Septembre 2019, Paris. À l’Étrange Festival, la projection en avant-première de Fisting Club de Shu Lea Cheang donne le ton d’une rentrée déterminée. Ce premier volet, consacré au female fisting, est l’incipit d’une série pornographique artistique qui offrira au public un épisode par an sur les joies des pratiques sexuelles peu explorées du poing serré, encore mal reçues en société. En adaptant le scénario du roman Fight Club en une production softporn moderne, l’artiste met la communauté, le queer et la tendresse à l’honneur. On attendait sa sortie avec impatience et on n’a pas été déçu·e·s !
Artiste engagée, pionnière du net art et figure majeure de la recherche portant sur les politiques du corps, Shu Lea Cheang nous a offert un entretien exclusif qui revient sur ses derniers travaux : la création du Fisting Club et son installation « 3x6x6 » pour le pavillon de Taiwan à la Biennale de Venise. Avec l’aide curatoriale du philosophe Paul B. Preciado, l’artiste a installé une œuvre monumentale dans l’ancienne prison du Palazzo delle Prigioni. Plébiscitée par la critique, l’installation immersive « 3x6x6 » interroge la nature du regard administratif posé sur la vie intime, ainsi que les enjeux politiques sous-jacents à l’encadrement légal et à « l’appréciation morale » de cette dernière.
Mettre en lumière la criminalisation des sexualités par la société de surveillance, et explorer sans complexe le doux plaisir du poing serré : tel était le programme de notre exquise conversation avec celle qui révolutionne l’image du corps sexué en société.
Manifesto XXI – Shu Lea, bonjour ! C’est vraiment un plaisir de vous rencontrer à votre retour de Venise, est-ce que vous pouvez nous dire un mot sur le projet « 3x6x6 » que vous exposez en ce moment à la Biennale ?
Shu Lea Cheang : Oui, en fait je ne m’attendais pas du tout à représenter Taiwan. J’ai surtout vécu aux États-Unis, et à Paris également pendant longtemps. Le jury m’a appelée au moment de la sélection pour un examen de portfolio. J’ai été sélectionnée et ils m’ont informée que je devais trouver mon propre curateur. Ils ne m’ont jamais demandé de rédiger une note d’intention. C’était une situation très inhabituelle ! J’ai décidé de faire un projet d’installation politique, très en lien avec l’actualité. Je m’intéresse à beaucoup de sujets mais les politiques du corps et la sexualité ont toujours été au centre de mes recherches. Quand j’ai décidé que le projet de la Biennale de Venise allait être particulièrement centré sur celles-ci, j’ai immédiatement pensé à Paul B. Preciado pour le mettre en place.
Initialement, j’avais envie de travailler sur l’articulation entre sexualité et emprisonnement : le sexe en prison, les crimes sexuels, et surtout les conditions qui amènent à être enfermé·e en prison à cause d’actes ou de comportements ayant à voir avec le sexe. J’ai effectué plusieurs travaux sur l’histoire du sexe et du châtiment : du rapport entre discipline et punition liées au sexe dans l’intime et dans le regard de la société. En parallèle, je m’intéressais au concept du Panoptique de Foucault. Je voulais proposer une œuvre qui actualise ce concept et le mette en perspective dans l’actualité. Réfléchir à ce que « prison » signifiait avant et ce que cela signifie aujourd’hui.
Aujourd’hui, la prison n’est pas seulement un enfermement physique, nous nous sentons constamment emprisonnés dans une société où la surveillance est accrue.
Paul avait également des idées sur la perspective historique qui pourrait être donnée au projet : il s’intéressait à certaines figures historiques importantes, emprisonnées à cause de leur sexualité, comme Casanova. Tout cela avait beaucoup de sens : la prison dans laquelle nous voulions installer le projet à Venise était justement la prison où Casanova a été emprisonné et gardé comme détenu.
