Aussi poétique que drôle et corrosif, le travail de Tilhenn Klapper porte en lui le constat des bouleversements écologiques en cours. Nous avons rencontré l’artiste alors qu’elle travaillait au montage du moyen-métrage dérivé de sa performance Sans sol, réalisée aux Beaux-Arts de Paris en 2020.
Née dans les montagnes du Vermont (États-Unis) et diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2020, Tilhenn Klapper est une artiste, performeuse et chorégraphe dont le travail se situe à la croisée des arts visuels et de la danse. Puisant dans un répertoire gestuel provenant de différentes médecines traditionnelles et des formes de vies non-humaines, ses performances tentent d’y trouver une juste place, entre conscience de la situation présente et investigation de nouvelles façons de générer du lien et de trouver des modes de résilience. En attendant le festival international de danse contemporaine Impulstanz (Vienne) auquel elle participe cette année, vous pourrez l’écouter en concert le 22 avril 2021 au Théâtre des Expositions, organisé par les commissaires en résidence des Beaux-Arts de Paris (diffusé en direct sur Instagram).
Manifesto XXI – Tu es née aux États-Unis et y as réalisé une partie de tes études. Qu’est-ce qu’il te reste de ces années passées là-bas ?
Tilhenn Klapper : Je suis née aux États-Unis mais j’ai grandi en France. Je me suis toujours sentie entre française et américaine, ce qui fait que pendant longtemps j’ai eu ce sentiment de ne pas savoir où je pouvais revendiquer mes attaches. Après le bac, j’ai étudié à Sciences Po Paris et j’ai eu l’occasion de faire un échange dans une université d’arts libéraux américaine, le Vassar College (New York). Étonnement, c’est plutôt ce qu’il y a de français dans ma manière d’être au monde que j’ai compris là-bas. J’y suis finalement restée deux ans. Le Vassar College est l’un des bastions des studies américaines sur les questions environnementales, féministes, queers… Ces années ont été passionnantes, elles m’ont énormément marquée sur le plan théorique. J’y ai découvert des auteur·rices que je n’avais pas étudié·es en France, comme José Esteban Munoz, et même Judith Butler et Nancy Fraser. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à nourrir un intérêt pour les relations entre arts visuels et danse depuis les années 1970.
Qu’est-ce qui t’a plus précisément intéressée dans l’étude des années 1970 ?
Au Vassar College, j’ai travaillé en grande proximité avec deux professeures : Giovanna Borradori, ancienne collègue de Jacques Derrida, et l’historienne de l’art Molly Nesbit. Je me suis à l’époque intéressée à des artistes et des théoricien·nes qui, dans les années 1960-1970, ont remis en jeu l’activité de l’artiste et l’espace dans lequel son activité se développe. Leurs considérations ont donné lieu à une vague de travaux performatifs qui s’intéressent à la qualité artistique des gestes du quotidien. Les écrits de Dan Graham sur la performance, compilés dans Rock My Religion, m’ont aidée à comprendre où je voulais me situer en tant qu’artiste. Leur contenu est impossible à résumer en une phrase, mais il me semble qu’en deçà des constats historiques et sociopolitiques qu’il dresse sur la période dite postmoderne, ce soit bien la question du spirituel dans l’art qu’il pose, et c’est finalement cette question qui m’importe le plus dans ma vie et mon travail. Mais il y a aussi évidemment tout un panel d’artistes, de John Cage à Yvonne Rainer en passant Laurie Anderson, qui ont profondément nourri la réflexion que j’engageais quant à mon envie d’impliquer le corps dans ma pratique.
Mes études au Vassar College m’ont aidée à déconstruire le rapport que j’avais à la danse. J’y ai découvert la danse contact-improvisation. Je suis rentrée aux Beaux-Arts de Paris l’année où Emmanuelle Huynh y a été nommée cheffe d’atelier. La direction que j’avais commencé à prendre aux États-Unis s’est ainsi trouvée amplifiée et précisée en intégrant son atelier. À l’époque, Jean-François Chevrier menait un séminaire passionnant sur la danse. Cette somme de rencontres m’a confortée dans l’idée que c’était bien avec la danse que je travaillais et que je pouvais me définir comme danseuse et chorégraphe sans être passée par un conservatoire. J’ai probablement intégré les Beaux-Arts au moment où les transformations apportées par la danse postmoderne trouvaient une reconnaissance au sein de l’école.
