Après Désirer à tout prix, sorti en avril 2022 chez Binge Audio, Tal Madesta journaliste indépendant spécialisé dans les luttes LGBTI publie La fin des monstres – Récit d’une trajectoire trans aux éditions La Déferlante.
Nous l’avons rencontré afin de discuter de son second ouvrage, qui traite de son parcours en tant qu’homme trans dans une société où la transphobie fait rage.
Manifesto XXI – Bonjour Tal ! Qu’est-ce qui t’a amené à écrire ce livre ? Pourquoi ce sujet ?
Tal Madesta : Ce livre est né d’une suite de chroniques écrites en 2022 dans quatre numéros de La Déferlante. L’idée était de tirer de ces chroniques un format éditorial plus long afin d’y approfondir des thématiques en lien avec le rapport à l’espace public, à l’amour, etc. L’équipe m’a proposé d’ouvrir la maison d’édition, ce qui est une chance énorme. L’objectif est de faire un petit livre très pédagogique, qui soit une ressource pour les parents d’enfants trans, les personnes qui sont confrontées de près ou de loin à la transidentité et qui n’y connaissent rien, mais aussi un livre dans lequel les personnes trans puissent s’identifier. Bien sûr, je parle de mon point de vue situé, un parmi une multitude d’autres, mais l’idée était que ce soit une petite déclaration d’amour aux autres personnes trans.
Les arguments anti-trans sur les stéréotypes de genre sont invoqués au nom d’un prétendu féminisme, alors qu’il s’agit précisément d’un discours conservateur.
Tal Madesta
Le livre parle beaucoup des accusations faites aux personnes trans d’être responsables d’invisibiliser les femmes ou d’entretenir les stéréotypes de genre, alors que c’est précisément une pensée réactionnaire de calquer ce regard-là sur les personnes queers. Cette inversion de réalité est-elle un phénomène qui fait partie de ton quotidien ?
Je pense que cela touche plutôt les femmes trans. Les mecs trans, au contraire, vont être infantilisés lorsqu’ils disent qu’ils veulent transitionner à cause d’un sexisme intériorisé ou pour échapper à la lesbophobie. Je trouve que l’argument qu’on « renforcerait les stéréotypes de genre » n’est pas trop invoqué pour nous. Par contre, dans le cas des meufs trans, il y a effectivement une inversion de la réalité totale parce qu’on se retrouve avec un grand écart fabuleux, qui est de faire d’un des groupes sociaux les plus marginalisés du monde, des personnes qui auraient le pouvoir de détruire la classe sociale des femmes !
C’est très intéressant de voir ce retournement opéré dans le contexte de vie des femmes trans aujourd’hui. Je pense que cette inversion signifie deux choses : d’une part que les personnes qui mettent en avant ces arguments ne connaissent pas les parcours des personnes trans et sont dans un fantasme total, d’autre part, que les femmes trans sont instrumentalisées afin de faire avancer un projet politique anti-féministe. En effet, cet agenda réactionnaire vise à réaffirmer les rôles de genre dans la société et à naturaliser la division sexuelle. Les arguments anti-trans sur les stéréotypes de genre sont invoqués au nom d’un prétendu féminisme, alors qu’il s’agit précisément d’un discours conservateur.
Tu as écrit ce récit en parallèle de ta transition, est-ce que tu l’as vu plutôt comme un atout ou comme un inconvénient ?
Je l’ai vu comme un atout, parce que je l’ai écrit en plein cœur de ma transition qui est une période où l’on est très vulnérable dans l’espace public parce qu’on est perçu·e comme une personne trans. La rage de ce texte prend racine dans l’expérience de cette vulnérabilité et je n’aurais pas eu cette énergie si je l’avais écrit au bout de dix ans de transition. Mais un truc qui me faisait peur, c’était de me dire : est ce que tu vas le relire dans cinq ans et le trouver complètement à côté de la plaque ? Quand tu as encore la tête dans le guidon tu n’as peut-être pas le recul nécessaire pour voir comment la transition fait changer notre rapport au monde au fil des années.
La partie sur le doute d’être trans m’a particulièrement marquée. Est-ce que tu as l’impression que le climat politique actuel entrave le cheminement personnel des personnes queers ?
Le doute, on le rencontre surtout en début de transition. Il est une conséquence de l’absurdité que le monde nous renvoie comme image. Une fois que l’on est complètement installé·e dans son genre de destination et que l’on vit sa vie sans être immédiatement identifié·e comme personne trans, on ne se dit pas tous les trois jours « mon Dieu, est ce que j’ai fait la pire connerie de ma vie ? ». On ne peut pas formuler ce doute car les parcours sont très codifiés et obligent à adopter immédiatement des stratégies pour obtenir l’accès aux soins, aux chirurgies, aux changements d’état civil… Si tu arrives devant un·e psychiatre et que tu n’es pas vraiment sûr·e, tu peux dire adieu à tes chirurgies et aux accords tripartites entre le·la psy et l’endocrinologue.