Tout le concept de l’installation « 3x6x6 » découle de ce contexte : partir de l’identité du lieu, de ce personnage emblématique de la sexualité criminalisée – Casanova – et suivre la volonté d’étendre l’idée jusque dans l’actualité en travaillant sur des profils contemporains. Au niveau des figures historiques, on montre un personnage qui interprète le Marquis de Sade, emprisonné pendant 32 ans pour ses pratiques sexuelles, et Michel Foucault, emprisonné en Pologne en 1950 parce qu’il était homosexuel. Trois personnages historiques nourrissent le projet et nous élargissons la réflexion à sept cas contemporains.
Chaque cas exposé répond à un « prototype » de « crime » différent : crime de la femme castratrice, personne transgenre accusée de viol… De nombreux jeunes gens ont été emprisonnés parce qu’ils ne vivaient pas leur identité comme il se doit et étaient accusés de viol en conséquence. Les liens qu’on a pu établir entre ces profils nous ont permis de parler d’un problème plus général : l’emprisonnement de Foucault pour son homosexualité n’est pas un cas isolé mais un phénomène qui concerne de nombreux individus. Étudier des cas spécifiques nous a permis d’avoir une réflexion plus large sur les « criminalisations » liées au genre et à la sexualité.
Comment le projet a-t-il été reçu par le public et par la critique ?
« 3x6x6 » était un vrai défi, c’était très risqué de le présenter pour une exposition d’art contemporain, en particulier celle-ci. Je veux dire : on voit vraiment les corps d’une façon frontale, et c’est la Biennale de Venise ! On était assez inquiets avec Paul ! Mais les gens ont adoré. Je suis en fait assez surprise de constater qu’à ce jour il n’y a eu aucune plainte !
Vous qui travaillez autant sur les body politics, les cadres légaux, scientifiques et théoriques qui contraignent/inspirent le corps dans son épanouissement, comment approchez-vous aujourd’hui cet objet « corps » justement ?
À ce stade, je ne me vois pas comme corps physique et je ne me connecte pas à cette idée. Je me retrouve plus dans l’idée de bioreplica, ou d’avatar. Je pense que le corps est obsolète, et en même temps, qu’il est un champ de bataille, une « final frontier ». Donc je ne le vois pas seulement comme une cage, mais aussi comme un terrain d’expérimentation pour la biotechnologie.
Dans ce cadre, c’est intéressant d’observer les recherches qui sont développées pour insérer des puces dans le corps humain, modifier l’ADN… Ce type de bio-interventions. Et en même temps, j’observe l’impact des codes pharmaceutiques et la manière avec laquelle les données médicales interfèrent et interviennent dans notre perception du corps. On voit bien que le corps est devenu le champ de bataille, le champ ultime de la bataille, le plus immédiat, alors qu’à mes yeux, il n’est vraiment qu’une forme, en soi.
Une grande force de votre travail c’est d’aborder la complexité avec laquelle tout le fonctionnement du corps peut être altéré et altérer ce qui l’habite. Les situations que vous explorez mettent toujours le doigt sur une ambivalence sans réduire ces altérations au meilleur ou au pire. Finalement les technologies qui agissent sur le corps sont le prolongement d’une dynamique profondément humaine de poser un contrôle, un pouvoir sur son fonctionnement. Alors peut-on dire que le corps n’est plus qu’un ensemble de datas modifiables ?
Nous devons considérer le corps queer et le corps transgenre comme étant déjà impliqués dans de nombreuses technologies, nécessitant de nombreuses interventions techniques et de différents types. D’une certaine manière, les corps sont des chantiers de construction. Et dans le processus trans, je parle en particulier de transition. Il y a toujours une intervention, une transformation technique. Dans le film de science-fiction UKI j’explore cette idée du corps comme terrain d’intervention en inventant le personnage de la Genom Corporation : une société qui colonise un corps humain pour en modifier le fonctionnement. La Genom Corp s’implante dans les microcellules du corps pour le diriger, pour le « computer » et, par là, modifier ses fonctionnements, tels que le processus de l’orgasme. Le film parle de la manière dont la société Genom veut changer la façon dont on ressent l’orgasme : on n’a pas besoin d’interactions humaines, un orgasme est généré par programmation.
