Fin novembre, The Bug et Dis Fig présentaient leur projet collaboratif, fruit de deux années d’échanges virtuels. Pour eux, In Blue, c’est du tunnel sound : un son nocturne et chaleureux qui invite à l’introspection. Les murmures assurés de Dis Fig se mêlent aux rythmiques du producteur The Bug. Retour sur une interview personnelle et politisée, dans laquelle deux musicien·ne·s s’allient dans leurs idéaux de vie.
En octobre, on vous dévoilait le dernier clip de The Bug et Dis Fig qui annonçait l’atmosphère dans laquelle on se verrait plonger lors de l’écoute de leur dernier In Blue. À l’image de leur clip, l’album est sensuel, atmosphérique et mystérieux. Mais il est aussi propice à l’introspection. Nous découvrons dans cette interview que les collaborateur·rice·s ont créé, et finalisé, cette œuvre exclusivement virtuellement. Nous découvrons également le respect qu’ont ces deux artistes l’un pour l’autre : au-delà de leurs affinités avec la nuit, ils partagent également des idéaux politiques. Nous avons envisagé la fin de toute ségrégation, parlé des possibles limites du financement des arts par le gouvernement allemand, et évoqué leur évolution punk.
Manifesto XXI – Tout d’abord, merci pour cette rencontre. Étant un magazine indépendant et alternatif, nous sommes fier·e·s de mettre en avant le travail d’artistes comme vous qui souhaitent aller contrer les diktats établis dans l’industrie de la musique.
Kevin Richard Martin (The Bug) : Je vais débuter en pointant un terme qui m’interpelle toujours en France : « alternatif ». C’est quelque chose que j’ai toujours trouvé un peu étrange (rires). Que les gens sont soit mainstream, soit alternatifs ; il n’y a pas de juste milieu. Je suis globalement de conviction alternative mais j’aime beaucoup de choses du mainstream aussi. Je pense que cela reflète beaucoup de choses sur la France car ce pays m’a toujours semblé très divisé et ségrégué. J’étais choqué, lorsque je suis venu à Paris pour la première fois, de voir que tout était catégorisé et segmenté. Pourquoi se limiter dans la variété de nos interactions sociales et de nos expériences ? À la fin, on a toustes les mêmes besoins, d’où que l’on vienne. C’est peut-être utopique mais cette division n’a jamais eu de sens pour moi.
Peut-être que c’est l’environnement politique qui fait que nous devons aller dans les extrêmes afin de faire valoir notre parole. Être non-politique en France est un luxe. Bref, parlons de votre dernier album In Blue. Comment a-t-il vu le jour ?
Kevin : Nous nous sommes rencontré·e·s virtuellement. Notre rencontre en vrai ne s’est faite qu’à la fin de l’album, à Moscou. À l’époque, nous étions toustes deux basé·e·s à Berlin, et Felicia (Dis Fig) m’avait contacté pour que j’écoute un de ses titres, qui est ensuite devenu « Purge ». Je cherchais à ce moment une chanteuse dont la voix conviendrait aux rythmes de cet album.
Felicia Chen (Dis Fig) : C’était une histoire de timing et tout a débuté avec un message Facebook. Comme Kevin l’a dit, on ne s’est rencontré·e·s qu’une seule fois au-delà de nos écrans. Mais nous avons tissé une belle amitié à travers nos discussions nocturnes. C’est très 2020, non ? (rires)
Kevin : Il y a clairement un sentiment d’isolation qui se dégage de nos discussions et on voulait que cette ambiance émane de cet album.
Oui, j’allais dire : je trouve qu’il est très bien tombé en ces temps où les artistes collaborent virtuellement, font des lives en ligne, en pleine période pandémique. Mais je découvre que vous avez travaillé sur cet album principalement le soir. De cet album se dégage en effet une atmosphère très nocturne et mystérieuse. Quelle est votre approche à ces éléments ?
Felicia : On s’est très vite rendu compte que nous sommes toustes deux des êtres très nocturnes. Cet album plutôt nocturne peut être perçu comme sombre mais je le vois d’une autre façon : nous sommes le plus en osmose avec nos émotions et pensées le soir. Il y a moins de distractions que pendant la journée et c’est plus personnel.
Kevin : J’ai toujours eu de l’aversion pour le mot « sombre ». J’aime plutôt penser que ma musique se rapprochait du feu : la lumière dans le noir. Pour cet album, nous avons pensé au « tunnel sound », un son de tunnel. Je ne suis pas intimidé par cet espace, il ne me veut pas de mal. Ce tunnel se présente plutôt comme un cocon bienveillant.
Felicia : Oui, le terme le plus approprié est « chaleureux ». Par exemple, ma façon de chanter, que tu as pu décrire comme une forme de psalmodie ou prophétie, est plus un courant de pensée réfléchi. Je me questionne en introversion.
