec ce premier long-métrage, directement inspiré par un court éponyme, la jeune réalisatrice Emma Seligman nous plonge dans le cauchemar millenial, où les conversations vides de sens et la pression parentale deviennent progressivement une source de stress qui culmine dans un face à face avec la famille de son amant. C’est dans cette tension que Shiva Baby sait utiliser les éléments de mise en scène, toujours près du corps de Danielle, pour faire grincer le besoin de libération d’une génération parfois perdue mais défiant toujours avec plus d’acharnement les frontières dictées par les structures familiales.
LM.
Petite maman
Céline Sciamma
À la suite du décès de sa mère, Marion retourne vider sa maison d’enfance avec sa fille, Nelly, 8 ans. Le cinquième film de Céline Sciamma est sûrement son plus intime. Loin du faste du Portrait de la jeune fille en feu, Sciamma pose un regard intime, toujours à hauteur d’enfant, sur le deuil, la maternité, l’amitié, l’enfance et la filiation. À la fois d’un profond réalisme et d’un enchantement merveilleux, le film nous replonge à l’âge où la société ne nous a pas encore totalement bridé·e et où l’expérimentation et le jeu sont la norme. Dans une scène magnifique, la musique de Para One nous accompagne dans les explorations émotives de l’enfance qui ne sont pas moins intenses et profondes que celles des adultes. Certain·es seront touché·es d’y voir des objets rappelant les propres maisons de leurs grands-parents, d’autres trouveront le film trop simple pour un Sciamma, d’aucun·es resteront insensibles. Bouleversant.
BD.
Leur Algérie
Lina Soualem
Il y aura eu bon nombre de documentaires brillants cette année, mais le travail de Lina Soualem sur Leur Algérie est particulièrement salutaire. Mêlant des enjeux très collectifs, et pourtant sincèrement personnels, la réalisatrice magnifie à sa façon le tumulte de la vie de ses deux grands-parents paternels originaires d’Algérie. Un film important qui vient traduire avec parcimonie un malaise, celui de générations déracinées, d’un dialogue rompu, de relations familiales désentrelacées.
CF.
West Side Story
Steven Spielberg
On partait avec beaucoup d’a priori : un remake de la comédie musicale née à Broadway en 1957 et mise en scène pour le cinéma en 1961, pour quoi faire ? Encore une fois, Spielberg répond : « Pour l’amour du cinéma ! ». Pas de modernisation des chansons mythiques, ni des costumes ou des personnages. Spielberg aime passionnément le West Side Story de 1961, et ça se voit. Ce qu’il modernise ici, c’est la mise en scène, la caméra étant constamment en mouvement, filmant les guerres de gangs et les rues de New York comme une danseuse. Les chorégraphies sont fidèles à l’originale sans pour autant les copier mollement. Dans l’image un peu vintage de Spielberg, tout transpire la danse et le chant, mais aussi le tristement tragique : l’amour naissant de Tony et Maria est arrêté trop vite, comme celui de Roméo et Juliette.
LM.
Pleasure
Ninja Thyberg
Bella Cherry fuit la Suède, un « pays de cinglés », pour devenir star du porno à Hollywood. Sans angélisme ni diabolisation, Pleasure montre l’ambition d’une jeune femme prête à tous les sacrifices pour réussir dans l’industrie du film pour adultes. Grâce une galerie de personnages bien campés, Ninja Thyberg réussit à montrer toutes les facettes de ce monde à part, sa brutalité, ses moments de joie, ses travers et ses solidarités. Un réalisme porté par l’interprétation impeccable de Sofia Kappel, l’actrice principale, et une bande-son à laquelle ont contribué Para One et Léonie Pernet. Ce premier long-métrage met une claque et nous montre qu’on ne sait rien de la psyché des aspirantes hardeuses.
AB.
Julie (en 12 chapitres)
Joachim Trier
Joachim Trier (Oslo, 31 août) dresse ici le portrait d’une jeune femme de presque 30 ans, un peu perdue, incapable de faire des choix, en couple avec un dessinateur de bandes dessinées controversé. À la fois drôle et grave, Trier réussit là où les cinéastes français ont échoué depuis des années : moderniser la Nouvelle Vague. En mettant au centre un rôle de femme indépendante, profondément complexe, dans la société norvégienne travaillée par #MeToo, le film reflète notre époque avec un ton incisif et lumineux qui sublime son interprète principal, Renate Reinsve (primée à Cannes), à chaque plan. On notera en particulier la scène de rencontre et de séduction magistrale entre Julie et celui qui deviendra son futur amant. Loin du regard hétérosexuel conformiste/sexualisé, Trier met en scène un coup de foudre où tout l’érotisme et l’attirance passent par les dialogues et les corps sans que jamais ne soit échangé un baiser. Un film véritablement contemporain.
BD.
The Father
Florian Zeller
Ce premier film du dramaturge Florian Zeller pénètre la perception d’un veuf londonien dont la mémoire et la chronologie des évènements sont progressivement bouleversées par la maladie d’Alzheimer. Où sa fille puise-t-elle sa patience et sa tendresse pour accompagner un père souvent submergé par la colère et l’impuissance ? Traversé de l’immense charge de violence d’une relation père-fille, le film vibre aussi par la délicatesse d’un rythme tranquille et la beauté de la photographie. De quoi montrer la grandeur de deux immenses acteurices : Anthony Hopkins, dont le corps vieillissant capte si bien la lumière, et Olivia Colman. Iels nous confirment l’excellence de l’école anglaise.
LF.
La Fièvre de Petrov
Kirill Serebrennikov
Près de trois ans après l’euphorisant Leto, Kirill Serebrennikov a pu une nouvelle fois envoyer son film à Cannes avec La Fièvre de Petrov. Un film qui en cache d’autres, adapté avec grandeur du livre d’Alexeï Salnikov, ce long-métrage est un véritable labyrinthe tout à la fois fascinant et déroutant pour le·la spectateur·rice. Ce dernier nous guide ainsi dans la froideur de la Russie contemporaine, mêlant des sujets de société, des affaires de mémoire et des relations interpersonnelles nébuleuses. Ce dispositif narratif dense, entre rêverie et réalité, est magnifiquement servi par une mise en scène impeccable, comme le réalisateur sait si bien les faire.
CF.
Sélection et rédaction : Apolline Bazin, Caroline Fauvel, Benjamin Delaveau, Louise Malherbe et Luki Fair
Image à la Une : Pleasure, Ninja Thyberg