Ça fait écho au film IKU que j’ai réalisé en 2000, dans lequel je mettais en scène des personnages de réplicas qui collectent des données sur l’orgasme avant de les insérer dans des puces pour téléphones mobiles. Dans ce film, on peut générer un orgasme grâce à son mobile. C’est voir l’orgasme comme un terrain de production de données : des informations constituent l’orgasme, sont générées, peuvent être collectées, re-produites et consommées.
Je suis obsédée par le phénomène qu’est l’orgasme et ce qu’il représente à nos yeux ! C’est certainement comme ça que je suis entrée dans le porno : parce que la pornographie semble créer et pouvoir vendre cet objet fantasmé, L’ORGASME.
Justement comment vous-êtes vous tournée vers la pornographie ? Quelle est votre position vis-à-vis de ce domaine ?
Ça vient d’un désir subversif en moi, et c’est une prise de position créative de vouloir montrer le corps d’une certaine manière. C’est une pratique qui vient de ma volonté d’aller vers un mode d’exposition brute, une exploration franche du plaisir et du non-plaisir. J’espère que mes travaux plaisent à certains, mais pour moi il s’agit davantage de créer une rencontre directe avec l’audience : amener un large public à regarder ces images et pouvoir les confronter. Je veux faire du porno pour le cinéma, le sortir du secret.
Je veux faire du porno qui puisse être consommé collectivement, pour qu’un public se réunisse pour regarder et faire l’expérience de la pornographie ensemble, en n’ayant aucune raison d’avoir honte. Ça a certainement à voir avec le fait que je suis asiatique : on ne parle jamais de sexe, on n’entend jamais parler de sexe, c’est très tabou…
Comment est né le projet Fisting Club et comment s’inscrit-il dans votre parcours ?
Ça a commencé en 2005-2006, je travaillais avec Wendy Delorme. Elle animait des ateliers de fisting à Paris et en était une grande promotrice. Bien entendu, le female fisting et le plaisir féminin tout court étaient considérés comme très controversés à l’époque. Je me suis intéressée à ce rapport au fist grâce à cette rencontre.
Par ailleurs, j’ai toujours voulu adapter le roman Fight Club pour en faire un détournement. J’ai écrit un scénario de travail, parlé à différents producteurs et annoncé que je voulais tourner une série « Fisting Club » avec des épisodes de dix minutes chaque année. En 2019, le premier Fisting Club a été tourné et je souhaite vraiment en créer un tous les ans, jusqu’à ce que je sois trop vieille pour regarder dans un écran de caméra ! J’ai beaucoup réfléchi à ce concept de série qui durerait le temps d’une vie, avec un épisode qui explore un contexte différent chaque année. Cette fois, le Fisting Club suit une communauté exclusivement féminine, le prochain sera avec des hommes gays âgés.
Est-ce qu’on peut avoir un résumé du premier épisode ?
C’est très simple ! Le plot est inspiré du livre Fight Club, c’est très psychologique. Lorsque l’auteur a commencé à écrire Fight Club, il était habité par le sentiment que les hommes avaient perdu le sens de communauté. Qu’ils avaient perdu leur capacité à s’associer, s’unir, se réunir. Il faut replacer le livre dans son époque (montée des féminismes), l’auteur imagine que beaucoup d’hommes hétérosexuels sont peut-être désœuvrés… et il voit dans ce désœuvrement la raison pour laquelle de nombreux groupes radicaux se forment. Donc, dans le livre, le club est bien sûr un club de combat, mais pour l’auteur l’enjeu véritable c’était de réunir ces hommes. De parvenir à retrouver une forme d’alliance, une solidarité.
Moi j’avais envie de m’attacher à cette idée et de la détourner : faire un club de fisting dans lequel on retrouve les règles du livre en référence telles que « Règle N ° 1 : on ne parle jamais du club de fisting », mais en changeant le contexte et le sens. Je voulais filmer les réunions du fisting club au cœur de différentes communautés queer.
Le scénario de Fisting Club fait vraiment écho aux pratiques du lien et du soin relationnel qui existent dans les réalités queer. Et puis en filmant les différents épisodes vous créez des communautés réelles autour du film. Est-ce que ça matche avec votre intention artistique ?