Avec Magic Cloud Dance, je voulais créer une danse dont le processus d’écriture implique directement l’imaginaire et l’intimité du public.
Tilhenn Klapper
Ce que tu évoques me fait penser à Magic Cloud Dance que tu avais présenté à l’exposition de la 70e édition de Jeune Création à la galerie Thaddaeus Ropac (2020). Comment convoquais-tu cette volonté de collaboration dans ce projet ?
Avec Magic Cloud Dance, je voulais créer une danse dont le processus d’écriture implique directement l’imaginaire et l’intimité du public. C’est à la fois un site web interactif et une performance de danse. J’ai installé un iPad sous un voile dans la galerie et, durant toute la durée de l’exposition, un site web était accessible et permettait au public de procéder en toute intimité à un tirage virtuel de cartes de divination. Les questions posées par les visiteurs et les tirages obtenus étaient archivés. La performance a eu lieu à l’occasion du finissage de l’exposition. Avec Anaïs Barras, la performeuse qui m’accompagnait, nous avons dansé les réponses aux questions posées à partir des images et sons qui étaient associés à chaque carte. Les sons ont été composés par le musicien Pablo Altar et les cartes représentent toutes des images de nuages postées sur le cloud par 32 artistes, commissaires et designers à qui j’ai proposé de participer au projet. D’où le titre, Magic Cloud Dance. Ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est l’image de l’oracle auquel on pose des questions existentielles et la possibilité d’y répondre par la danse, avec tout ce qu’il y a de mystique et loufoque là-dedans. Les questions étaient marrantes, il y a eu de tout, comme « Caro aura-t-elle son diplôme ? », « comment sera l’amour du futur ? », ou encore « où entendre le brame du cerf ? ». Je suis contente de ce projet parce qu’il a donné l’occasion de dialoguer par le geste avec ce que des personnes avaient écrit dans l’intimité.
L’humour, c’est une stratégie pour (sur)vivre. Ma méthode consiste à trouver des manières détournées d’aborder des sujets graves et intimes.
Tilhenn Klapper
Cette part de jeu que tu mentionnes est en fait assez récurrente dans tes performances. Quelle fonction donnes-tu à l’humour dans ta pratique ?
Il me semble que c’est le temps présent qui veut cela. D’une certaine façon, l’humour, c’est une stratégie pour (sur)vivre. Mais l’art qui se veut sauveur de la planète est un peu menteur, alors je crois que ma méthode consiste à trouver des manières détournées d’aborder des sujets graves et intimes en passant par le rire, voire la satire et le décalage, ou en créant des dispositifs fantaisistes qui déjouent les logiques des sciences rationnelles.
Il y a un thème qui revient régulièrement dans ton travail : celui de l’animal et du non-humain de façon plus globale. Comment est-ce que cela intervient dans ta manière de chorégraphier ?
En 2017, j’ai réalisé un projet vidéo qui s’appelait Becoming-with, dans lequel j’ai fait de la danse contact-impro avec mon chien Huli. Il avait sa propre façon d’aborder la rencontre : soit il jouait avec moi puis passait rapidement à autre chose, soit il entrait dans une logique instinctive de rencontre sexuelle. Je devais donc à la fois accueillir et résister à sa propre logique. Je pensais que ce serait très différent de danser avec un chien qu’avec un être humain, car il ne suivrait pas les mêmes règles que moi. Finalement, je me suis rendu compte que cette question d’attraction et de répulsion des corps prévalait aussi chez les humain·es. À quel moment est-ce que la sensualité du contact déborde les cadres du contrat implicite signé entre les deux danseur·ses ?