Kevin : J’y pensais tout à l’heure et je me suis dit que cet album pourrait être comparé à une balade en vélo dans Londres à 4h du matin. Il me rappelle l’état brumeux des clubs, lorsque tout le monde part. Il est très sensuel, cet album.
Justement, c’est quoi le fameux « tunnel sound » ?
Kevin : C’est un tunnel qui nous permet une immersion totale. C’est un état d’esprit.
Felicia : C’est un espace où la direction n’est pas importante, on peut s’y perdre sans forcément vouloir trouver une direction.
Cet état d’esprit est donc proche de l’improvisation et de l’expérimentation. Cet album est très différent de ce que vous avez fait avant. Est-ce que sortir de sa zone de confort est un élément important dans votre processus créatif ?
Kevin : Il est clairement en lien avec des genres que j’ai explorés avant : le dancehall, le dub, mais c’est vrai que Felicia apporte une âme profonde à cet album. Il n’y a pas de genre spécifique à associer à cet album et je le qualifie surtout en fonction de sa présence.
Dès mes débuts dans l’industrie de la musique, j’ai toujours voulu m’éloigner des connotations de genre. Lorsque j’étais gosse, j’étais punk (rires) et j’adorais traîner avec d’autres « tribus ». Mon meilleur ami était un DJ rockabilly des plus connus en Angleterre mais je m’associais aussi à celles et ceux qui faisaient du hip-hop. Je suis très anti-ségrégation et je veux le meilleur de tout. Musicalement, les artistes avec qui j’ai travaillé et que j’adore écouter sont difficiles à classer en termes de genres établis par l’industrie. Iels existent toustes dans leur propre monde. Je pense que ça a toujours été le but pour moi : faire un son en accord avec mon image et non un son en fonction d’une image que je veux projeter !
J’ai toujours eu de l’aversion pour le mot « sombre ». J’ai toujours plutôt pensé que ma musique se rapprochait du feu : la lumière dans le noir.
The Bug
Felicia : De mon côté, j’ai grandi avec plein d’influences. En musique et dans tout, j’aime la variété et j’ai beaucoup de plaisir à découvrir. Au-delà de ça, l’improvisation et l’envie d’expérimentation peuvent être expliquées par qui je suis, tout simplement. Je préfère me concentrer sur les émotions et le présent plutôt que la pensée. J’ai une formation vocale en jazz, genre pour lequel cette improvisation est très importante. Cette approche a beaucoup influencé ma méthodologie créative pour cet album. Par exemple, j’ai souvent pu fermer les yeux et juste me laisser guider par les rythmes proposés par Kevin. Un récit spontané en est donc le résultat : j’ai écrit une histoire sans limitations et anticipations. Ne pas se restreindre permet d’être sincère et d’accepter les narrations comme elles viennent.
Kevin, j’ai découvert que tu avais un label qui produisait plutôt du doom metal : Pathological Records. Quel est ton lien avec ce genre musical ?
Kevin : Oui, en effet. Le premier album que je n’ai jamais sorti était une compilation rassemblant les titres de Napalm Death, Godflesh, Carcass, Terminal Cheesecake, et bien d’autres. Mais au-delà du genre, c’était une époque. J’organisais des soirées dans un petit pub derrière le poste de police à Brixton, Londres. Beaucoup des artistes qui y jouaient live étaient des ami·e·s. Je venais de déménager à Londres, et je me suis vite rendu compte que c’était merdique. Si vous n’aviez pas de connections ou d’argent, c’était foutu. Je me retrouvais à payer pour pouvoir être sur scène. Il fallait trouver une solution : soit je continuais comme ça et j’allais être découragé de la musique, ou bien on allait faire nos propres soirées. Pendant une année, presque rien ne s’est passé mais les choses se sont ensuite enclenchées. Il s’agit souvent d’être au bon endroit, au bon moment.
Dans tous les cas, le but n’a jamais été de gagner de l’argent, tant que j’aidais les groupes, ainsi que le mien. Tout était un peu idéaliste, et cette approche m’a suivi dans ma carrière. J’ai grandi avec des idoles anarcho-punk qui évoquent souvent l’information contre-culturelle : des groupes comme Crass qui parlait de végétarisme, Throbbing Gristle qui doutait et était parano de tout système, par exemple. N’aie confiance en personne, fuck tout le monde. C’est resté.
Quelle forme prend la club culture dans les villes où vous avez vécu ? Celle-ci est-elle source de créativité ?
