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Le slogan socialiste d’AOC au Met Ball, court-circuitage de la visibilité ?

Le slogan socialiste d’AOC au Met Ball, court-circuitage de la visibilité ?

« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.

Que retenir du slogan « Tax The Rich » sur la tenue d’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) lors du Met Ball ? Militantisme performatif ou néo-cheval de Troie ?

Jonchée du slogan « Tax the Rich », la robe fourreau haute couture que l’élue démocrate portait lors du bal du Met 2021 le 14 septembre a déclenché une vive polémique : sur les réseaux sociaux, les internautes sont divisé·e.s, et dénoncent un coup de com’ face à cette praxis politique jugée plus instagrammable que sociale.

Épaules dénudées, lèvres rubicondes et soie opaline ornée de tulle – voilà la silhouette qu’Alexandria Ocasio-Cortez donnait à voir, invitée à l’événement, symbole ultime de mondanité à l’américaine, dans la cadre de ses fonctions politiques. Entourée d’actrices et de chanteuses pop rouées à cet exercice orchestré par Anna Wintour, AOC rejoignait les rangs des étoiles éclairant le théâtre de l’entertainment, où la rivalité en terme de tenues fait rage. Là, entourée de grandes fortunes, elle a choisi de faire de son corps un étendard socialiste avec ces trois mots apposés en lettres rouges dégoulinantes. Si détourner le gala vers une expérience critique de dénonciation des inégalités est un jeu tentant, Ocasio-Cortez s’est piquée à ce court-circuit médiatique. Réussite en demi-teinte.

Pour certain·e·s, elle a affirmé son titre officieux d’ « anticapitalist queen », mais pas pour toustes : elle a reçu en parallèle les foudres de militants Black Lives Matter qui l’accusent de militantisme performatif et de manque d’authenticité. « Si tu veux faire la teuf avec des people, on comprend, mais ce que tu fais là est inexcusable » pouvait-on lire dans certains débats en ligne. Plus sobrement, Vanessa Friedman, éditrice mode en chef du New York Times, décrivait l’allure post-moderne de AOC comme « une proposition compliquée ».

Ceci n’est pas une robe 

Ce style complexe à analyser, cette ambiguïté, la politicienne l’encourage sans peut-être s’en rendre compte : sur un post Instagram dédié, la députée légendait la photo avec la célèbre phrase du théoricien de la communication Marshall McLuhan, « the medium is the message », appuyant l’idée d’un sens véhiculé davantage par le contenant que son contenu. Seulement, le médium auquel elle fait référence ici, à savoir la robe-logo, est plus complexe qu’il n’y paraît. La tenue s’inscrit autant dans une tradition haute couture propre à l’élite américaine, tant par la coupe que par le message de critique socialiste des richesses – oxymore communicationnel ou cheval de Troie stylistique ? 

La dimension d’action politique est, d’un côté, incontestable : la robe, d’apparence conforme au luxe élitiste et opalin, a en réalité été créée par la designer noire et immigrée Aurora James, à qui le monde de la mode, encore marqué par un racisme structurel, ferme les portes. 

Néanmoins, cette robe correspondait aux attentes d’un bal ultra-formel, au prix d’entrée affiché à 35 000 dollars. Ce passing de classe est renforcé par un pretty priviledge et une jeunesse photogénique indéniables, lui permettant de pénétrer, naviguer, mais aussi subvertir les lois induites par l’évènement. Mise en abyme entre celleux qu’elle dénonce et celleux qu’elle rejoint, AOC brouille les pistes entre slogan, meme et pancarte manifestante, via les différents canaux de réception et de références – Instagram, tabloïds, paparazzis.

Dans son article Subcultures or Neo-Tribes? Rethinking the Relationship between Youth, Style and Musical Taste, le sociologue Andy Bennett, explique qu’il est récurrent de trouver des vêtements à slogan dans les groupes sub-culturels ou alternatifs. Dès les années 1980, la pratique glisse vers les créateurices expérimentaux·ales étiqueté·e·s “anti-mode”. On pense à la styliste Katharine Hamnett et son t-shirt « 58% don’t Want Pershing » arboré lors de sa rencontre avec la ministre Margaret Thatcher en 1984. On peut également citer le t-shirt inscrit « Anti-Terrorism » du créateur avant-garde belge Walter Van Beirendonck. Depuis, la pratique a été récupérée par les marques de luxe globales – l’exemple de Dior et son t-shirt à 750 dollars « We should all be a feminist« , citation de l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est parlant. Il déclenche la polémique en 2017, plaçant la problématique de la récupération sur le devant de la scène médiatique… pour ne plus la quitter. Visibilité ou tokenization, les frontières sont fines. Reste donc à savoir comment ce message diffusé par AOC pourrait avoir un impact concret et non déguiser une envie de rejoindre celleux qu’elle côtoie aujourd’hui.

Dans La Révolution du langage poétique, la psychanalyste Julia Kristeva décrivait le langage poétique comme le lieu où le code social est détruit et rénové. Elle mettait toutefois en garde, en ce que cette pratique signifiante perturbant les syntaxes classiques pouvait se diriger vers un « nulle part » et « préserver mutisme et illisibilité ». Dans le cadre politique, peut-on jouer tel un poète surréaliste sur le fil ? Dans l’Amérique post-Trump, les violences sociales sont telles qu’il semble que le temps du badinage poétique soit chose plus complexe que jamais.

Revenons à Marshall McLuhan et son célèbre « Medium is the message« : si, plus que la robe, sa présence sur la plateforme Instagram était le véritable message, cet investissement de l’espace dématérialisé ancrerait la politicienne dans une démarche démocratique. Néanmoins, AOC rejoindrait donc, par son post, la loi esthétisante du média, sa logique du flux constant renouvelé et avide de viralité – ce qui fut la tactique de com’ de Trump.


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