[ Mise à jour : deux heures après la mise en ligne de cet article, le compte Instagram du Coin des LGBT+ est de nouveau visible. Le dernier post a été supprimé. ] Le plus gros compte d’information LGBT+ sur Instagram, Le Coin des LGBT+, a été définitivement supprimé hier, après la publication d’un post critiquant la politique de pinkwashing menée par l’État d’Israël et ses partisan·es. Contacté par e-mail, son créateur nous a partagé sa colère et son analyse de la situation.
C’est une lourde perte pour l’Internet queer francophone. Ces dernières années, nous sommes nombreux·ses (y compris des journalistes) à avoir appris une info grâce au compte instagram @lecoindeslgbt. Le Coin était une page d’information précieuse, où on trouvait aussi bien le compte-rendu des agressions LGBTphobes en France que le récit des victoires législatives partout dans le monde et des partis pris politiques. C’était aussi un endroit d’échange pour ses followers. Bref, Le Coin était un espace essentiel, emblématique du fleurissement d’une génération d’activistes et créateurices de contenus politisés. À moins que la maison-mère d’Instagram ne revienne sur sa décision, il faudra désormais faire sans. Cette suppression rappelle cruellement qu’en 2024, la politique de modération de Meta reste opaque. Derrière la page du Coin des LGBT+, il y a un militant qui tient à rester anonyme, mais qui a toujours beaucoup à dire.
Manifesto XXI – Le Coin représente cinq années de travail bénévole, comment vous êtes-vous senti en recevant la notification de suppression ?
Le Coin des LGBT+ : D’abord, un sentiment d’injustice. Instagram n’a que très rarement puni ceux qui m’insultaient ou me menaçaient de mort quotidiennement. Même ceux qui se sont filmés dans une forêt en train de brûler des drapeaux avec mon nom dessus sont encore là. Par contre, la critique d’Israël vaut une désactivation en moins de 6 heures.
Et puis le sentiment d’un grand gâchis. Cela fait 5 ans que je partage quotidiennement les actualités LGBT+, de manière détaillée et contextualisée de sorte que les ados comme les adultes puissent facilement les comprendre. Je proposais aussi régulièrement des posts sur l’histoire et la culture de notre communauté. En outre, des posts de discussion permettaient aux 240 000 personnes abonnées à mon compte d’échanger sur des sujets divers, de témoigner et de s’entraider. Et on sait à quel point les plus jeunes de notre communauté ont besoin de cette entraide !
Par ailleurs, étant professeur d’histoire, je regrette que cette trace de notre histoire récente, aussi infime soit-elle, ait entièrement disparu.
Avez-vous archivé votre travail en dehors de la plateforme ?
Certains de mes posts sont aussi sur X (anciennement Twitter) mais on ne retrouvera jamais l’ensemble des publications, la communauté et les milliers d’échanges qu’il y a eu entre LGBT+ sur ce compte. De plus, Instagram permettant un format plus long que Twitter, les éléments de contexte y étaient bien plus riches et détaillés.
Ce n’était pas la première fois que le compte était menacé de suspension mais cette suppression se produit suite à un post de critique de la politique de pinkwashing menée par Israël et ses propagandistes. Selon vous, qu’est-ce que cela dit de la place des voix minoritaires critiques sur Internet depuis le 7 octobre, et en général ?
Le pinkwashing de l’État colonial israélien – c’est-à-dire l’instrumentalisation des droits LGBT+ pour justifier auprès d’un public occidental la colonisation, l’apartheid et le génocide perpétrés par Israël en Palestine – est une construction récente (environ quinze ans), organisée par le gouvernement israélien et financée à coup de millions d’euros. Sur ce sujet, je vous renvoie à Mirage gay à Tel Aviv de Jean Stern (aux éditions Libertalia, ndlr). Cette stratégie est soutenue activement par des propagandistes influents dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Le fait qu’un gros compte LGBT+ comme « Le Coin des LGBT+ » dénonce depuis bien avant le 7 octobre ce qu’Israël fait en Palestine et refuse que les droits LGBT+ soient utilisés pour justifier ces crimes, est fâcheux pour ces propagandistes qui ont tout tenté pour me faire taire : ils m’ont insulté, menacé, traité d’antisémite et ont signalé massivement mes posts, ce qui a généré la suppression de mon compte par Instagram. Un procédé classique auquel aucun·e militant·e dénonçant le génocide n’échappe, mais certain·e·s subissent une pression bien plus insoutenable : les militant·e·s Palestinien·ne·s, comme Rima Hassan par exemple.
J’ai tout donné dans l’espoir qu’un jour les enfants de notre communauté ne pleurent plus, seuls dans leur lit le soir, pendant que leurs parents sont à mille lieues de savoir ce qu’ils traversent… Mais si peu de choses ont changé, je suis toujours autant en colère. Nos enfants pleurent encore le soir.
Le Coin des LGBT+
Pouvez-vous revenir sur la naissance du Coin ? Y a-t-il un événement particulier qui vous a poussé à lancer la page ?
J’avais 25 ans. J’étais en colère. En colère d’être né dans un monde qui me forçait à me battre pour simplement exister. Une colère que rien ne pouvait apaiser. J’ai créé ce compte sur un coup de tête. J’ai grandi, évolué, progressé en même temps que « Le Coin des LGBT+ ». C’est grâce à ma communauté que j’ai réussi à faire mon coming-out en 2021. J’ai tout donné dans l’espoir qu’un jour les enfants de notre communauté ne pleurent plus, seuls dans leur lit le soir, pendant que leurs parents sont à mille lieues de savoir ce qu’ils traversent… Mais si peu de choses ont changé, je suis toujours autant en colère. Nos enfants pleurent encore le soir.
