Par Philippine Régniez
La plateforme en ligne Patreon permet aux créateur-ices de contenu de le partager auprès de leur communauté contre rémunération via un système de souscription. Les artistes peuvent ainsi trouver des revenus directement auprès de leurs fans et ce, sans affronter toutes les barrières à l’entrée du marché de l’art. Enfin plutôt, les artistes pouvaient utiliser cet espace de liberté jusqu’à un changement de politique lourd de conséquences pour la production pornographique indépendante.
Les protestations contre la plateforme ont commencé en octobre dernier suite à une mise à jour de ses CGU (conditions générales d’utilisation), qui restreint la possibilité de publier des contenus à « caractère pornographique ». Avant ce changement survenu le 17 octobre 2017, le site demandait aux artistes de signaler leurs productions par le sigle Not Safe For Work (NSFW). Désormais, les oeuvres publiées doivent être signalées comme contenu adulte dès lors qu’elles contiennent « de la nudité ou des images sexuelles », ce qui implique entre autres de les faire disparaître du moteur de recherche, les rendant ainsi moins accessibles au public et contribuant à leur marginalisation.
Une censure économique plongeant les artistes dans la précarité
La start-up, créée en 2013 à San Francisco, est passée depuis octobre d’une politique tolérante à un mode proactif pour suspendre les pages ne respectant pas ses règles. De nombreux comptes ayant trait de près ou de loin à la sexualité ont été suspendus ces derniers mois, comme le studio de porno queer féministe Four Chambers ou le site français de culture porno érotique emblématique, Le Tag Parfait, suspendus le 27 juin 2018. Une démarche dénoncée comme censure conservatrice visant spécifiquement la création et l’exploration libre des sexualités, menée par des artistes, studios et médias indépendants dont la survie économique est alors clairement menacée. La fondatrice de Four Chambers Vex Ashley (@vextape) a ainsi expliqué ne plus pouvoir subsister suite à cette décision. Son studio, Four Chambers, recevait 20 000 dollars de souscriptions mensuelles grâce à sa communauté Patreon.
« Juste pour être claire, c’est tout mon revenu, mon style de vie qui est remis en cause. Je travaille à plein temps exclusivement pour Four Chambers depuis environ trois ans maintenant. J’ai consacré toute ma vie à ce projet et je vais devoir essayer de recommencer à partir de zéro. »
En réponse à une lettre ouverte intitulée « Ne Nous Abandonnez Pas » critiquant la décision de Patreon, son co-fondateur Jack Conte précise dans une note de blog publiée le 25 octobre que « [Notre] position n’a pas changé. Nous n’avons jamais autorisé la pornographie ou les services sexuels sur la plateforme et cette posture était claire dès la première publication de nos conditions d’utilisation, il y a des années. Nous avions l’habitude de dire que nous autorisons des contenus « classés-R », mais cette description ne permet pas d’expliquer clairement nos règles à la communauté. Elle ne rentrait pas assez dans le détail de ce qui est autorisé et de ce qui ne l’est pas. […] Je suis conscient que le terme ‘pornographie’ est difficile à définir […] C’est pourquoi nous avons ajouté ces détails sur la partie de nos CGU consacrée à la pornographie […]. Aujourd’hui, les CGU stipulent que ne sont pas autorisées les images de « personnes réelles commettant des actes sexuels, tels que la masturbation ou des relations sexuelles devant la caméra » ».
Une menace pour la diversité des représentations
Or c’est précisément cette dernière définition qui est problématique, car elle vise la sexualité au sens large. Des contenus éducatifs sur la masturbation, notamment féminine, ou encore des images montrant des clitoris peuvent aussi être censurés. En outre, elle traduit un reflux des libertés sexuelles et une relégation des contenus pornographiques au rang de tabou, tandis que leurs concepteur-ices sont renvoyé-es à des conditions de travail plus précaires, comme le relève à nouveau Vex Ashley dans un thread.
« Exister sur Patreon était important pour nous pour une raison principale, une raison qui est au centre de ce que nous faisons et essayons d’accomplir : les médias sur le sexe SONT importants, valables et ont tout autant de valeur que n’importe quelle œuvre que nous créons et consommons.
En tant que société, nous avons toujours raconté des histoires, créé des œuvres d’art, exploré et investigué toutes les facettes de notre expérience humaine. Je pense que cela fait partie de ce qui nous rend humain. Le sexe n’est pas et ne devrait pas être traité différemment. »
Qui sont les personnes touchées par cette censure économique ? Certainement pas les gros producteurs de porno, mais bien des créateur-ices appartenant à la communauté LGBTQ+, des activistes et des travailleur-ses du sexe. Les rédacteur-ices de la lettre ouverte à Patreon dénoncent d’ailleurs une discrimination envers les plus précaires : « Ce qui est perdu de vue dans ce débat, c’est que ce seront les personnes les plus discriminées qui seront les plus vulnérables. Cela va concerner de façon disproportionnée les gays, les trans et les personnes racisées. »
La création de porno alternatif, un art comme un autre
Une des conséquences majeures de ce durcissement est qu’il va forcer de nombreux-ses artistes à émigrer vers d’autres espaces en ligne, spécifiquement pornographiques et non plus généralistes, comme c’était le cas sur Patreon. Ce qui traduit à l’échelle numérique la relégation à la marge des thématiques liées à la sexualité dans notre société, derrière une apparente libération de la parole depuis les années 1970, qui n’a fait que renforcer des diktats sexistes et phallocentrés. Le travail des artistes X indépendants est fondamental car il contribue à montrer des sexualités plurielles et non pas une sexualité hétéronormée, à explorer notre inconscient collectif et ses tabous, ainsi qu’à faire de la pornographie une forme d’art cinématographique – une démarche plus compliquée à mettre en œuvre au sein de l’industrie.