Oui ! Autour de l’acte de fisting je veux mettre à l’honneur et rassembler différentes communautés queer. Le premier épisode concerne le fisting féminin, le prochain épisode sera dédié aux hommes gays âgés. Les idées reçues dans la pornographie sont vraiment étranges… Comme si on ne pouvait pas faire de pornographie avec des personnes plus âgées. C’est fou !
Pour moi, votre post-porn tend à la contre-pornographie. À l’écran vos films libèrent le sexe des répercussions de la violence politique en société, violence exacerbée dans les images que vend la pornographie. Du scénario au contexte du tournage, comment vous positionnez-vous pour produire vos films ?
Vous savez à Berlin, il existe une énorme industrie et communauté de production de films post-porn. Nous nous connaissons tous, nous travaillons tous les uns avec les autres et nous accordons une grande attention au respect des règles, nous veillons à se protéger de la maltraitance. Il y a beaucoup de discussions autour des techniques à développer et règles à suivre. Déjà à la base, chaque acte sexuel fait l’objet d’un accord. Comme dans Fisting Club, avant de tourner une scène de fist, chaque fois que vous vous engagez dans une performance, vous ne forcez jamais rien. Nous discutons toujours beaucoup avant de réaliser un geste.
Nous faisons des suggestions sur la manière d’assurer la performance, comment se sentir à l’aise. Je n’ai pas vraiment besoin de diriger d’ailleurs. Une fois que le contexte a été décrit, la scène discutée et partagée, les interprètes arrivent et je laisse la caméra tourner parce qu’il n’y a rien à faire.
La manière dont vous filmez va aussi dans ce sens, non ? La façon dont la caméra joue son rôle est aussi une prise de position ?
Oui c’est très intéressant ! Je pense que c’est la différence avec le porno commercial. Je veux dire : maintenant nous tournons en numérique, ce qui facilite les choses, mais imaginez à l’époque du 35 mm et que chaque coupe devait être aussi précise… Maintenant on a le luxe de pouvoir laisser tourner ! Je tourne des scènes dans lesquelles je ne suis pas sûre que l’interprétation soit aussi réelle qu’elle paraît, je ne sais pas si je dois attendre l’orgasme ! Imaginez qu’on coupe au beau milieu de ce qui se passe ! C’est ce que je veux dire quand je parle de « post-porn shooting » : nous passons du réel au sur-réel en permanence. Il y a toujours un doute sur le fait que le performeur impliqué joue ou vive réellement ce qui se passe. Il faut le respecter, il faut laisser tourner.
Comment pensez-vous que votre travail sera reçu par le public ? Qui espérez-vous toucher ?
Je pense toujours au public et j’intègre dans le processus de création les réflexions liées au contexte dans lequel le travail sera vu. La plupart des gens sont touchés quand ils découvrent le travail dans les musées ou dans les cinémas.
Je ne suis pas une artiste de galeries : je pense que les galeries sont trop exclusives.
Dans les musées, au contraire, il y a un programme éducatif. Dans les cinémas, dans le contexte d’un festival par exemple, les gens sont prêts à découvrir de nouvelles idées, de nouveaux formats. Je veux sortir les images de la boîte dans laquelle elles sont enfermées, donc je souhaite toucher un large public, que des hétérosexuels voient le travail et se disent « WOW », et peut-être qu’ils s’y identifient aussi. Je préfère les contextes où tout le monde se mélange, plutôt que ceux qui répercutent des barrières entre binaires ou non, straight, queer, etc.
« Fisting Club: Episode 1 » de Shu Lea Cheang sera projeté au FESTIVAL CINEFFABLE (PARIS INTERNATIONAL LESBIAN & FEMINIST FILM FESTIVAL) le 2 novembre 2019.
Pour découvrir l’installation « 3x6x6 » rendez-vous au Palazzo Delle Prigioni à Venise dans le cadre de la Biennale de Venise, jusqu’au 23 novembre 2019.
Par Cléophée Moser