Felicia : Difficile d’y répondre concrètement. Je vis à Berlin depuis six ans, à la suite de mon déménagement de New York. La club culture est très importante à Berlin : ici, la techno est comme la pop, vous l’entendez partout. Les tendances s’établissent et changent tous les deux ans environ. Bien évidemment, je suis très inspirée par tout ce qui m’entoure mais cela me permet surtout de rester fidèle à ma voie initiale car j’aimerais éviter l’effet de troupeau. À New York, je faisais partie d’un collectif nommé PTP qui est très punk et DIY. Cette approche est restée avec moi. Je dirais qu’une des grandes différences entre Berlin et New York, c’est que la dernière ne bénéficie pas d’aides du gouvernement pour la création. C’est donc encore un choix de faire de la musique à New York : les artistes y donnent toute leur énergie afin de créer de nouveaux espaces et proposer de nouvelles choses.
Un récit spontané en est donc le résultat : j’ai écrit une histoire sans limitations et anticipations. Ne pas se restreindre permet d’être sincère et d’accepter les narrations comme elles viennent.
Dis Fig
Vous pensez donc que le financement de la musique électronique par le gouvernement peut être un frein à la créativité ?
Kevin : Il y un film très connu de Orson Welles, The Third Man (1949), qui dit très clairement que nulle grande œuvre n’émerge de la démocratie : le feu puissant vient de la tyrannie. Je dois avouer que beaucoup de la musique que j’aime le plus nous vient de frictions. Pour en citer quelques-unes : le free jazz nous vient des mouvements pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960, les révoltes sociales en Jamaïque dans les années 70 ainsi que le punk. Lorsque j’étais en tournée avec Godflesh, on se disait souvent que les pires concerts étaient dans les salles entretenues par l’État parce que celles et ceux qui les organisaient n’y mettaient pas du leur.
Ce que le gouvernement allemand a fait pour l’humanité est incroyable mais je ne sais pas exactement comment ça se répercute sur les arts. Une chose me désole à Berlin, c’est que les gens ne se mélangent pas trop et ne sont pas trop curieux. Iels ne sont pas radicaux, selon moi, mais vivent confortablement. Beaucoup de gens y déménagent, à raison car c’est fonctionnel, et qu’il y a ces aides justement. Mais je peux aussi dire que sans aide cette année, j’ai eu très peur. Ça a eu un impact sur la façon dont je crée : mes processus sont plus frénétiques.
Felicia : Parler du sujet des aides de l’État est très difficile pour moi car je sais qu’une des raisons pour lesquelles je reste à Berlin, c’est justement cette sécurité. Mais je serais plus heureuse ailleurs. Les aides me permettent d’expérimenter, et de faire ce qui me plaît. Si Berlin est une ville très progressiste en termes d’identité, des droits queer, etc. j’ai l’impression que ça reste très fermé d’esprit. On en revient à évoquer le multiculturalisme mais il y a quand même un peu de ségrégation.
Kevin : Ce que Felicia décrit prouve bien que l’effervescence d’identités génère des idées. Si tout le monde pense ou se comporte pareil, ils seront semblables et se complairont dans cela. L’imprévisible rend la vie plus intéressante.
Ce qui me semble aussi intéressant, c’est la soudaine légitimité que donnent certains gouvernements à la musique électronique. Ce qui n’est pas forcément le cas en Angleterre : récemment, le politicien Rishi Sunak a conseillé aux DJs de trouver un autre chemin professionnel s’iels ne réussissent pas à gagner leur vie. Goldie, The Black Madonna, Haai, Fatboy Slim et d’autres ont montré leur mécontentement. On traverse une période intéressante mais compliquée car nous risquons de placer la musique électronique comme commodité qui éloignerait des mouvements fondateurs de ce genre. Selon vous, l’avenir est-il prometteur ?
Kevin : J’ai toujours été magnétisé par les genres et artistes qui restent fidèles à leur vision. Iels sont généralement antisociaux·les et anti-gouvernement. À l’époque, faire de la musique permettait de rester sain·e et stable, et non de gagner un salaire. Tant que je payais mon loyer et que je faisais ce qui me plaisait musicalement parlant, j’étais heureux. Aujourd’hui, c’est certainement plus facile de faire de l’argent en tant que musicien·ne. Beaucoup entrent dans les arts en se disant qu’iels vont faire de l’argent, mais je crois qu’il reste une part de privilège. Je comprends l’envie de sécurité mais venant de la classe ouvrière, n’ayant rien sur quoi me reposer, la seule façon de trouver un peu de stabilité, c’est à travers la folie et l’acharnement.
Felicia : À New York par exemple, beaucoup de gens continuent de le faire par passion. Iels vivent de leur travail alimentaire et faire de la musique est un vrai engagement.
Nulle grande œuvre n’émerge de la démocratie : le feu puissant vient de la tyrannie. Je dois avouer que beaucoup de la musique que j’aime le plus nous vient de frictions.
The Bug
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