Dwam Ipomée, visual artist explorant le genre et la sexualité au travers de projets comme sa série Blossom Boys, résume le problème : « Être sur Patreon a un aspect politique : c’est dire que les sexualités ont leur place dans l’art, dans la culture, dans notre discours politique et artistique, et elles méritent qu’on réfléchisse dessus, qu’on en parle, qu’on crée autour, dedans, et avec. C’est se battre contre le stigma, la honte, les tabous, le puritanisme et la répression, aussi. Deuxièmement, il y a un aspect économique. Il est toujours extrêmement difficile pour toute personne dont le travail est sexuel, ou tourne autour des sexualités de près ou de loin, de monnayer son travail. Parce que la plupart des contenus sont censurés, parce que les processeurs de paiement les suppriment, ou les taxent de manière aberrante, quand ce n’est pas tout simplement illégal. Sans cette liberté pour les createurs-trices de produire, montrer ET monnayer leurs travaux directement, ils ou elles se retrouvent à nouveau tributaire des grosses plateformes de distribution spécialisées dans le porn, et donc se retrouvent cantonnées, limitées, et soumises à leurs règles (stigma, course à l’audience, régulations, revenus limités et indirects, etc). »
Paulita Pappel, co-organisatrice du Porn Film Festival de Berlin et fondatrice de Lustery.com, dénonce ainsi : « Cette décision […] fatale pour les productions alternatives indépendantes. Ces cinéastes ont peu de moyens de commercialiser leur travail pornographique. Seuls quelques-uns parviennent à vivre leur art en utilisant de telles plateformes. En censurant et en discriminant, ces entreprises entravent la création de pornographie alternative et entravent la diversité des corps, des sexualités, des identités et des esthétiques dans la pornographie. » Cette situation n’est pas nouvelle et résonne avec le prophétique King Kong Théorie de Virginie Despentes : « Désormais, le X sera l’objet d’une censure économique assassine. Il n’y aura plus la possibilité de réaliser des films ambitieux, de filmer le sexe comme on s’appliquera à filmer la guerre, l’amour romantique ou les gangsters. »
Derrière la censure de la pornographie, la régulation des imaginaires
La décision de Patreon ne sort pas de nulle part. Elle intervient alors que les lois SESTA-FOSTA ont été signées aux Etats-Unis en avril 2018 dans le but affiché de lutter contre le trafic sexuel (Stop Enabling Sex Trafficking Act et Allow States and Victims to Fight Online Sex Trafficking Act). En réalité, les termes de ces lois sont très vagues et, en plus de mélanger sexe tarifé consenti et traite sexuelle, ont pour effet de dissuader les plateformes, hébergeurs, applications tierces de tolérer tout ce qui s’apparente de près ou de loin à de la sexualité tarifée. Les conséquences dramatiques de cette censure se font d’ores et déjà ressentir chez les travailleur.se.s du sexe, d’après Motherboard, tout comme l’absence d’alternatives aux plateformes numériques concernées.
Comme le résume Dwam Ipomée, « Toutes les plateformes sont jugulées soit par les processeurs de paiements, qui refusent tous liens avec quoi que ce soit de sexuel, soit par les législations SESTA/FOSTA, qui n’est qu’une loi de censure et de puritanisme incroyablement liberticide. En gros, tout hébergeur peut être tenu responsable pour trafic sexuel s’il y a du contenu ou des discussions… à caractère sexuel sur leurs sites/plateformes. C’est large, et la plupart censure préventivement pour se protéger. Les alternatives existantes sont généralement des sites/pages/groupes/réseaux gérés par des travailleurs-ses du sexe, et donc l’audience est très différente, c’est souvent risqué ou en sursis, et de nouveau extrêmement limité en terme de possibilité de monnayer son travail – on retombe dans les mêmes problèmes. La plupart des plateformes qui acceptent ou tolèrent le porn les censurent quand même, avec les shadowbans et la disparition des mots-clés, ce qui supprime la visibilité dans les moteurs de recherche, par exemple. »
Google, Snapchat, Facebook, Instagram, MailChimp… Toutes ces entreprises américaines, qui régulent de façon opaque notre accès à l’information sur Internet, se sont empressées de se mettre en conformité avec la nouvelle régulation. Patreon a ainsi justifié le durcissement de ses CGU comme étant le fait des pressions des processeurs de paiement tels que PayPal, fréquemment utilisés pour payer les artistes. D’après le Tag Parfait, dont la page vient d’être suspendue, « Patreon a doublé ses effectifs pour pouvoir aller à la chasse aux pages qui contreviennent au CGU suite à des pressions des processeurs de paiements. » Les avertissements des contributeur-trices de Patreon censuré-es résonnent donc douloureusement avec l’actualité. Dwam conclut dans un post publié sur Instagram : « Comme le canari dans la mine, toujours le premier à tomber sous les lois oppressives qui restreignent les libertés, sous les faux noms de la censure et de la morale. Mais cela affectera votre vie privée et vos droits citoyens aussi. Faites attention ! »