Le compte rassemblait 240 000 abonné·e·s, ce qui en fait le plus gros compte d’information LGBT francophone sur Instagram. Qu’est-ce que ça raconte de la place accordée aux sujets LGBTQIA dans le paysage médiatique ?
La vraie plus-value du compte, il me semble, était de pouvoir accéder facilement et gratuitement à une part de l’actualité, l’actualité de la communauté LGBT+, qui n’a presque jamais sa place dans les médias dominants. Comme pour les autres oppressions, la plupart des médias en parlent rarement et rarement correctement. Ils se bornent à quelques agressions et aux pays qui ouvrent le mariage aux couples de même genre. Ils en parlent si peu et si mal que beaucoup pensent que les LGBTphobies, c’est fini ! Mon principal but avec « Le Coin des LGBT+ » était de « reconstruire » le problème par l’actualité en montrant que les LGBTphobies sont partout et tout le temps : informer sur le problème, c’est le premier maillon de la lutte.
Refuser de dire le réel, ce n’est pas de la neutralité.
Le Coin des LGBT+
Le travail de veille quotidien effectué pour Le Coin vous place en fin observateur de la presse. Quelles critiques avez-vous à formuler concernant la presse ?
Je pourrais en parler des heures ! Je vais essayer de faire court en mentionnant quatre points qui me paraissent les plus notables :
Tout d’abord, l’actualité LGBT+ souffre souvent d’informations tronquées, décontextualisées, qui glorifient le résultat final en invisibilisant la lutte des premier·e·s concerné·e·s et les « manques ». Par exemple : la presse oubliera volontiers de préciser que la fameuse « interdiction des thérapies de conversion en Allemagne », présentée comme une avancée remarquable permise par la seule volonté du parlement, n’interdit pas ces tortures si la victime a plus de 18 ans.
Ensuite, et c’est lié, je remarque parfois une méconnaissance manifeste du processus législatif : je ne compte plus les fois où toute la presse s’est félicitée d’un nouveau droit pour les LGBT+ alors qu’il ne s’agissait que de la première lecture d’une proposition de loi dans seulement une des deux chambres du parlement d’un pays… Je comprends que cela permette de faire de beaux titres pendant deux ans mais tout de même !
J’aborderai aussi la fausse neutralité : la plupart des médias croient qu’en qualifiant un acte homophobe d’homophobe, ils ne sont plus neutres. Ils préfèreront alors des phrases comme « l’individu a tenu des propos jugés homophobes par une association ». Refuser de dire le réel, ce n’est pas de la neutralité.
Pour finir, et c’est le plus important, une partie de la presse participe elle-même à diffuser la haine anti-LGBT+ et particulièrement anti-trans. Du Figaro à Valeurs Actuelles, en passant par Le Point ou Charlie Hebdo, de nombreux médias se sont spécialisés dans les paniques morales transphobes.
C’est aussi lutter pour notre cause que de lutter contre la précarité et la casse sociale.
Le Coin des LGBT+
Quels enseignements tirez-vous de ces années d’activisme médiatique en ligne ? Vous avez notamment soutenu des campagnes comme Rien à guérir qui ont eu un impact.
Ma participation à la campagne #RienÀGuérir, pour faire interdire les thérapies de conversion en France, est en effet ce dont je me souviendrai le plus longtemps de toute cette aventure. J’y ai consacré une énergie phénoménale, en coordination avec des militants remarquables et courageux, comme Benoît Berthe Siward et Jean Michel Dunand.
Le seul enseignement que je retire de cette campagne, c’est qu’il faut parfois être inventif quand on n’a pas les moyens d’organiser des grosses actions dans le monde réel. C’est depuis mon canapé que j’ai contacté par messages Instagram toutes les célébrités que je connaissais pour leur demander d’exiger en public à Christophe Castaner (alors président du groupe LREM à l’Assemblée nationale) de programmer l’examen de la proposition de loi interdisant les thérapies de conversion (ce qu’il refusait de faire). J’ai été moi-même surpris du succès de cette action : Eddy de Pretto, Hoshi, Marie Papillon m’ont répondu « oui » tout de suite et des dizaines de célébrités ont alors suivi ! C’est encore depuis mon canapé que j’ai coordonné des dizaines de vœux dans les conseils municipaux de villes françaises pour demander l’interdiction des thérapies de conversion. Pour cela, il m’a suffi de pousser mes abonné·e·s à solliciter leurs élu·e·s dans toute la France avec une lettre type : Grenoble, Rennes et Montreuil ont ainsi adopté ce vœu pour demander au Parlement de légiférer.
Quels sont vos conseils pour celleux qui vont continuer d’informer sur des sujets LGBTQIA sur Insta ?
Mes points de vigilance sont les mêmes pour toustes celleux qui luttent contre les LGBTphobies, peu importe où iels se trouvent sur la chaîne du militantisme :
- Combattez la transphobie, sous toutes ses formes, y compris dans la communauté LGBT+ car c’est par les droits des personnes trans que nos opposant·e·s commenceront pour faire tomber tous nos droits.
- Ne laissez pas nos droits se faire utiliser pour légitimer le racisme, la xénophobie, la colonisation de la Palestine et le génocide du peuple palestinien, la casse sociale…
- Luttez pour les hausses de salaire, le remboursement des soins, la retraite, l’éducation gratuite et de qualité pour tou·te·s, les aides sociales… car c’est aussi lutter pour notre cause que de lutter contre la précarité et la casse sociale.
Article mis à jour le 7 février à 18h50.
Le Coin des LGBT+ restera actif sur X (Twitter), suivre ici.
Image à la Une : Léane Alestra
À relire au sujet de la censure sur Instagram :
• Tribune. Fury at the censorship of the net by Romy Alizée (2018)
• Censure : Bientôt l’heure des comptes pour Instagram ? (2019)