Dans Kidney Freaks, une performance que j’ai réalisée avec la danseuse Lucie Vaugeois, et qui commence avec un travail sur les reins en tant qu’organe lié au traitement de l’eau et au rythme du corps, je me suis intéressée aux positions que l’on peut prendre pour uriner. Pour produire du geste, j’ai conçu un système de partitionnage à partir d’une collecte indifférenciée de photographies d’humain·es, d’animaux et de sculptures urinant.
Ce qui nous a intéressé·es chez Jarman est son rapport dé-hiérarchisé aux choses. C’est ce que nous avons cherché à retranscrire dans Derek’s Garden, en y associant aussi un rapport érotique au monde.
Tilhenn Klapper
Cette réflexion autour du geste, tu l’engages également dans une performance plus récente, Derek’s Garden, que tu as créée en 2019 sur une invitation de la Comédie de Caen. De quoi ce projet est-il né ?
L’artiste Julien Sirjacq nous avait proposé de travailler avec Valentin Ranger, Yannik Denizart, Félix Touzalin et Kobas Verschuren sur Derek Jarman pour le Festival Écritures partagées de la Comédie de Caen. C’est à cette occasion que je me suis intéressée à la filmographie et au jardin de Jarman, qu’il a créé près d’une centrale nucléaire sur une terre très difficile à exploiter. C’est un lieu chargé de poésie, une proposition philosophique en soi. À ce moment-là, j’ai aussi lu son livre Chroma, dont la dimension très poétique et cinématographique m’a fait penser à Jean-Luc Godard.
Ce qui nous a intéressé·es chez Jarman est son rapport dé-hiérarchisé aux choses. C’est ce que nous avons cherché à retranscrire dans Derek’s Garden, en y associant aussi un rapport érotique au monde. Il s’agissait de danser en duo avec un objet abordé comme sujet, c’est-à-dire comme agent, désirant et désirable, susceptible d’agir au même titre que l’humain avec qui il danse. C’était un défi énorme qui supposait d’essayer d’aller à la rencontre d’un objet et de voir quels types de mouvements cette rencontre pouvait générer, sans contraindre ni contrôler l’émergence du geste. Il y avait quatre objets : une pierre, une fausse fourrure, une branche, et un élastique. Au fur et à mesure, nous avons mis en place une partition qui était assez simple. Schématiquement, ça donnerait cela : Performer 1 rencontre Objet 1 ; Performer 1 devient PerformerObjet1 ; PerformerObjet1 rencontre PerformerObjet2, et ainsi de suite. Valentin nous a quitté·es au début du projet mais avec les autres nous avons fait l’expérience de ce protocole dans des contextes multiples après la monstration à Caen (Jardins publics, Centre national de la danse, Beaux-Arts de Paris).
Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette idée d’« érotiser » le rapport à la nature ?
Il y a un mouvement de la branche écoféministe qui s’appelle l’écosexualité. Il a été théorisé par deux Américaines, Elizabeth Stephens et Annie Sprinkle, au début des années 2000. C’est une pensée qui m’intéresse pour la manière dont elle dé-hiérarchise les choses qui composent le monde. C’est une pensée queer qui propose des rencontres indifférentes au genre et au fait d’être humain ou non. Dans Derek’s Garden c’était très soft mais c’était une façon d’explorer par la danse une forme de sensualité avec une pierre, une branche, une fausse fourrure ou un fil élastique.
Le paysage et l’architecture semblent occuper une place importante dans certains de tes projets, en particulier dans Sans sol, où tu articules ces motifs à une réflexion sur l’effondrement. Pourquoi ces espaces t’intéressent-ils autant ?
