S’inscrivant dans la lignée des personnages hors-système d’Enki Bilal, Gondry ou La Vie d’Adèle, la crinière cyan arborée par Bugs (Jessica Henwick) dans le dernier Matrix achève de déconstruire la binarité de genre et le dualisme vérité/mensonge.
Dans l’obscurité d’un quartier d’affaires, éclairé par les lumières crues des hélicoptères, un personnage à la crinière éblouissante fait lueur. Rasée sur les côtés et épaisse mèche bleu électrique coiffée en arrière, Jessica Henwick incarne le personnage de Bugs, ici en cavale dans la scène inaugurale du quatrième opus de la saga Matrix. Avec ses lunettes fumées aux lignes futuristes, perfecto de cuir noir et piercings aux oreilles, le personnage arbore des symboles qui cassent les codes de la binarité de genre classique, faisant écho à des cultures alternatives et identifiables par le plus grand nombre comme telles.
Contrairement au personnage de Neo perdu entre simulation et réalité (dans ce film, Keanu Reeves est un programmateur aliéné dans un monde de l’informatique centré autour des métavers, des mondes virtuels fictifs), Bugs ne vit que hors de la matrice, refusant une identité dédoublée. Rejetant le récit dominant obsédé par les oppositions matrice/real world, URL/IRL, pilule bleue/pilule rouge, vrai/faux, obéissance/liberté… elle incarne pleinement le bug de la matrice binaire. Elle s’impose aux antipodes des agents dans le film, qui évoluent dans une imagerie aussi factice que naturaliste, alors que le bleu qui la coiffe la marque d’une vie hors-système, en dehors de la dichotomie nature-culture, réel-artificiel, maintenue dans une forme de tiers-espace entre le dedans et le dehors.
Couleur chaude
Coiffé en buzz cut, ce coloris artificiel assumé est plus qu’accessoire. Pour le·la spectateurice, il est un code de compréhension du récit visuel – les pilules avalées pour rester dans l’illusion de la matrice sont bleues, océaniques et technologiques à la fois. Jouant avec la mémoire filmique d’une parabole cyberpunk devenue critique du capitalisme, le bleu se retrouve au long du film : c’est la couleur utilisée à la fois pour coder et hacker les programmes.
Si le bleu s’érige en fil conducteur, nous amenant à interroger la frontière entre vrai et faux, illusion et envers du décor, la teinte éclaire aussi les cheveux d’un ensemble d’héroïnes de fiction hors-système – descendance dans laquelle Bugs s’inscrit par sa crinière azur. On peut penser à « La Femme piège », bande dessinée d’Enki Bilal de 1986 : ce récit SF dépeint les aléas d’une journaliste du futur perdant peu à peu le sens de la réalité dans des capitales européennes aux paysages apocalyptiques. Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, le personnage de Clémentine joué par Kate Winslet teint ses cheveux en bleu après avoir effacé de sa mémoire son histoire d’amour avec Joel (Jim Carrey). Et dans La Vie d’Adèle (Blue is the Warmest Color en anglais ou « Le bleu est une couleur chaude » de son titre original dans la BD de Jul’ Maroh), Emma (Léa Seydoux) exprime son rejet d’une féminité hétéronormée par ses cheveux courts et bleus, qu’elle coupera par la suite de façon symbolique.
Un bleu post-vérité
Vingt ans après le succès de la fable originale posant un regard dystopique sur la démocratisation du numérique et sa promesse de progrès et rationalité, le reboot de Matrix commandité par la Warner Bros surgit dans une société jonchée de fake news, hoaxes, théories du complot, questionnant le statut de la réalité de l’espace virtuel. Matrix Resurrections met en récit ce nouveau contexte, dépassant la question vrai/faux en instaurant le bleu comme artifice d’un personnage authentique.
À l’heure du vertige de la réalité, le codage cheveux bleus assumé rappelle les réflexions d’Umberto Eco sur la manière de lire le monde dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs : « Les cryptoanalyses ou les décrypteurs de code secret obéissent à une règle d’or : tout message est déchiffrable pourvu que l’on sache qu’il s’agit d’un message. » Bugs dépasse vrai et faux. Ses cheveux bleus sont le message qui nous apprend que le dualisme réalité/fiction est une illusion.
« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.