Confinement ou pas, la production musicale carbure à plein gaz et chaque semaine se voit chargée de monceaux de sorties d’albums. Alors il se peut que de temps en temps, on en loupe un ou deux. Aujourd’hui, on revient sur une petite aiguille cachée dans ces multitudes de bottes de foin : le premier album de The Jacques, qui mérite de gagner ses éperons. Loin de passer inaperçu, ces Anglais ont bien la volonté de prouver que, non, le rock n’est pas mort, qu’il est bel et bien vivant, et que rien ne saurait étouffer ses braises toutes chaudes.
Si le nom voudrait nous embarquer sur les routes de l’hexagone, l’indice est trompeur car rien n’est plus anglais que The Jacques. De ce rock mélodieux à souhait si particulier à la culture british, jusqu’aux gueules pâlottes et un poil mélancoliques qu’affichent les âmes torturées du fond du pub, tout rappelle les terres d’outre-Manche. Pour bien comprendre d’où viennent ces jeunes gredins qui ne font en réalité pas leurs premiers pas, piquons une tête rapide à Bristol, qui les a vu grandir. Petite ville nichée tout contre le courant de l’Avon, cette cité anglaise possède deux équipes de foot vraiment moyennes, une monnaie locale, un penchant pour les manifestations et surtout, cette culture musicale débordante inhérente à l’Angleterre. Bristol, c’est Massive Attack, Portishead, Beak> ou plus récemment Idles. C’est une culture populaire et underground foisonnante et de petites salles de concert qui miroitent la genèse de futures idoles. C’est un rock bien vivant. Bercés de cette culture révoltée, les quatre jouvenceaux sont donc plongés de la tête au pied dans la potion magique.
S’il n’est pas facile de réunir toutes les informations nécessaires pour tracer les contours de cet ovni du rock britannique, les orpailleurs du net pourront néanmoins tomber sur le premier EP de cette formation évolutive, dont ne subsiste plus qu’une seule des paires de frères formatrices : la branche O’Brien qui s’agite derrière le micro et la batterie. Un premier EP déjà bien articulé, malgré le fait qu’il souffre de l’âge de Finn, chanteur, qui n’avait alors que 16 ou 17 ans. Sur une production étrangement mature et riche, vient se plaquer la voix d’un adolescent, trop douce pour le grunge de The Jacques, trop sage pour l’insolence des textes, trop lisse pour les pétaradantes guitares. Pourtant et malgré tout, ce quatuor déjà bien arrogant pour leur âge tape dans l’œil et est vite aperçu par Gary Powell, batteur des Libertines. C’est que ces petits gars sont loin d’être à côté de la plaque, caressant un rêve hors de leur portée. Preuve en est avec The Four Five Three, un album qui monte au pinacle et réveille le rock prétentieux qui soupirait d’être ressassé sans consistance depuis un bon moment.
La voix d’O’Brien est la première claque. La puberté a fait son boulot et, coup de chance ou destinée, il se retrouve avec l’outil idéal. La voix du rockeur anglais par excellence, avec ce qu’il faut d’écorchure, ce qu’il faut de blessure, ce qu’il faut d’insolence. Voix qui n’est pas sans appuyer le sentiment latent qui surplombe cet album. L’influence d’Arctic Monkeys est flagrante. Et depuis les riffs hyperactifs qui rappellent les Strokes jusqu’aux accords rageurs et nostalgiques empruntés à Pulp, nombre de piliers du même tonneau hantent le projet. Mais c’est là que réside la puissance de The Jacques : sans rabâcher une arrogance mélodique et un dédain de crooner trop familier, ils s’approprient les guitares ésotériques et le grain plein de flegme de leurs instigateurs, dans une émulation novatrice qui les empêche de tomber dans l’insupportable réchauffé, qui semblait jusque là engluer le rock anglais dans ses retranchements.
The Four Five Three, loin de faire un pas en avant puis deux en arrière, propose un son innovant, bâti sur des réminiscences des années 90. Ces treize titres glissent le long de la nuque, des joues, des tempes, s’insinuent directement dans les veines pour faire vibrer les moindres parcelles de peau. Il est de ces albums qui confère une soudaine confiance en soi et fait marcher dans la rue les épaules un peu plus hautes que la veille, prêt·e à en découdre avec l’univers tout entier, et qui, à mesure que l’on monte le son, distille la conviction que l’on trône à quelques mètres au dessus du sol, intouchable. Batterie sourde ou intempestive, guitares profondes ou acides, des outros à s’en décrocher la mâchoire, une production détaillée qui s’envole dans des refrains qui collent au cerveau ou s’évanouit dans un bourdonnement lancinant ; tant d’ingrédients qui viennent embrasser des textes sur lesquels planent des romances déchues, des blessures encore saillantes, un pessimisme latent et une rage silencieuse.
L’atmosphère sombre des titres comme « Born Sore » ou « Kiss the Pharaoh » et son air post-punk pose les jalons d’une exploration téméraire qui s’accentue dans « The Ugliest Look » ou « Tiny Fuzzy Parasite ». « Count On Me Pt.1 » et « Count On Me Pt.2 » s’immiscent en incartades audacieuses qui insufflent ce qu’il faut d’expérimental, de sonorités qui grattent, et dont « God’s Lick » semble être l’acmé délirante, morceau idéal pour clore cet album. « Do Me For A Fool » pourrait en perdre certain·e·s, mais en cherchant sous ses affèteries trop tubesques et heureuses on y trouve une mélodie digne des plus grands hits des années 2000, qui finit par nous avoir aux sentiments, si ce n’est à l’usure. Peut-être aussi un petit bémol sur « Holy Mamacita » dont la mélodie paresseuse concède un temps de repos, dont, en fait, on se passerait. Mais le rythme est rattrapé par la suite par un « Hendrick » puissant, énergique, euphorisant. Ce titre, qui figurait sur le premier EP sous le nom de « Foreign Film », est repris, sublimé pour devenir peut-être le plus bel objet de cet album. Avec ses voix dédoublées, son refrain qui donne envie de « fall in love right by the seaside » et ses éléments en sous-couches qui donnent toute sa profondeur à l’instrumentale. Encore un de ces morceaux qui décolle les vertèbres. Les sonorités plus aériennes de « Cradle » ou « Taste The Mexican Sun » s’opposent à « Swift Martin » et son léger penchant new-wave, qui rabâche « No one’s gonna take you to heaven ». Mantra désespéré qui suggère que de toute façon, toute cette histoire de vie va mal se finir, alors pourquoi ne pas tout tenter, finalement ?
The Jacques a tout tenté, et révèle un album qui s’éparpille sans jamais s’égarer. Qui emprunte des sentiers nouveaux sans perdre de vue sa route principale. Et plutôt qu’un trop plein de choses différentes qui finit par lasser, on y trouve une satiété aussi étonnante qu’agréable. Mieux encore, ils ont trouvé, au milieu de tout ce bordel organisé, leur fil conducteur et personnel qui fait de cet effort un album intime, unique. Et absolument rock.