Sans sol est un projet construit in situ dans le jardin Lenoir des Beaux-Arts. J’ai mené une enquête sur l’histoire géologique et culturelle de ce lieu. Aujourd’hui, c’est une petite cour qui ne paie pas de mine, coincée entre quatre murs, dont celui d’un préfabriqué. Pourtant, son histoire est riche d’anecdotes. Quand j’ai fait ce projet, il y avait un procès entre Malaquais [l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, qui partage le site avec les Beaux-Arts de Paris, ndlr], qui a construit le préfabriqué, et le propriétaire d’un hôtel particulier qui a un vis-à-vis avec ce bâtiment. Au XIXe siècle, le jardin Lenoir était un jardin romantique destiné à abriter de faux tombeaux de « grands hommes » de l’histoire de France. En tant que jardin romantique, il s’inscrit dans une époque où prévalait encore largement la pensée dichotomique entre nature et culture. La nature, vibrante de vie, devait susciter chez le·la promeneur·se un sentiment de mélancolie face au spectacle de la culture en ruine. Il y a quelque chose d’assez ironique dans cette histoire. C’est de tout cela dont je suis partie pour raconter la géo-histoire de ce jardin et en même temps dresser un état des lieux de la situation actuelle. Pour répondre à ta question, c’est donc dans sa dimension historique et politique que le lieu m’a intéressée et la possibilité de pouvoir jouer avec les choix qui s’opèrent dans la fabrique de l’histoire.
Bien que le motif de l’effondrement soit présent, tes projets ne s’arrêtent pas au sentiment tragique ou fataliste qui pourrait nous terrasser. Dirais-tu que le fait de prendre soin les un·es des autres est présenté comme une réponse possible à cette situation dans ta pratique ?
Dans Sans sol, j’ai essayé de convoquer une part intime de l’imagination du public en mettant en abyme à l’intérieur de la pièce un moment de visualisation hypnotique sur le futur. J’ai expérimenté ce même type de déplacement à l’intérieur de l’imaginaire collectif dans un autre projet qui s’appelle An Apple a Day (2020). Dans cette performance que j’ai co-créée avec Félix Touzalin, on mène des dialogues hypnotiques avec les membres du public pour leur proposer par la suite des courtes danses qui célèbrent leur « état du jour ». Magic Cloud Dance (2019) fonctionne sur le même principe : la danse est entièrement fonction des questions intimes posées par les internautes sur le site web. Les réponses que l’on offre par la danse sont ouvertes, mais j’ai quelque part l’espoir qu’elles puissent être utiles pour celui ou celle qui veut bien les accueillir.
Je pense que l’imagination a une puissance incroyable, et c’est d’autant plus passionnant qu’on en est tous·tes capables.
Tilhenn Klapper
On voit dans les vidéos de tes performances les plus récentes que tu recherches un rendu plus « cinématographique ». Comment penses-tu faire évoluer cette relation entre performance et vidéo dans tes projets futurs ?
En 2018, j’ai fait un court-métrage avec ma sœur Aziliz Klapper qui s’appelle Les Temps suspendus, dont j’ai réalisé le montage. J’ai appris de cette expérience, notamment en termes de construction de la narration. À l’issue de ce projet, j’ai voulu penser à d’autres manières d’appréhender l’archivage de mes performances, en en faisant des œuvres vidéos à part entière. Pour Sans sol, au lieu de faire une captation, j’ai organisé trois jours de tournage avec un scénario proche de la performance mais qui était spécialement conçu pour le format film. Le projet qui en résulte ressemble donc à de la performance mais il raconte aussi autre chose. La danse et l’image en mouvement sont des médiums qui fonctionnent très bien ensemble. Finalement, Sans sol est un moyen-métrage de documentaire-fiction qui sera présenté en festival.
Il y a une notion qui est revenue de manière récurrente dans cette interview, c’est celle d’imagination. Si nous devions conclure cet entretien là-dessus, qu’en dirais-tu ?
Je pense que l’imagination a une puissance incroyable, et c’est d’autant plus passionnant qu’on en est tous·tes capables. L’imagination est loin d’être réservée aux artistes et c’est au contraire le fruit d’un travail collectif.
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Image à la une : Tilhenn Klapper et Lucie Vaugeois, Sans sol, Beaux-Arts de Paris, 2020 © Daniel Nicolaevky Maria