Or on intériorise beaucoup cette honte du doute, et ce n’est pas une question beaucoup discutée entre personnes trans. C’est pour ça que j’ai voulu en parler, même si j’ai beaucoup réfléchi avant de le faire parce que j’avais peur que ça soit instrumentalisé. On nous entoure d’un imaginaire très pathologisant qui nous dit constamment qu’on est malade et à la fin tu te dis, mais ça se trouve, c’est vrai… Le doute réside dans l’absurdité d’être confronté·e à tant de violence pour le simple fait de transitionner. Cela empêche donc complètement de pouvoir tâtonner parce que pour tâtonner, il faut avoir l’espace et la confiance de le faire… On ne nous donne pas du tout les outils pour ça.
La violence du discours transphobe est terrible, et tu expliques dans ton ouvrage qu’il est couplé à une violence institutionnelle.
Le parcours de transition est tellement violent, que ce soit l’exclusion du marché du travail, du logement ou les rejets familiaux et amicaux. Pour être accepté·e, il faut respecter une espèce de narratif très précis sur ce que c’est d’être un homme ou ce que c’est d’être une femme. Il y a plein de personnes trans, même des mecs trans hyper masculins et des meufs trans hyper féminines, qui ne sont pas dans cette performance parfaite de la féminité ou de la masculinité, mais l’on y est obligé·e. Si tu es une femme trans butch, les juges et les médecins ne vont pas apprécier, donc on t’oblige à aller dans ce sens là.
J’ai écrit une phrase dans le livre où j’explique qu’on se rend compte du caractère absurde de la division sexuelle lorsqu’on se retrouve à expliquer pourquoi l’on veut transitionner au sein des murs de l’institution judiciaire. Les questions que te posent les psychiatres, les juges, ce qu’il faut dire ou faire pour avoir accès aux soins… Tout cela est sidérant. L’institution va tellement loin dans l’intimité des gens qu’on doit se justifier face à des inconnu·es pour obtenir le droit d’accéder à notre corps.
J’en avais rien à foutre de mes seins, j’ai fait une mamec parce que c’était plus simple dans l’espace public. J’aurais très bien pu rester avec ma poitrine mais pour eulleux, il faut absolument se détester et vouloir arracher sa peau. Tu es obligé·e d’inventer des trucs complètement faux pour rentrer dans le narratif tricoté par des personnes non concernées mais qui définissent ce qu’est une « vraie » personne trans.
Tal Madesta
Est-ce qu’il y a une question qui t’a particulièrement marqué ?
« À quel âge avez vous eu envie de vous arracher les seins ? » : question du psychiatre pour qu’il donne son accord pour une mammectomie. J’en avais rien à foutre de mes seins, j’ai fait une mamec parce que c’était plus simple dans l’espace public. J’aurais très bien pu rester avec ma poitrine mais pour elleux, il faut absolument se détester et vouloir arracher sa peau. Tu es obligé d’inventer des trucs complètement faux pour rentrer dans le narratif tricoté par des personnes non concernées mais qui définissent ce qu’est une « vraie » personne trans.
La logique est : on te laisse accéder à la transition pour rectifier une anomalie. Il y a une déviance qui doit être corrigée.
Au début de l’ouvrage et dans le titre il y a une référence au philosophe Paul B. Preciado et à son livre Je suis un monstre qui vous parle. De ton côté, tu souhaites en finir avec l’archétype du « monstre » pour désigner les personnes trans. Est-ce une critique que tu lui adresses ?
L’idée n’est pas de rejeter en bloc ce que dit Preciado. Simplement, je pense qu’il faut le contextualiser. Il s’inscrit dans une lignée de philosophes postmodernes qui voient le genre comme un exercice de subversion. Je ne dis pas que c’est faux, mais plutôt que ce genre de discours peut alimenter les rhétoriques transphobes parce qu’il participe à déshumaniser les personnes trans et à entretenir cet imaginaire du monstre ou du troisième sexe. Pour lui, l’enjeu est de s’approprier cet imaginaire du monstre et d’en faire un objet révolutionnaire. Pourquoi pas, mais aujourd’hui, on n’est pas en train de transitionner pour essayer de révolutionner le genre mais pour survivre en fait. J’ai envie de répondre que « non, je ne suis pas un monstre, ce sont les personnes aux propos et attitudes transphobes qui sont les monstres ».
Dans le cas précis de Preciado, il y a aussi un enjeu de classe qui se sent énormément. C’est un philosophe blanc et espagnol, un universitaire, sa réalité est éloignée de plein de personnes trans. Je ne pense pas que ses théories parlent à toutes les meufs trans qui sont au Bois de Boulogne et qui se font agresser sans arrêt. Pour elles, ce sont des enjeux de survie pure.
Quels sont tes souhaits pour la communauté trans ?
Je souhaite l’auto-détermination totale des parcours trans, la facilitation du changement d’état civil au tribunal, l’accès aux soins gratuits, la fin de la psychiatrisation des parcours, c’est-à-dire ne plus avoir à passer par des psychiatres pour chaque étape. Je souhaite la fin de la loi de pénalisation de 2016 pour les personnes trans qui sont travailleureuses du sexe et la régularisation de tous les sans papiers.
Tal Madesta, La fin des monstres – Récit d’une trajectoire trans, La Déferlante éditions, 81 pages, 15 euros.
Relecture et édition : Benjamin Delaveau et Anne-Charlotte Michaut
Image à la une : © Adeline Rapon pour La Déferlante